10.


Napoléon galope au bord du Niémen, ce 25 juin 1807. Le soleil est à son zénith. Il va être 13 heures.

Tout à coup, derrière un bouquet d'arbres, Napoléon aperçoit au milieu du fleuve le radeau que les sapeurs ont construit dans la nuit et la matinée puis amarré afin qu'il soit maintenu à égale distance des deux rives du Niémen. Il le voit distinctement maintenant, avec ces deux tentes de toile blanche dont il a voulu qu'elles soient richement décorées de guirlandes fleuries et qu'elles comportent des entrées et une sorte de salon. Sur la plus grande, celle où il rencontrera le tsar Alexandre, il voit le « N » gigantesque qui a été peint sur la toile. Un « A » de la même taille doit figurer face à la rive droite.

Il regarde les troupes russes qui se sont amassées sur cette rive du fleuve, puis il tourne la tête vers la ligne des soldats de la Grande Armée qui bordent la rive gauche. Ils lancent leur cri de « Vive l'Empereur ! » si fort, ils hurlent si gaiement, que les mots se chevauchent et qu'on ne les distingue plus. Les voix ne forment qu'une seule et même explosion, aiguë, qui roule entre les rives, joyeuse et légère, irrésistible.

Il se sent allègre. Il regarde derrière lui. Pour cette rencontre, il a choisi cinq officiers qui l'accompagneront sur le radeau : les maréchaux Murat, Berthier, Bessières, Duroc, et le grand écuyer Caulaincourt. Mais il veut être seul en face du tsar, cet héritier d'un empire plusieurs fois séculaire qui enjambe l'Europe pour toucher à l'Orient et à l'Asie. Lui qui a construit le sien de ses propres mains, lui le fondateur, qui n'a pour égal que les conquérants antiques qui sont à l'origine d'une dynastie et ont rassemblé des peuples, lui, face à un Romanov !

C'est la rencontre de deux aigles, celle des Romanov et la mienne, arborée sur le Niémen, après dix ans de victoires.

Jamais il ne s'est senti aussi léger, aussi joyeux, aussi puissant. Il répond aux vivats en soulevant son chapeau, et les cris redoublent. Cet enthousiasme des soldats, il est aussi en lui.

Quand le prince Lobanov lui a rapporté les propos d'Alexandre Ier, il a eu le sentiment d'avoir atteint son but. Qui pourrait désormais menacer dangereusement l'édifice qu'il avait construit ?

Ce Romanov qui accueillait sur ses terres les émigrés français, et parmi eux Louis, frère de Louis XVI, qui se prétendait dix-huitième du nom, cet empereur par héritage parlait à l'Empereur Napoléon. Il lui faisait transmettre l'analyse suivante : « L'union entre la France et la Russie a été constamment l'objet de mes désirs et je porte la conviction qu'elle seule peut assurer le bonheur et la tranquillité du globe. Un système entièrement nouveau doit remplacer celui qui a existé jusqu'ici et je me flatte que nous nous entendions facilement avec l'Empereur Napoléon pourvu que nous traitions sans intermédiaire. Une paix durable peut être conclue entre nous en peu de jours... »

Napoléon s'arrête, marche vers la grande barque qui doit le conduire au radeau.

La brise se lève. Elle pousse dans le ciel bleu des rides blanches comme une gaze qui voile l'éclat du soleil et l'adoucit. Sur le radeau, les tentures sont légèrement soulevées, telles des voiles qui gonflent.

Jamais il n'oubliera cet instant. Jamais les hommes n'oublieront la rencontre des deux empereurs, celui venu d'hier et celui du siècle d'aujourd'hui, lui, Napoléon Ier, Empereur des Français, qui a dû traverser tant de fleuves avec ses armées pour parvenir jusqu'ici.

Il a un sentiment, jamais éprouvé, même au moment du sacre, de plénitude.

Ce ciel, ce fleuve Niémen, ce radeau, ces armées qui se font face, cet empereur qui sur la rive droite se prépare à embarquer pour le rejoindre, tout cela, c'est sa cathédrale, son œuvre. Le fruit de trente-huit années de vie.

Il se sent fier, heureux de son destin.

Il saute dans la grande barque, suivi par les maréchaux et le grand écuyer, et il se tient à la proue. Les rameurs, vêtus de blouses blanches, plongent leurs avirons dans les eaux du Niémen.

Il arrive le premier sur le radeau et il s'avance seul, d'un pas rapide, pour accueillir le tsar dont la barque approche.

Napoléon tend la main et, dans un coup d'œil, évalue cet homme qui a douze ans de moins que lui, qui est responsable de l'assassinat de son père, Paul Ier.

Alexandre grand, son teint rose. Les cheveux châtains, poudrés, dépassent en longs favoris d'un grand chapeau à plumes blanches et noires. Il porte l'uniforme vert à parements rouges de ce régiment Préobrajenski, qui est une sorte de garde impériale. Sur son épaule droite brillent des aiguillettes d'or. Il a l'épée au côté et des bottes courtes qui tranchent sur ses culottes blanches. Le cordon bleu pâle de l'ordre de Saint-André lui barre la poitrine.

Je porte le cordon rouge de ma Légion d'honneur.

Ce tsar a le regard clair, un visage poupin, avenant.

Napoléon l'embrasse. Ils se dirigent côte à côte vers la grande tente.

- Je hais les Anglais autant que vous les haïssez, commence Alexandre.

Sa voix est mélodieuse, son français parfait.

- Je serai votre second dans tout ce que vous entreprendrez contre eux, poursuit-il au moment où ils sont sur le seuil de la tente.

Napoléon soulève le voile.

- En ce cas, tout peut s'arranger, dit-il, et la paix est faite.

Napoléon parle. Il est emporté par une agréable griserie. Jamais son esprit n'a été aussi vif. Il veut convaincre, séduire, entraîner cet empereur dont il est l'aîné, dont il a battu les troupes, qu'il ne veut pas humilier pourtant mais au contraire rallier afin de bâtir avec lui cette Europe à deux faces.

Celle du tsar jusqu'à la Vistule, et la mienne depuis ce fleuve jusqu'à l'ouest.

Il n'y a pas d'autre choix, d'ailleurs. La Prusse ?

Il dit à Alexandre :

- C'est un vilain roi, une vilaine nation, une puissance qui a trompé tout le monde et qui ne mérite pas d'exister. Tout ce qu'elle garde, elle vous le doit.

L'Autriche ? Napoléon ne veut pas l'évoquer, mais il a lu, au moment où il quittait sa résidence de Tilsit pour se diriger vers le Niémen afin d'y rencontrer Alexandre, les dépêches d'Andréossy. L'ambassadeur de France à Vienne rapporte comment les Autrichiens ont espéré la défaite de la Grande Armée, comment ils se sont préparés à intervenir pour l'achever si elle avait été battue, comment la victoire de Friedland a désespéré la cour de Vienne.

Reste la Turquie, mais une révolution de palais vient d'y renverser le sultan Selim III, l'allié de Napoléon.

Napoléon murmure à Alexandre :

- C'est un décret de la providence qui me dit que l'Empire turc ne peut plus exister !

Partageons-nous ses dépouilles.

Il évoque l'Orient, observe Alexandre.

Cet homme paraît sincère. Il est jeune encore. Je le domine. Je veux son alliance mais je ne lui céderai jamais « Constantinople, qui est l'Empire du monde ».

Le temps a passé, plus d'une heure trente. Ils conviennent de se rencontrer demain, vendredi 26 juin, sur le radeau.

Le roi Frédéric-Guillaume de Prusse devrait être présent, dit Alexandre.

Napoléon a un mouvement d'humeur.

- J'ai souvent couché à deux, jamais à trois, dit-il.

Puis il se reprend, offre pour les entretiens suivants que les rencontres aient lieu à Tilsit, ville dont il cédera la moitié aux Russes afin qu'Alexandre puisse y résider.

- Nous parlerons, dit-il.

Puis il ajoute :

- Je serai votre secrétaire et vous serez le mien.

Napoléon prend le bras d'Alexandre et se dirige vers son canot.

Des deux rives montent les vivats des soldats qui regardent la scène.

Cette nuit-là, Napoléon, qui dort dans la grande maison qu'il occupe à Tilsit, a un sommeil entrecoupé de longs moments de veille.

Les feux des soldats de la Garde éclairent la pièce. Il entend une chanson qui, au loin, monte dans la nuit.

L'air est celui d'un refrain qu'entonnent souvent les grenadiers en marchant. La voix, d'abord seule, est rejointe par d'autres, joyeuses, qui reprennent en chœur :

Sur un radeau

J'ai vu deux maîtres de la terre

J'ai vu le plus noble tableau

J'ai vu la paix, j'ai vu la guerre

Et le sort de l'Europe entière

Sur un radeau...

Le sommeil se dissipe. Pourquoi s'ensevelir dans l'oubli et le silence qu'il procure alors que les journées qu'il vit sont les plus pleines de sa vie ?

Il réveille Roustam, fait appeler son secrétaire. Il dicte une lettre pour Fouché : « Veillez à ce qu'il ne soit plus dit de sottises, directement ou indirectement, de la Russie. Tout porte à penser que notre système va se lier avec cette puissance d'une manière stable. »

Il renvoie d'un geste brusque le secrétaire.

Il marche dans la pièce, les mains derrière le dos, à son habitude.

Peut-il faire confiance à Alexandre, à ce Romanov qui, il y a peu, signait avec les Prussiens une convention de guerre à outrance contre la France ? Le tsar est-il l'un de ces hommes doubles comme le sont souvent les héritiers des dynasties ?

Puis-je compter sur sa loyauté ? Sur son alliance contre l'Angleterre ? C'est mon intérêt. Est-ce le sien ?

Je ne peux parier que sur lui.

Napoléon prend la plume. Il veut préciser ses impressions, écrire sans contrainte.

« Mon amie, dit-il à Joséphine, je viens de voir l'empereur Alexandre au milieu du Niémen, sur un radeau où on avait élevé un fort beau pavillon. J'ai été fort content de lui : c'est un fort beau, bon et jeune empereur ; il a de l'esprit plus que l'on ne pense communément. Il vient loger en ville, à Tilsit, demain.

« Adieu, mon amie ; je désire fort que tu te portes bien, et sois contente. Ma santé est fort bonne.

« Napoléon »

Le lendemain, 26 juin, lorsqu'il accueille Alexandre à 12 h 30 sur le radeau, l'homme déjà lui semble familier. Napoléon se sent attiré par ce personnage chargé d'une longue hérédité, et, il ne peut s'en défendre, il est flatté par la sympathie que le tsar semble lui manifester.

Il sait pourtant qu'à Saint-Pétersbourg on ne parlait que de l'« ogre corse », de l'« usurpateur », et comment les salons accueillaient les émigrés, comment l'on avait pleuré le duc d'Enghien, pris le deuil pour ce Bourbon, quelles malédictions on avait appelées sur la tête de ce « jacobin de Buonaparte ».

Et voilà, maintenant, que je prends par le bras l'empereur de Russie, que nous convenons que le mot de passe pour se rendre d'un secteur de Tilsit à l'autre sera, demain, « Alexandre, Russie, Grandeur », et c'est Alexandre qui choisit le mot de passe du surlendemain : « Napoléon, France, Bravoure ».

Chaque jour avec lui l'intimité augmente : revues des troupes, longues conversations, courses dans la forêt.

Je l'étonne, je le séduis, je l'éblouis.

Napoléon dit à Duroc :

- C'est un héros de roman, il a toutes les manières d'un des hommes aimables de Paris.

Mais je lui suis supérieur. Je suis un fondateur d'empire et non un héritier.

Quand ils parcourent à cheval la campagne et les forêts qui entourent Tilsit, Napoléon éperonne sa monture, devance le tsar, puis l'attend.

Il est heureux. Souvent, depuis la seconde rencontre sur le radeau, Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse, les accompagne. Il n'est pas bon cavalier. Il a la mine triste d'un vaincu. Napoléon se moque de sa tenue, marque son mépris.

- Comment faites-vous pour boutonner tant de boutons ? lui demande-t-il.

Il faut pourtant le recevoir, mais comme un homme de trop que l'on n'accepte que parce que l'invité de marque souhaite le voir assis à sa table.

« L'empereur de Russie et le roi de Prusse sont logés en ville et dînent tous les jours chez moi, écrit Napoléon à Fouché. Tout cela me fait espérer une prompte fin de guerre, ce qui me tient fort à cœur par le bien qui en résultera pour mes peuples. »

Mais il écarte Frédéric-Guillaume de toutes ces rencontres qu'il veut amicales et qu'il ménage avec Alexandre, le soir, après dîner.

L'Europe, l'Orient, dit Napoléon. Il montre sur les cartes comment les Empires pourraient s'étendre.

Alexandre se laissera-t-il convaincre que les deux Empires alliés peuvent dominer la plus grande partie du monde ?

Napoléon ne se lasse pas de l'évoquer. Ces conversations, ces dîners, même en présence de Frédéric-Guillaume, l'enchantent. Il se sent l'Empereur des rois.

« Je crois t'avoir dit, écrit-il à Joséphine, que l'empereur de Russie porte grand intérêt à ta santé, avec beaucoup d'amabilité. Il dîne ainsi que le roi de Prusse tous les jours chez moi. »

Il est fier.

Il montre ses grenadiers, fait défiler sa garde impériale, ses cuirassiers aux « gilets de fer ». Il jette de temps à autre un regard vers Alexandre dont il saisit l'expression admirative et inquiète. Ces divisions qui passent sont comme un rempart mouvant qui s'avance, menaçant.

Il faut bien qu'Alexandre accepte l'alliance, reconnaisse la Confédération du Rhin, les royautés de Louis en Hollande et de Joseph à Naples, qu'il admette que Jérôme devienne roi de Westphalie et qu'en somme Napoléon soit l'Empereur d'Occident. D'ailleurs, c'est la Prusse qui paie. La Russie n'abandonne que les îles Ioniennes et Cattaro. Napoléon lui laisse les mains libres en Finlande, en Suède. Et la Russie s'engage à déclarer la guerre à l'Angleterre si celle-ci refuse sa médiation.

Quant à la Prusse, Napoléon a un geste désinvolte de la main. Il faut qu'elle soit punie, qu'elle perde la moitié de ses territoires et de ses habitants.

Il écoute Alexandre plaider la cause de la Prusse, invoquer le désespoir de la reine Louise, si émouvante. Napoléon montre de la main les grenadiers des deux gardes impériales qui se sont rassemblés dans la campagne proche de Tilsit pour un immense banquet. Les hommes ripaillent.

Qu'importe la Prusse ?

Mais cette reine Louise ? dit Alexandre. Elle est arrivée à Tilsit, elle veut voir Napoléon, continue-t-il.

Elle est donc venue, elle aussi, m'implorer, supplier pour son royaume !

Elle qui rêvait de la guerre, qui incitait les officiers prussiens à aiguiser leurs sabres sur les marches de l'ambassade de France à Berlin, elle qu'on dit si belle et qui avait prêté serment d'alliance contre la France sur le tombeau de Frédéric II en compagnie de son époux, ce benêt de Frédéric-Guillaume III, et d'Alexandre.

Ce tsar qui les abandonne tous deux.

Napoléon se rend chez elle, dans la maison du meunier de Tilsit où Frédéric-Guillaume III a été relégué.

Belle, oui, habillée en crêpe blanc brodé d'argent. Le visage aussi blanc que sa robe, royale cependant avec son diadème de perles.

Napoléon la regarde avec ironie. Elle évoque les malheurs de la Prusse, réclame la restitution de Magdebourg à la Prusse, alors que la ville doit revenir à la Westphalie.

- Est-ce du crêpe, de la gaze d'Italie ? demande Napoléon en la félicitant pour sa toilette.

- Parlerons-nous chiffons dans un moment aussi solennel ? s'indigne-t-elle.

Napoléon l'admire pour son art de la négociation et sa détermination. Il l'invite à dîner et confie à Caulaincourt : « On eût dit Mlle Duchesnois dans la tragédie. »

Il ne veut rien céder.

« La belle reine de Prusse doit venir dîner avec moi aujourd'hui », écrit-il à Joséphine.

Il reste quelques secondes sans poursuivre.

La voilà donc, cette souveraine dont toute l'Europe vante les charmes et la volonté, soumise, venant chez moi.

« La reine de Prusse est réellement charmante, poursuit-il ; elle est pleine de coquetterie pour moi ; mais n'en sois point jalouse : je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il m'en coûterait trop cher pour faire le galant. »

Mais il peut laisser croire à la reine Louise qu'elle réussira à le séduire, à le circonvenir.

Elle vient au dîner, vêtue d'un costume rouge et or, portant un turban. Elle est assise entre Alexandre et Napoléon.

Se souvient-elle qu'elle l'appelait le « monstre », le « fils de la Révolution », qu'elle se moquait de lui devant toute la noblesse de Berlin ? Se souvient-elle qu'elle le décrivait laid comme un nabot ? Et qu'elle avait dressé son perroquet à l'insulter ?

Lui se souvient.

- Comment, dit Napoléon, la reine de Prusse porte un turban, ce n'est pas pour faire la cour à l'empereur de Russie qui est en guerre avec les Turcs ?

Elle le toise. Il n'aime pas ce regard, cette voix.

- C'est plutôt, je crois, pour faire ma cour à Roustam, répond-elle en regardant le mameluk de Napoléon.

Il la sent ulcérée. Il lui a refusé Magdebourg, laissée au roi de Westphalie, Jérôme. Elle a tenté de le séduire. Il l'a écoutée dire :

- Est-il possible qu'ayant le bonheur de voir d'aussi près l'homme du siècle et de l'histoire, il ne me laisse pas la liberté et la satisfaction de pouvoir lui assurer qu'il m'a attachée pour la vie ?

Qu'imaginait-elle ? Qu'il confondait coquetterie, sentiments et affaires d'État ? Il n'est pas un autre Frédéric-Guillaume.

- Madame, lui répond-il, je suis à plaindre, c'est un effet de ma mauvaise étoile.

Il rentre en compagnie de Murat, qu'il a vu faire sa cour à la reine. Elle se distrait en lisant « l'histoire du passé », rapporte Murat. Et quand Murat lui a répondu que « l'époque présente offre aussi des actions dignes de mémoire », elle a murmuré : « C'est déjà trop pour moi que d'y vivre. »

Napoléon se tait. Cette femme est restée digne, maîtresse de la conversation, la dominant même, revenant sans cesse au sujet qui l'obsède : Magdebourg.

La belle reine de Prusse à laquelle, malgré tout, il ne fera aucune concession !

Il éprouve le désir de raconter comment, lorsqu'il lui a offert une rose, elle a retiré sa main en disant : « À condition que ce soit avec Magdebourg », ou bien comment il l'a priée de s'asseoir « parce que rien ne coupe mieux une scène tragique, car quand on est assis, cela devient comédie ».

Il écrit à Joséphine.

« Mon amie,

« La reine de Prusse a dîné hier soir avec moi. J'ai eu à me défendre de ce qu'elle voulait m'obliger à faire encore quelques concessions à son mari ; mais j'ai été galant, et me suis tenu à ma politique. Elle est fort aimable. J'irai te donner des détails qu'il me serait impossible de te donner sans être bien long. Quand tu liras cette lettre, la paix avec la Prusse et la Russie sera conclue et Jérôme reconnu roi de Westphalie, avec trois millions de population. Ces nouvelles sont pour toi seule.

« Adieu, mon amie, je t'aime et veux te savoir contente et gaie.

« Napoléon »

Ce sont les dernières heures qu'il passe en compagnie du tsar. Les traités sont signés, la Prusse est dépecée, humiliée. La Russie préservée. Les deux nations s'engagent à agir contre l'Angleterre.

« La plus grande intimité s'est établie entre l'empereur de Russie et moi, écrit Napoléon à Cambacérès, et j'espère que notre système marchera désormais de concert. Si vous voulez faire tirer soixante coups de canon pour l'annonce de la paix, vous êtes le maître. »

Il accompagne Alexandre jusqu'à la barque qui va le conduire sur la rive droite du Niémen. C'est le temps des adieux. Il voudrait que ce moment se prolonge. Il sait trop qu'une fois éloignés de lui les hommes, et le tsar, comme l'un quelconque d'entre eux, échappent à son influence, se dérobent. Et qu'il faudra compter avec le travail de sape des agents de Londres à Saint-Pétersbourg.

Il veut se rassurer, dit à Alexandre :

- Tout porte à penser que, si l'Angleterre ne fait pas la paix avant le mois de novembre, elle la fera certainement quand, à cette époque, elle saura les dispositions de Votre Majesté, et qu'elle verra la crise qui se prépare pour lui fermer tout le Continent.

Peut-il être sûr d'Alexandre ?

Il passe en revue avec lui les régiments de la Garde personnelle du tsar.

- Votre Majesté me permettra-t-elle de donner la Légion d'honneur au plus brave, à celui qui s'est le mieux conduit dans cette campagne ? demande-t-il.

Un grenadier est désigné. Napoléon lui accroche sa Légion d'honneur sur la poitrine.

- Grenadier Lazaref, tu te souviendras que c'est le jour où nous sommes devenus amis, ton maître et moi.

Il étreint Alexandre.

De qui peut-on être sûr ?

Autour de lui, quelques voix s'inquiètent déjà. On ne peut se fier à Alexandre, lui répète-t-on.

Il hésite, convoque le général Savary. Il le fixe. L'homme est un fidèle parmi les fidèles. Il l'a montré au moment de l'arrestation et de l'exécution du duc d'Enghien.

- J'ai confiance dans l'empereur de Russie, lui dit-il, nous nous sommes donné réciproquement des marques de la plus grande amitié après avoir passé ici vingt jours ensemble, et il n'y a rien entre les deux nations qui s'oppose à un entier rapprochement.

Il s'approche de Savary, lui pince l'oreille.

- Allez y travailler.

Savary sera l'ambassadeur de Napoléon à Saint-Pétersbourg. Et il faudra bien que les salons l'acceptent, lui, le général accusé d'être le responsable de la mort du duc d'Enghien.

- Je viens de faire la paix, continue Napoléon. On me dit que j'ai eu tort, que je serai trompé ; ma foi, c'est assez de faire la guerre. Il faut donner le repos au monde.

Il marche autour de la pièce.

- Dans vos conversations à Pétersbourg, ne parlez jamais de la guerre, ne frondez aucun usage, ne remarquez aucun ridicule, chaque peuple a ses usages et il n'est que trop dans les habitudes des Français de rapporter tout aux leurs et de se donner pour modèle, c'est une mauvaise marche...

Il accompagne Savary jusqu'à la porte.

- La paix générale est à Pétersbourg, dit-il, les affaires du monde sont là.

Napoléon quitte Tilsit le 9 juillet à 22 heures. Il a hâte maintenant de retrouver Paris, le cœur de l'Empire. Voilà dix mois qu'il est absent.

Il passe à Königsberg, à Posen. Il s'arrête un jour ici, quelques heures là. Il est impatient devant les réticences des uns, les oppositions des autres.

- Faites connaître aux habitants de Berlin que, s'ils ne paient pas les 10 millions de leur contribution, ils auront une garnison française éternellement, lance-t-il au général Clarke à l'étape de Königsberg.

Ne savent-ils pas qu'il est le vainqueur, l'Empereur des rois ?

Et les Portugais l'ignorent-ils aussi ? Qu'ils ferment leurs ports aux Anglais avant le 1er septembre, écrit-il à Talleyrand sur la route de Dresde, « faute de quoi je déclare la guerre au Portugal et les marchandises anglaises seront confisquées ».

Il ne veut plus, il ne peut plus maintenant tolérer qu'on résiste stupidement. La Prusse, la Grande Russie ont plié ou recherché son alliance, croit-on qu'il va se laisser faire par des Portugais ou des Espagnols ? Ou bien par le pape qui, selon une dépêche d'Eugène de Beauharnais, envisage de le dénoncer ! « Me prend-il pour Louis le Débonnaire ? Je serai toujours Charlemagne dans la cour de Rome ! »

Il arrive à Dresde le vendredi 17 juillet.

La ville est belle, décorée, illuminée. Le roi de Saxe s'incline, l'invite respectueusement aux fêtes qu'il a préparées en son honneur.

Les femmes, parées, font la révérence, accueillantes.

Il s'attarde quelques jours. Il reçoit des délégués polonais, leur présente le roi de Saxe. Voilà le souverain du grand-duché de Varsovie qu'il décide de créer avec les provinces polonaises arrachées à la Prusse. Mais des troupes françaises resteront dans le grand-duché, dont l'Empereur français sera donc le vrai maître. Ce n'est pas la Pologne que les patriotes polonais espéraient, admet-il, mais c'en est peut-être le germe. Et peut-être est-ce déjà trop pour Alexandre, même si le tsar a accepté le principe du grand-duché.

Il pense à Marie Walewska.

Et il écrit à Joséphine.

« Mon amie, je suis arrivé hier à 5 heures du soir à Dresde, fort bien portant quoique je sois resté cent heures en voiture, sans sortir. Je suis ici chez le roi de Saxe, dont je suis fort content. Je suis donc rapproché de toi, de plus de moitié du chemin.

« Il se peut qu'une de ces belles nuits je tombe à Saint-Cloud comme un jaloux, je t'en préviens.

« Adieu, mon amie, j'aurai grand plaisir à te revoir.

« Tout à toi.

« Napoléon »

Il ne veut plus s'arrêter que le temps nécessaire à l'échange des chevaux.

Il traverse Leipzig, Weimar et Francfort.

À Bar-le-Duc, cette silhouette-là, cet homme qui s'avance et qui semble sortir d'un autre monde, oui, cet homme qui l'appelle Sire, qui donne son nom, « de Longeaux », c'était l'un de ses condisciples à l'école militaire de Brienne.

Napoléon se souvient. Il y a vingt-cinq ans.

Il écoute quelques minutes les propos de De Longeaux, puis lui accorde une pension et repart aussitôt pour Épernay.

À 7 heures, le lundi 27 juillet 1807, il arrive à Saint-Cloud.

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