11.
- Je veux, dit Napoléon.
Il regarde fixement sa sœur Caroline qui, debout, raide, le défie. Elle ne nie pas. Il a hurlé. Elle s'est tue. Comment pourrait-elle réfuter ce qu'elle a délibérément affiché à l'Opéra, aux Tuileries, dans les rues et les salons de Paris, cette liaison avec le général Junot, gouverneur militaire de la capitale ? Et pendant ce temps-là son époux, Murat, chargeait à la tête de la cavalerie, à Heilsberg, à Friedland. Et, maintenant, Murat veut se battre en duel avec Junot !
Ridicule. Ce duel n'aura pas lieu.
Napoléon fait quelques pas. Il serre le pommeau de son épée. Il sent sous ses doigts les arêtes du Régent, cet énorme diamant qu'il a fait sertir sur sa lame impériale. Il a appris la liaison de Caroline et Junot le jour même de son arrivée à Paris. Elle doit cesser immédiatement.
- Je veux, répète-t-il.
Depuis sa première audience, hier, mardi 28 juillet à 8 heures, ici, au château de Saint-Cloud, il a prononcé presque à chaque instant ces deux mots. Il veut, et il n'est plus question que l'on discute ses ordres.
Il a décidé, déjà, de supprimer le tribunat. À quoi sert cette assemblée de bavards qui discutent de projets de loi ?
Il a décidé de changer de ministres. Il veut en finir avec Talleyrand. Il l'a observé, à Tilsit, se conduisant non comme un ministre des Relations extérieures aux ordres de son Empereur, mais comme un prince ayant sa cour, gardant ses distances, le regard ironique. Mais il y a plus grave. Ce ministre est à vendre, toujours.
- C'est un homme à talents, dit Napoléon à Cambacérès en lui annonçant le changement de ministère. Mais on ne peut rien faire avec lui qu'en le payant. Les rois de Bavière et de Wurtemberg m'ont fait tant de plaintes sur sa rapacité que je lui retire son portefeuille.
Il sera vice-Grand Électeur, avec 495 000 francs par an ! Et Champagny le remplacera. Berthier est fait vice-connétable, et Clarke devient ministre de la Guerre.
Je veux.
Il faut tenir les ministres en main. Ce ne sont que des exécutants.
Mais il faut par cet exemple qu'on sache que tout le monde doit se soumettre. Durant ces dix mois d'absence impériale, on a pris de mauvaises habitudes. On a même espéré ici et là voir mourir l'Empereur ! Il en est sûr.
Napoléon regarde Caroline. Il la devine, cette ambitieuse. Il ne lui suffit pas d'être la grande-duchesse de Berg. Si elle s'est emparée du cœur de ce brave Junot, c'est sans doute qu'elle espérait, dans l'hypothèse où Napoléon disparaîtrait, pouvoir compter sur cet amant passionné pour pousser Murat à la tête de l'Empire.
Il y a aussi d'autres petits complots qui se trament dans les salons du faubourg Saint-Germain, ceux de l'ancienne noblesse.
- On s'appelle encore duc, marquis, baron, on a repris ses armes et ses livrées, dit Napoléon à Cambacérès. Il était facile de prévoir que, si l'on ne remplaçait pas ces habitudes anciennes par des institutions nouvelles, elles ne tarderaient pas à renaître.
Il entraîne Cambacérès dans les galeries du château en le prenant par le bras.
- Je veux créer une noblesse d'Empire, l'exécution de ce système est le seul moyen de déraciner entièrement l'ancienne noblesse.
Maintenant il est seul dans ce grand salon du château de Saint-Cloud où la chaleur de ce mercredi 29 juillet 1807 est déjà accablante. L'été est radieux.
Napoléon va et vient à pas lents dans ce château qu'il aime, où il retrouve ses habitudes, l'odeur de la forêt voisine.
Il se regarde dans les miroirs qui décorent les galeries. Il a grossi durant ces dix mois en campagne, loin de France. Son visage est rond. Il a encore perdu des cheveux. Il ressemble à un empereur romain.
Il prend une prise.
L'on joue à Paris, en son honneur, Le Retour de Trajan. Flagorneries, il le sait. On l'y acclame. Les rues sont illuminées.
Il a voulu parcourir les quartiers de la capitale. Il est descendu de voiture au Palais-Royal, il a marché là où autrefois il était enivré par le parfum des femmes.
On le reconnaît. On crie : « Vive l'Empereur ! » Il est pensif tout à coup.
Il n'a pas voulu, malgré les pleurnicheries de Joséphine, retrouver le lit conjugal, la chambre commune abandonnée depuis plusieurs années déjà.
Dès la deuxième nuit, il s'est rendu chez Éléonore Denuelle. Elle est toujours désirable et coquette, mais avec une sorte d'insolence et d'autorité déplaisantes.
Elle a écarté le voile de gaze qui cache le berceau et il a vu l'enfant, le comte Léon, un bébé d'un peu plus de six mois, qui dort.
L'émotion, tout à coup, a envahi Napoléon. Ce fils est le sien, à n'en pas douter. Il le voit, il le sent. Il touche sa tête ronde.
Il se souvient de Napoléon-Charles, de la joie qu'il éprouvait à jouer avec le fils d'Hortense et de Louis sur la terrasse de Saint-Cloud, de cette même sensation de ressemblance qu'il éprouve aujourd'hui.
Il avait souvent dit : « Je me reconnais dans cet enfant... Celui-là sera digne de me succéder, il pourra me surpasser encore. »
La mort a pris Napoléon-Charles. Le destin a imposé sa loi. Le comte Léon ne sera pas mon héritier. Mais si je n'ai pas de fils, à quoi servent toutes ces pierres que j'entasse pour un palais impérial qui sera sans héritier ?
Même ma sœur Caroline anticipe ma mort.
Et ces rues illuminées, ces acclamations, ces courbettes et ces flatteries, et même ce cours de la rente qui flambe, jamais aussi haut depuis le début du règne, 93 francs - que deviendraient-ils à l'annonce de la mort de l'Empereur ?
Il se sent seul dans ce déluge d'hommages qui jaillissent de toutes parts. Il n'est grisé ni par les lampions qui illuminent Paris, le 15 août, pour célébrer la Saint-Napoléon, ses trente-huit ans, ni par les compliments des courtisans.
Il sort dans la nuit d'été, en compagnie du seul Duroc. Il veut se mêler au peuple des promeneurs qui, ce 15 août, jour de fête, se pressent dans les jardins des Tuileries. Personne ne le remarque, mais on acclame son nom, il voit ce peuple désintéressé qui applaudit à ses victoires.
Ce peuple le rassure. Il rit quand Duroc lui rapporte ce mot de Fouché sur le nouveau titre de Talleyrand, vice-Grand Électeur. « Il n'y avait que ce vice-là qui lui manquât, dans le nombre cela ne paraîtra pas », a dit le ministre de la Police générale.
Un univers sépare de ce peuple les Fouché et les Talleyrand !
Il pense à ce qu'il dira le lendemain au Corps législatif. « Dans tout ce que j'ai fait, j'ai eu uniquement en vue le bonheur de mes peuples, plus cher à mes yeux que ma propre gloire... Français, votre conduite dans ces derniers temps a augmenté mon estime et l'opinion que j'avais de votre caractère. Je me suis senti fier d'être le premier parmi vous. »
Il aime ce pays, ce peuple. Il est ému. Il faut qu'il se confie. Il rentre aux Tuileries, et, seul dans son cabinet de travail, il écrit.
« Ma douce et chère Marie,
« Toi qui aimes tant ton pays, tu comprendras avec quelle joie je me retrouve en France, après presque un an d'absence. Cette joie serait entière si tu étais ici, mais je t'ai dans mon cœur.
« L'Assomption est ta fête et mon anniversaire de naissance : c'est une double raison pour que nos âmes soient à l'unisson ce jour-là. Tu m'as certainement écrit comme je le fais en t'envoyant mes souhaits ; ce sont les premiers, faisons des vœux pour que bien d'autres les suivent, pendant beaucoup d'années.
« Au revoir, ma douce amie, tu viendras me rejoindre. Ce sera bientôt, quand les affaires me laisseront la liberté de t'appeler.
« Crois à mon inaltérable affection.
« N. »
Mais il sait bien que les « affaires » ne s'interrompent jamais et que, s'il veut retrouver un jour Marie Walewska, ce sera en volant quelques instants à ses journées d'Empereur. Il songe même parfois que jamais plus elle et lui ne vivront des moments d'intimité aussi paisibles que ceux passés au château de Finckenstein.
Ici, à Paris, les audiences se succèdent, les dépêches s'accumulent et il faut visiter les travaux entrepris au Louvre ou ceux du pont d'Austerlitz. Il faut passer les troupes en revue, écrire au roi de Wurtemberg pour lui confirmer que le mariage entre sa fille Catherine et Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, aura lieu le 22 août.
Il faut constamment être sur ses gardes.
Il apprend que les Autrichiens recrutent de nouvelles troupes. Il convoque Champagny, le nouveau ministre des Relations extérieures. « Je désire que vous écriviez à M. de Metternich une lettre confidentielle, douce, mesurée », mais précise. « Quel esprit de vertige s'est emparé des esprits de Vienne ? direz-vous. Vous mettez toute la population sous les armes, vos princes parcourent les champs comme des chevaliers errants... et le moyen d'empêcher que cela ne tourne en crise ? »
Il est songeur, après le départ de Champagny.
Il a la sensation d'être contraint de courir d'un bout à l'autre de l'Europe pour fermer les portes de la guerre. Elles battent, et, quand l'une est close, l'autre se rouvre et les croisées s'entrechoquent.
L'Autriche s'arme déjà. L'Angleterre masse une flotte devant Copenhague pour contraindre les navires danois à rejoindre l'Angleterre. La Prusse refuse de payer les contributions qu'elle doit. Et le Portugal ne ferme pas ses ports aux marchandises anglaises.
Or, comment étouffer l'Angleterre si le blocus continental n'est pas complet, absolu ?
Il convoque le général Junot.
Il va et vient devant ce compagnon fidèle, connu lors des premiers combats au siège de Toulon. Napoléon lui parle lentement de l'armée de vingt mille hommes dont il a décidé la constitution à Bayonne pour, si le Portugal refuse d'appliquer le principe du blocus, après avoir traversé l'Espagne, occuper Lisbonne et imposer aux Portugais l'interdiction des marchandises anglaises.
Junot, conclut Napoléon, sera nommé général en chef de cette armée.
Il s'arrête devant Junot, qui balbutie :
- Vous m'exilez, qu'auriez-vous fait de plus si j'avais commis un crime ?
Napoléon s'approche encore, donne une tape amicale à Junot, qui fut, aux temps sombres, son aide de camp, son ami, son soutien.
- Tu n'as pas commis de crime, mais une faute, dit-il.
Junot doit s'éloigner de Paris quelque temps pour faire oublier sa liaison avec Caroline Murat.
Junot baisse la tête.
- Tu auras une autorité sans bornes, lui dit Napoléon en le raccompagnant, le bâton de maréchal est là-bas.
Car les troupes, Napoléon en est sûr, devront aller imposer la loi impériale à Lisbonne. La raison ne vient aux rois que lorsqu'ils sont vaincus.
Et comment ne pas réagir, dès lors que l'Angleterre ne renonce pas ?
Dans la chaleur accablante de la fin du mois d'août 1807, alors que s'achève la cérémonie religieuse du mariage entre Catherine de Wurtemberg et Jérôme, roi de Westphalie, Napoléon apprend que des troupes anglaises ont débarqué sur la côte danoise, qu'elles mettent en batterie des pièces de canon pour bombarder Copenhague. « Je ressens une grande indignation de cet horrible attentat », dit Napoléon.
C'est bien le vent de la guerre qui continue de souffler, qui frappe ce coin d'Europe comme il heurte la côte portugaise.
Et il faut faire front, compter sur l'alliance avec « le puissant Empereur du Nord », le tsar, le flatter, lui montrer qu'on est désormais de sa famille.
« Cette union entre Catherine et Jérôme, écrit Napoléon à Alexandre Ier, m'est d'autant plus agréable qu'elle établit entre Votre Majesté et mon frère des liens de parenté auxquels nous attachons le plus grand prix. Je saisis avec un véritable plaisir cette occasion pour exprimer à Votre Majesté ma satisfaction des rapports d'amitié et de confiance qui viennent d'être établis entre nous, et pour l'assurer que je n'omettrai rien pour les cimenter et les consolider. »
Mais que valent l'amitié et la confiance en politique ? Et combien de temps durent-elles ?