40.


Il se tait. Marie-Louise somnole, assise près de lui dans la voiture. On a déjà passé Meaux, Château-Thierry. On doit arriver en fin de journée à Châlons. Et l'on repartira demain à 4 heures du matin. Il entend le galop des chevaux de l'escorte. Lorsqu'on s'arrête pour changer les chevaux, il descend de la berline. Toute la route est occupée par les voitures du cortège. Il part pour la guerre et jamais cela n'a autant ressemblé au voyage d'un souverain qui s'en va visiter les États de ses alliés.

Il observe Marie-Louise. Elle a le visage détendu d'une femme fatiguée mais heureuse, puisqu'elle va pour la première fois depuis son mariage retrouver les siens à Dresde. Imagine-t-elle que la guerre est pour lui au bout du trajet ? Il pense à Joséphine, qui, lorsqu'il lui a rendu visite secrètement il y aune semaine, s'est accrochée à lui, en larmes, inquiète, pleine, a-t-elle dit, de songes noirs et de cauchemars. Il l'a enlacée, rassurée. Mais il l'a quittée ému.

Il remonte dans la voiture. Il ouvre l'un des portefeuilles. Il commence à lire l'exemplaire du Moniteur de ce jour, samedi 9 mai 1812. On y annonce, comme il l'a exigé, que l'Empereur a quitté Paris pour inspecter la Grande Armée rassemblée sur les rives de la Vistule. Tout à coup, il tremble de surprise et de colère. Le journal publie le premier article d'une étude intitulée Recherches sur les lieux où périt Varus et ses légions. Varus, ce général romain d'Auguste qui fut battu par le Germain Arminius, ce qui obligea Auguste à abandonner la Germanie et la frontière de l'Elbe, et à faire du Rhin le limes de l'Empire. Mauvais présage ou intention de nuire ?

Sur qui peut-il compter vraiment ?

Il aperçoit sur les bords de la route les paysans rassemblés pour le voir passer. Ils sont silencieux, comme les populations de Mayence, de Francfort, de Bayreuth qui regardent le cortège sans manifester.

Croient-ils que je veux la guerre ?

À l'étape de Mayence, il s'approche de Caulaincourt, l'interroge.

- Sans doute Votre Majesté ne veut pas faire la guerre à la Russie pour la Pologne seulement, dit le grand écuyer, mais bien pour ne plus avoir de concurrents en Europe et n'y voir que des vassaux et aussi pour satisfaire sa chère passion.

- Quelle est cette passion ?

- La guerre, Sire.

Caulaincourt est audacieux et bête. Napoléon lui tire l'oreille, lui donne une petite tape sur la nuque.

- Je n'ai jamais fait que des guerres politiques, dit Napoléon, et dans l'intérêt de la France. Elle ne peut rester un grand État si l'Angleterre conserve ses prétentions et usurpe les droits maritimes.

Il veut convaincre de cela les princes, les rois et l'empereur d'Autriche, qu'il va rencontrer à Dresde.

Caulaincourt répète que les souverains sont inquiets. Ils ne veulent pas être privés de leurs droits. Il sera difficile de les persuader d'agir aux côtés de l'Empereur.

Napoléon hausse les épaules.

- Quand j'ai besoin de quelqu'un, je n'y regarde pas de si près, je le baiserais au cul !

Qu'imaginait donc Caulaincourt ?

À Tilsit, à Erfurt, ne me suis-je pas efforcé de séduire Alexandre ? Je recommencerai à Dresde avec les rois et l'empereur d'Autriche.

Il me faut des alliés pour combattre les Russes.

Les Autrichiens vont fournir trente mille hommes commandés par le prince Schwarzenberg. Pourraient-ils me refuser cette contribution alors que je suis l'époux de la fille de l'empereur François Ier ? Il me faut la paix en Allemagne, en Prusse. Et il me faut des contingents de vingt nations, des Croates aux Hollandais, des Italiens aux Bavarois, des Espagnols aux Wurtembergeois.

Il roule la nuit. Les feux qui ont été allumés sur les talus pour éclairer la route font sortir de l'ombre le visage de Marie-Louise. Il la réveille quand la voiture ralentit à l'entrée de Dresde.

Les salves d'artillerie retentissent, couvrant le son des cloches. Les cuirassiers, aux immenses casques, aux uniformes blancs qui forment une haie jusqu'au palais royal, portent des torches. Le roi et la reine de Saxe attendent devant le château.

Il descend. Il aime cet accueil majestueux. Lors du Te Deum qui a lieu le dimanche 17 mai 1812 en présence des princes allemands et des ambassadeurs, il retrouve l'atmosphère qu'il avait connue à Tilsit et à Erfurt, quand les rois et les princes étaient ses courtisans.

Mais il doit les séduire. Il accueille avec respect, le lundi 18 mai, l'empereur d'Autriche François Ier et la reine Marie-Ludovica. Il rend visite au roi de Prusse Frédéric-Guillaume III.

Ils savent, malgré sa bienveillance, qu'il est l'Empereur de tous ces rois.

C'est lui qui, chaque soir, au moment du dîner, conduit le cortège, marchant seul, son chapeau sur la tête. À quelques pas derrière lui s'avance l'empereur d'Autriche donnant le bras à sa fille Marie-Louise. Il est tête nue. Les autres rois et les princes suivent, chapeau bas.

Napoléon préside la table. Il raconte. Il sourit. Il séduit. Il évoque ses souvenirs de la Révolution. Il mesure l'intensité du silence. Il jouit de cette situation extraordinaire. Lui, lieutenant de cette armée de la Révolution, assis là entre ces rois, époux d'une Habsbourg. Il dit que les événements qu'il a connus alors eussent eu une autre issue si « mon pauvre oncle avait montré plus de fermeté ».

Il est le neveu de Louis XVI.

De quoi est-il fier ? De cette alliance qui a fait de lui le parent de ces souverains, ou du destin qu'il a accompli et qui fait de lui un homme d'une autre trempe que ces héritiers ? Il est un César fondateur.

Il parcourt les salons, parlant aux uns et aux autres, puis il entraîne l'empereur François et soliloque. Ce « chétif François » n'a rien à dire !

Au théâtre, avant que la représentation commence, apparaît une inscription accompagnant un soleil éclatant. Il lit : « Moins grand et moins beau que lui ». La salle applaudit.

Croit-on qu'il soit dupe ?

Il hausse les épaules.

- Il faut que ces gens me croient bien bête ! murmure-t-il.

Il chasse le sanglier dans les environs de Dresde. Sur un cheval blanc à housse écarlate chargée d'or, il parcourt les collines qui dominent la ville, devant la foule des princes et des dignitaires qui l'accompagnent, des cuirassiers qui l'escortent.

Le soir, il retrouve Marie-Louise, heureuse comme il ne l'a jamais vue. Elle est au milieu des siens et elle est à lui.

Il lui lit les dépêches qu'il reçoit de Paris et qui, chaque jour, apportent des nouvelles de leur « petit roi ».

Le mardi 26 mai 1812, un aide de camp annonce que le comte de Narbonne vient d'arriver de Russie. Il a vu Alexandre Ier, qui a quitté Saint-Pétersbourg pour s'installer au milieu de ses troupes, à son quartier général de Vilna.

Napoléon reçoit Narbonne, l'écoute tout en marchant à grands pas. Puis il se tait longuement, et tout à coup il parle avec fureur.

- Ainsi, tout moyen de s'entendre devient impossible ! crie-t-il. L'esprit qui domine le cabinet russe le précipite à la guerre ! Vous ne me rapportez que l'aveu et la confirmation des propositions de Kourakine. C'est le sine qua non de la Russie ! Les princes qui sont ici me l'avaient bien dit. Il n'en est pas un qui n'ait reçu des communications à cet égard. On sait que nous avons été sommés de reprendre la route du Rhin. Les Russes s'en vantent, et maintenant la publicité met le comble à l'insulte.

Il s'interrompt quelques secondes.

- Nous n'avons plus de temps à perdre en négociations infructueuses ! lance-t-il.

Il s'enferme. Il écrit. Il faut qu'à l'arrière des troupes, dans l'Empire, le calme règne. Il ordonne qu'on fasse transférer le pape Pie VII de Savone à Fontainebleau. Le Concordat est rompu.

Puis il consulte les cartes, écrit à Davout. « Tout est subordonné à l'arrivée de l'équipage de pont, car tout mon plan de campagne est fondé sur l'existence de cet équipage de pont bien attelé et aussi mobile qu'une pièce de canon. »

Dans les heures qui suivent, il apprend que les Russes ont signé à Bucarest un traité de paix avec les Turcs qu'ils combattaient depuis des mois. C'est un autre signal. Il ne pourra pas compter sur les attaques turques pour affaiblir les troupes d'Alexandre. Soit. Il écrit aussitôt pour désigner l'abbé de Pradt, archevêque de Malines, comme son représentant auprès du gouvernement de Varsovie. Il faut que les Polonais s'engagent dans la guerre contre les Russes.

Tout est en ordre.

Il faut maintenant rejoindre la Grande Armée.

Le jeudi 28 mai, il passe toute la journée en compagnie de Marie-Louise. Il est ému par sa tristesse, les mots qu'elle murmure. Elle est malheureuse, dit-elle.

- Je tâche de me vaincre mais je resterai comme cela jusqu'au moment où je vous reverrai, chuchote-t-elle.

Il doit s'arracher à cette tendresse, à cette douceur, au luxe des palais.

Tout à coup, il se sent las.

Il faut en finir avec cette guerre, pour retrouver Marie-Louise, pour revoir le « petit roi ».

Qui le pousse ainsi en avant, dans la tourmente ?

À 4 heures du matin, le vendredi 29 mai 1812, il se dégage des bras de Marie-Louise. Il s'attarde dans la salle des gardes, l'embrasse encore, puis tout à coup il lui tourne dos.

La berline roule dans la nuit. Il n'est pas 5 heures.

À 11 heures, à Reitenbach, il écrit sa première lettre

« Ma bonne Louise,

« Je m'arrête un moment pour déjeuner. Je profite pour t'écrire et te recommander d'être gaie et de ne pas t'affecter. Toutes les promesses que je t'ai faites te seront tenues. Ainsi notre séparation ne sera que de peu de temps. Tu sais combien je t'aime, il est nécessaire que je sache que tu es bien portante et tranquille.

« Adieu, ma douce amie, mille baisers.

« Nap. »

Puis il repart.

Il roule le jour et la nuit sans descendre de voiture. À 7 heures du matin, il écrit à nouveau.

« J'ai été très vite, seulement un peu de poussière. Je pars pour être ce soir à Posen, où je resterai la journée de demain 31. J'espère que tu m'auras écrit que tu te portes bien, que tu es gaie et raisonnable. »

C'est moi qui les soutiens tous, moi dont le devoir est de conduire les autres.

Moi qui ne peux jamais poser mon arme, moi qui ne peux pas me laisser aller.

Il reprend la plume.

« Il est bon quand je t'expédie des officiers, que Montesquiou, le grand chambellan, leur fasse des présents de quelques bagues de diamants, plus ou moins belles suivant les nouvelles qu'ils t'apporteront.

« Ton père sera parti, ce qui aura augmenté ta solitude.

« Addio, mio dolce amore, mille tendres baisers.

« Nap. »

Il entend les cris de la foule de Posen qui le salue comme le libérateur de la Pologne.

Je n'ai d'autre consolation que la gloire.

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