32.


Napoléon lit la lettre que vient de lui faire porter Joséphine. Elle se redresse, quoi qu'elle dise. Ce n'est plus le divorce qui la désespère, mais l'état de ses biens !

Il prise, va jusqu'à la fenêtre. Il se sent mieux depuis quelques jours. L'hiver 1810 est vif, mais le temps est clair. Les jours ont recommencé à allonger.

Il reprend la lettre, la parcourt et, penché, il trace quelques lignes.

« Tu es sans confiance en moi, écrit-il, tous les bruits que l'on répand te frappent ; tu aimes plutôt écouter les bavards d'une grande ville que ce que je te dis ; qu'il ne faut pas permettre que l'on te fasse des contes en l'air pour t'affliger.

« Je t'en veux, et si je n'apprends que tu es gaie et contente, j'irai te gronder bien fort.

« Adieu, mon amie.

« Napoléon »

Joséphine est redevenue ce qu'elle n'a jamais cessé d'être. Une femme qui dépense et qui chante comme une cigale mais qui a l'avidité prudente d'une fourmi. Et qui, maintenant qu'elle a accepté le divorce, évalue ce que contient sa cassette. Comptons.

« J'ai travaillé aujourd'hui avec Estève, le trésorier principal de la Couronne. J'ai accordé 100 000 francs pour 1810, pour l'extraordinaire de la Malmaison. Tu peux donc faire planter tant que tu voudras ; tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé Estève de te remettre 200 000 francs. J'ai ordonné que l'on paierait ta parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi, voilà 400 000 francs que cela me coûte.

« J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile te doit pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires, pour payer tes dettes.

« Tu dois trouver dans l'armoire de la Malmaison 5 à 600 000 francs ; tu peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge.

« J'ai ordonné qu'on te fît un très beau service de porcelaine ; l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très beau.

« Napoléon »

Il relit cette lettre comptable. C'est comme l'article d'un traité de paix. La bataille a eu lieu. On fixe les contributions. Mais ici, c'est le vainqueur qui paie celles du vaincu.

C'est le prix de ma liberté et de ma quiétude. J'ai fait ce que je dois. Pour elle, pour moi.

Il s'assied à sa table de travail. Les bulletins de police que Fouché lui communique répètent inlassablement le même refrain. Celui que chantent les gens qui appartiennent au « parti de ceux qui ont voté la mort du roi ». Il les connaît. Fouché, Cambacérès, et derrière eux tous ceux qui sont sortis des rangs de la Révolution, Murat et bien des maréchaux.

Ils ont été régicides. Ils ont vu rouler la tête de Louis XVI dans le panier. Ils ne veulent pas que j'épouse une Autrichienne, nièce de Marie-Antoinette, qui ferait de moi le neveu par alliance de Louis Capet !

Louis XVI, mon oncle !

Il lit le bulletin de police. « Tandis que toutes les coteries s'agitent dans des questions politiques et dans des intrigues, la population de Paris ne s'occupe guère que de l'augmentation des denrées : elle conserve cependant de fortes préventions contre une princesse autrichienne. »

Ai-je le choix ?

Le tsar, selon Caulaincourt, se dérobe. Alors que Metternich à Vienne et l'ambassadeur Schwarzenberg à Paris parlent clair.

Puis-je attendre le bon vouloir du tsar ? Et d'ailleurs, quelle confiance peut-on avoir en une cour où un fils fait étrangler son père et où un changement de souverain fait un renversement d'alliance, alors qu'à Vienne les empereurs passent mais la politique du cabinet demeure ?

Il hésite. C'est comme au moment d'une bataille, quand il faut choisir de lancer les escadrons sur l'aile gauche ou sur l'aile droite.

Le lundi 29 janvier, Napoléon décide de réunir aux Tuileries un grand Conseil privé.

Il prend place sur l'estrade, face à cette assemblée chamarrée. Il voit à sa gauche les présidents du Sénat et du Corps législatif, les ministres, son oncle le cardinal Fesch, archevêque de Paris, les grands officiers de l'Empire, et, à sa droite, les rois et les reines. Murat est au premier rang, assis à côté d'Eugène. Fouché s'est placé loin de Talleyrand le Blafard.

Avant même qu'ils ne parlent, je devine leurs opinions.

- Je puis, commence Napoléon, épouser une princesse de Russie, d'Autriche, de Saxe, de l'une des Maisons souveraines d'Allemagne, ou bien une Française.

Ils sont tous figés, leurs visages tendus vers moi.

- Il ne tient qu'à moi de désigner celle qui passera la première sous l'Arc de triomphe pour entrer à Paris, ajoute-t-il.

Il tend la main. Que chacun s'exprime.

C'est donc Lebrun qui ose parler le premier. Mais l'archi-trésorier a choisi la prudence. Il est partisan d'une princesse saxonne. Murat, furibond, emporté, dit ce que l'Empereur attend qu'il dise : l'Autrichienne rappellera le souvenir de Marie-Antoinette, la nation la détestait, un rapprochement avec l'Ancien Régime éloignerait les cœurs attachés à l'Empire sans conquérir ceux des nobles du faubourg Saint-Germain. Il faut épouser une princesse russe, conclut Murat.

Murat a parlé fort. Eugène est favorable à l'Autrichienne. Et voici Talleyrand le vénal, le Blafard, qui de sa voix calme approuve Eugène. « Pour absoudre la France aux yeux de l'Europe et à ses propres yeux d'un crime qui n'était pas le sien et qui n'appartient qu'à une faction », dit-il, il faut épouser une Habsbourg. Et Fontanes, le grand maître de l'Université, de surenchérir : « L'alliance de Votre Majesté avec une fille de la Maison d'Autriche sera un acte expiatoire de la part de la France. »

Qu'ils parlent. Qu'ils imaginent que la France va expier, si cela me permet enfin de faire accepter mon Empire, ma dynastie, ma noblesse impériale, par ceux qui continuent d'influencer une part de l'Europe.

« J'ai la mission de gouverner l'Occident », je l'ai écrit à ce pape qui est « dominé par l'orgueil et le faste du monde », et si pour accomplir mon destin je dois épouser une Autrichienne, devenir le neveu de Louis XVI, pourquoi pas ?

Une Habsbourg dans mon lit, une descendante de Charles Quint et de Louis XIV, quel meilleur ventre pour mon fils ? Quelle assurance pour l'avenir ! Et je sais, moi, que rien ne me changera. Je ne serai jamais Louis XVI.

Napoléon se penche, chuchote à Cambacérès, assis près de lui en qualité d'archichancelier :

- On est donc bien joyeux de mon mariage ? J'entends, c'est qu'on suppose que le lion s'endormira ? Eh bien ! l'on se trompe.

Il hoche la tête.

Le sommeil, reprend-il, lui serait aussi doux peut-être qu'à tout autre ! Mais ne voyez-vous pas qu'avec l'air d'attaquer sans cesse je ne suis pourtant occupé qu'à me défendre ?

Il aperçoit tout à coup Fouché qui s'esquive sans avoir pris la parole. Prudent et habile Fouché, partisan comme tous les régicides du mariage russe. Mais préférant rester silencieux. Il devrait savoir pourtant qu'il ne reste que l'Autrichienne.

Il faut, conclut Napoléon, qu'Eugène se rende auprès du prince Charles de Schwarzenberg et obtienne de lui une réponse immédiate concernant cette jeune archiduchesse de dix-huit ans, Marie-Louise.

Pour la première fois, Napoléon s'interroge : belle ?

On ne lui a parlé que de son âge et de son éducation. Il veut savoir, maintenant.

La séance du Conseil privé s'achève. Il entend Lacuée, le ministre de l'Administration de la guerre, lancer à haute voix :

- L'Autriche n'est plus une grande puissance.

Napoléon se lève.

- On voit bien, monsieur, que vous n'étiez pas à Wagram, dit-il avec mépris.

Que savent-ils de la réalité du monde ? Du jeu qu'il me faut jouer ? Le tsar me fait patienter parce qu'il n'ose ouvertement me refuser sa sœur. Je choisis Marie-Louise, mais je ne veux pas rompre avec Alexandre Ier. Encore faut-il que je sois sûr de la réponse autrichienne. Schwarzenberg dispose-t-il des pouvoirs pour engager Vienne sans consulter son empereur et Metternich ?

Eugène, le mardi 6 février, revient de l'ambassade d'Autriche.

Napoléon le dévisage. Eugène ne laisse rien paraître de la réponse de Schwarzenberg. Napoléon interrompt son long récit de l'entrevue avec l'ambassadeur. Oui ou non ? demande-t-il.

Oui, dit Eugène.

C'est donc fait. Napoléon gesticule. Il éclate de rire. Il va et vient à grands pas dans son cabinet de travail. Il serre les poings.

Je les tiens tous. Ils m'ont livré leur archiduchesse. Elle est à moi.

Il convoque Berthier et Champagny. Le contrat de mariage doit être immédiatement établi. Il faut que tout soit fait en quelques jours. On signera un contrat ici, à Paris, et un autre à Vienne, où sera célébré un mariage par procuration. Berthier représentera l'Empereur.

Je veux qu'elle soit ici avant la fin du mois de mars afin que le mariage soit célébré dans les premiers jours d'avril.

Il se tourne vers Champagny.

- Vous viendrez demain à mon lever. Portez-moi le contrat de Louis XVI et l'historique.

Il est dans la continuité des règnes, de Clovis au Comité de salut public. Il est le neveu de Louis XVI.

- Écrivez ce soir au prince Schwarzenberg pour lui donner rendez-vous demain à midi.

Il retient Champagny au moment où celui-ci s'apprête à s'éloigner. Il faut, maintenant que l'on est sûr de tenir le mariage autrichien, se dégager d'Alexandre Ier.

Napoléon prise, jubile. Belle manœuvre en deux temps, comme un piège tendu sur le champ de bataille. On va paraître se rendre d'abord aux arguments avancés par le tsar. Sa sœur Anne est trop jeune, a-t-il dit ? Donnons-lui raison.

Napoléon dicte la lettre que Champagny adressera à Caulaincourt pour Sa Majesté l'empereur du Nord : « La princesse Anne n'étant pas encore réglée, et les filles pouvant rester deux à trois années entre les premiers signes de la nubilité et la maturité, cela ferait plus de trois années sans fécondité. » Ce serait un trop long délai. Et, comme le souligne le tsar, resterait en outre la question religieuse.

Cette première lettre à Alexandre doit partir bientôt.

- Demain au soir, reprend Napoléon, quand vous aurez signé avec le prince Schwarzenberg, vous expédierez un second courrier pour faire connaître que je me suis décidé pour l'Autrichienne.

Il veut, il doit, tout voir, tout contrôler.

- On enverra de Paris le trousseau et la corbeille. Il est inutile qu'on fasse rien à Vienne, dit-il à l'ambassadeur de France en Autriche, Otto.

Il veut voir les fichus, les manteaux de cour, les peignoirs, les bonnets de nuit, les robes, les bijoux, une grande parure en diamants et de nombreux brillants.

Il convoque les artistes. Ainsi seront les chaussures de l'archiduchesse Marie-Louise, précise-t-il.

Il exige qu'Hortense lui donne des leçons de danse.

- Il faut à présent que je devienne aimable. Mon air sérieux et sévère ne plairait pas à une jeune femme. Elle doit aimer les plaisirs de son âge. Voyons, Hortense, vous êtes notre Terpsichore, apprenez-moi à valser.

Il s'y essaie. Il se sent maladroit, ridicule. Il quitte le salon.

- Laissons à chaque âge ce qui lui est propre, dit-il. Je suis trop vieux. D'ailleurs je vois que ce n'est pas par la danse que je dois briller.

Le matin, il se regarde longuement dans le miroir pendant que Constant et Roustam s'affairent autour de lui. Il est bedonnant déjà. Les cheveux sont devenus rares. Il fait appeler Corvisart, et dès que le médecin est entré il l'interroge, sans même le regarder.

Jusqu'à quel âge un homme peut-il conserver sa puissance en matière de paternité ? Soixante, soixante-dix ans ?

Cela se peut, répond prudemment Corvisart.

Cela sera. Mais comment est-elle, cette Autrichienne ? Il ne dispose que de quelques médaillons, d'un dessin représentant Marie-Louise. Il veut parler aux officiers qui l'ont vue à la cour de Vienne. Sa taille ? Son teint ? La couleur de ses cheveux ?

- J'ai de la peine à leur arracher quelques mots, dit-il à Corvisart. Je vois bien que ma femme est laide, car tous ces diables de jeunes gens n'ont pu me prononcer qu'elle était jolie. Je lui vois la lèvre autrichienne, ajoute-t-il en prenant le dessin. Enfin, qu'elle soit bonne et me fasse de gros garçons...

D'un trait de plume, il souligne les noms de ceux qu'il retient pour composer la maison de la future Impératrice. Il faut de la bonne et vieille noblesse et une maison sur le modèle de celle de Marie-Antoinette.

C'est ainsi. Fouché peut bien grogner. Le temps des régicides est fini. Je veux renouer tous les fils.

Le 16 février 1810, à Vienne, a lieu la ratification du contrat de mariage provisoire. La cérémonie du mariage par procuration se tiendra à Vienne le 11 mars. Marie-Louise se mettra en route le 13 mars. Et le mariage sera célébré à Paris, le 1er avril.

Je suis devenu le neveu de Louis XVI et je reste moi.

Mon fils naîtra de l'union de toutes les dynasties, et je suis l'Empereur d'Occident.

Tout est en place. Il pense à Joséphine. Il a fait ce qu'il devait pour elle, mais il ne faut pas que sa présence soit comme une ombre trop pesante. Il faut qu'elle s'éloigne de Paris. Il veut qu'on aménage de toute urgence le château de Navarre, proche d'Évreux. Il faut qu'elle s'y rende. La Normandie n'est pas un exil.

« Mon amie, lui écrit-il, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait pour Navarre. Tu y auras vu un nouveau témoignage du désir que j'ai de t'être agréable.

« Fais prendre possession de Navarre. Tu pourras y aller le 25 mars, passer le mois d'avril.

« Adieu, mon amie.

« Napoléon »

Avril, le mois de mon mariage. Joséphine comprendra.

Il s'enferme dans son cabinet de travail à Rambouillet. Il va écrire sa première lettre à Marie-Louise. Il fait préparer ses plumes et le papier par Méneval, puis commence, déchire le feuillet après quelques lignes. Il doit maîtriser son écriture, la rendre lisible.

Il prend le petit portrait de lui qu'il veut faire porter à l'archiduchesse. Berthier le remettra.

Il recommence à écrire.

« Ma Cousine,

« Les brillantes qualités qui distinguent votre personne nous ont inspiré le désir de la servir et honorer en nous adressant à l'Empereur, votre père, pour le prier de nous confier le bonheur de Votre Altesse Impériale. »

Il s'arrête. Il a la tentation de renoncer. Il préfère la charge à ces ronds de jambe. Il reprend pourtant :

« Pouvons-nous espérer qu'elle agréera les sentiments qui nous portent à cette démarche ? Pouvons-nous nous flatter qu'elle ne sera pas déterminée uniquement par le devoir de l'obéissance à ses parents ? Pour peu que les sentiments de Votre Altesse Impériale aient de la partialité pour nous, nous voulons les cultiver avec tant de soin et prendre la tâche de lui complaire en tout, que nous nous flattons de réussir à lui être agréable un jour : c'est le but où nous voulons arriver et pour lequel nous prions Votre Altesse de nous être favorable.

« Sur ce, nous prions Dieu, ma Cousine, qu'il vous ait en Sa Sainte et Digne garde.

« Votre Bon Cousin

« Napoléon

« À Rambouillet le 23 février 1810. »

C'est cela qu'il veut. Non pas seulement l'obtenir parce qu'elle se soumet à la volonté de son père.

Il n'a jamais aimé que ce qu'il prend, ce qu'il conquiert.

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