35.


Il brandit la lettre. Il a envie de pousser un cri. Il s'approche de Méneval, lui donne plusieurs tapes sur l'épaule, puis lui tire l'oreille. Il veut voir immédiatement le grand maréchal du palais, Duroc. Lorsqu'il est seul, il s'approche de la fenêtre, l'ouvre, et cette douceur de la matinée de juin, ces senteurs de la forêt de Saint-Cloud l'émeuvent tout à coup. Il entend Méneval qui rentre accompagné de Duroc, mais il ne peut bouger. Il reste appuyé à la croisée. Il a serré la lettre dans son poing.

Il ne l'a lue qu'une fois, mais il en connaît chaque mot. Ils ont cette douceur qu'avait la voix de Marie Walewska. Elle murmure que son fils est né le 4 mai, dans le château de Walewice. Il porte le nom d'Alexandre Florian Joseph Colonna. Il a la forme du visage de son père, son front, sa bouche, et les cheveux d'un noir de jais. Elle ne demande rien. Elle est heureuse. Elle attend. Elle espère pour son fils Alexandre.

Il voudrait les serrer contre lui, proclamer sa joie, les présenter à tous, même à Marie-Louise. Où serait le mal ? Il y a plusieurs vies dans sa vie, et il peut toutes les vivre, en protégeant ceux qui l'ont aimé, qu'il a aimés. Il se tourne vers Duroc. Il rit. C'est Duroc qui lui a présenté Marie Walewska, c'est lui qui sera le dépositaire du secret.

Il s'approche du grand maréchal du palais.

- Un fils, dit-il d'une voix forte.

Il veut que Duroc prépare l'installation de Marie Walewska et d'Alexandre à Paris. Il dotera son fils mieux qu'il n'a doté le comte Léon, le premier de ses fils. Mais pouvait-il être tout à fait sûr de Louise Éléonore Denuelle de La Plaigne ? Et il en est allé de même avec sa fille Émilie, dont la mère est Mme Pellapra.

- Deux fils, murmure-t-il, et il rit encore.

Dès que Marie sera installée à Paris, dans l'hôtel de la rue de la Victoire, elle sera présentée à la cour comme issue de l'une de ces familles polonaises qui sont toujours les alliées de la France. Le docteur Corvisart veillera sur elle et l'enfant.

Il marche dans le cabinet de travail. Que de vies dans sa vie ! Il se sent mutilé d'avoir ainsi à en dissimuler certaines. Pourquoi ? Il est comme un grand fleuve qui coule dans des paysages différents, qui côtoie des berges douces ou abruptes. Mais il est toujours le fleuve, de la source jusqu'à l'embouchure.

Il sort d'un pas rapide. Si Marie Walewska était à Paris, il lui rendrait visite régulièrement comme à une amie, comme à la mère de son fils. Et en quoi cela changerait-il la vie de Marie-Louise ?

Il veut l'unité de toutes ses vies. Il ne peut vivre comme si son destin était éclaté en morceaux séparés. Il est un.

Il chevauche en compagnie d'un seul aide de camp jusqu'à la Malmaison. Il retrouve avec émotion jusqu'aux parfums de fleurs. Tout est d'un calme mort qui l'inquiète. Il interpelle un valet de pied qui s'affole en le reconnaissant. Il lui prend le bras, le secoue.

- Où est Joséphine ? Elle n'est pas levée ?

Il est impatient de la voir, inquiet.

- Sire, la voilà qui se promène dans le jardin.

Il aperçoit la silhouette blanche dans sa robe légère, les cheveux relevés sur la nuque. Il a envie de la prendre dans ses bras.

Il court vers elle, l'embrasse.

Il a plusieurs vies.

Il les conserve toutes, toujours aux aguets.

Il ordonne, préside aux Conseils des ministres chaque jour.

Où le mènerait-on s'il se laissait conduire ?

Savary, le ministre de la Police, n'a pas l'habileté et la souplesse de Fouché. Il voit partout des complots jacobins. Il les démantèle, mais, même si je suis l'époux d'une Habsbourg, ce n'est pas les ci-devant que je cherche à favoriser. Je suis le fondateur d'une noblesse et d'une dynastie, et non pas le rameau greffé au vieux tronc de l'Ancien Régime. Je prends la sève des arbres séculaires pour faire croître ma branche.

Il convoque Cambacérès.

- Je ne veux, dit-il, d'autres ducs que ceux que j'ai créés ou que je pourrai créer encore, et dont la dotation aura été accordée par moi. Si je fais quelques exceptions à l'égard de l'ancienne noblesse, ces exceptions sont très restreintes et ne s'appliqueront qu'à des noms historiques qu'il est utile de conserver.

Cambacérès m'écoute, mais a-t-il compris ?

- Donner des appuis à la dynastie présente, faire oublier l'ancienne noblesse, voilà le but que je veux atteindre.

Il descend dans le jardin de Trianon. Par ces temps des grosses chaleurs d'été, cette résidence est la plus agréable.

Il se mêle aux jeux de société qu'aime tant Marie-Louise. Elle s'essouffle rapidement, se laisse tomber dans l'un des fauteuils placés à l'ombre des arbres. C'est une jeune femme au corps vigoureux et pourtant elle manque d'énergie. Lors de la réception à l'Hôtel de Ville, fastueuse, avec feux d'artifice, bals, elle a vite paru lasse. Chez Pauline Borghèse, à Neuilly, elle a semblé s'ennuyer alors que la fête était éclatante, que Pauline, dans son parc, avait reconstitué en trompe-l'œil la perspective de Schönbrunn pour lui plaire. Elle a eu la même attitude à l'Opéra ou lors des parades de la Garde.

Peut-être est-elle marquée par cette fête tragique du 1er juillet, à l'ambassade d'Autriche, chez le prince Schwarzenberg ? Le feu a pris et la grande salle de bal construite en charpente et en toiles vernies, décorée de tulle, de taffetas, de guirlandes de fleurs en papier, s'est embrasée d'un seul coup, les milliers de bougies alimentant l'incendie, et les invités se sont piétinés pour fuir par la seule issue que le feu ne barrait pas.

Napoléon n'a eu que le temps de sortir avec Marie-Louise, de la reconduire jusqu'aux Champs-Élysées, puis il est revenu à l'ambassade. C'était comme un champ de bataille, la même odeur de chair brûlée qu'à Wagram, les corps entassés les uns sur les autres, et parmi eux la belle-sœur du prince Schwarzenberg.

Napoléon a vu les corps nus, déjà détroussés par les pillards qui ont arraché les bagues, les colliers, les boucles, mutilant quand il le fallait.

Horrible fête.

Chaque fois qu'il y pense, il se souvient de ces malédictions, de ces présages tant de fois évoqués dans sa petite enfance.

Il écarte cette pensée. Il rejoint, au milieu des rondes où l'on se moque du prince Borghèse, où l'on court dans les bosquets de Trianon, Marie-Louise, rouge, en sueur.

On est au début août. Ce soir, comme presque chaque soir, il y aura spectacle. Ce jeudi 9, on donnera Les Femmes savantes. Il se penche vers Marie-Louise. Elle préfère les jeux de cirque. Il tend le bras, montre l'amphithéâtre qu'on est en train de construire dans les jardins du Petit Trianon. Ce sont les frères Franconi, des maîtres italiens, qui donneront demain une représentation.

Elle est radieuse. Elle l'embrasse. Elle chuchote. Elle répète plusieurs fois :

- Peut-être.

Il lui prend la main, la serre. Il en est sûr, et ce sera un fils.

Il a plusieurs vies.

Il se lève. Il marche dans les allées. Il a plusieurs vies. Celle-ci commence avec cette jeune femme pleine de lui.

Il retourne vers elle. Il ne faut plus monter à cheval. Il ne faut plus danser, il ne faut plus de grandes fêtes éreintantes, plus de voyages épuisants, mais une vie de cour, calme, paisible, ici à Trianon, à Rambouillet, à Fontainebleau ou à Saint-Cloud. Il la caresse comme une enfant. Des spectacles, des concerts, les jeux qu'elle aime, voilà ce qu'il veut pour elle.

Elle lui saisit les mains. Elle désire qu'il reste près d'elle, toujours.

Il la rassure. Il ne la quittera pas.

Il a besoin pourtant de sentir le vent des courses à cheval, l'odeur des herbes mouillées.

Il chasse le cerf dans les bois de Meudon, dans les forêts de Rambouillet ou de Fontainebleau. Plusieurs fois par semaine, il chasse à courre, à la tête d'une cavalcade qui charge comme un escadron de dragons dans les sous-bois. Il s'élance à midi, il rentre vers 6 heures, ayant changé six fois de cheval.

Il prend un bain puis descend retrouver Marie-Louise, grosse. Il la touche. C'est une autre vie pour lui que cette femme qui porte un enfant, qui s'arrondit. Il est allègre.

« Je ne sais si l'Impératrice vous a fait connaître, écrit-il à François Ier, empereur d'Autriche, que l'espérance que nous avions de sa grossesse acquiert tous les jours de nouvelles probabilités, et que nous avons toutes les sûretés qu'on peut avoir à deux mois et demi. Votre Majesté comprend facilement tout ce que cela ajoute aux sentiments que m'inspire sa fille et combien ces nouveaux liens rendent plus vif le désir que j'ai de lui être agréable. »

Il la comble de cadeaux, d'attentions et de prévenances. Elle porte l'avenir. Il veut être sûr de la rendre heureuse. Il demande à voir Metternich, qui séjourne à Paris. Il apprécie cet homme intelligent qui fait la politique de Vienne et dont il sait qu'il a été l'ardent partisan du mariage de Marie-Louise. Il souhaite que Metternich voie l'Impératrice en tête à tête. Il rit. C'est une exception exorbitante, n'est-ce pas, car elle ne peut rencontrer aucun homme hors de la présence d'un tiers.

Il attend, et, quand Metternich sort de son entretien, il va vers lui.

- Eh bien, avez-vous bien causé ? L'Impératrice a-t-elle dit du mal de moi ? demande-t-il. A-t-elle ri ou pleuré ?

Il fait un geste d'indifférence.

- Je ne vous en demande pas compte, ce sont vos secrets à vous deux, qui ne regardent pas un tiers, ce tiers fût-il même un mari.

Puis il entraîne Metternich dans son cabinet de travail.

- Je ne me brouillerai jamais avec ma femme, dit-il, lors même qu'elle serait infiniment moins distinguée qu'elle ne l'est sous tous les rapports. Ainsi une alliance de famille est beaucoup.

Il prend sur la table un portefeuille, le montre à Metternich.

- Je n'attache plus de prix à l'exécution des articles secrets du traité de Vienne, relatifs à l'armée autrichienne, dit-il. J'ai le désir de plaire à l'empereur François Ier et de lui donner de nouvelles preuves de mon estime et de ma haute considération.

L'empereur d'Autriche sera le grand-père de mon fils. Le rapprochement avec l'Autriche pourrait être la clé de ma politique. L'alliance avec la Russie ?

- Je ne reçois de Russie que des plaintes continuelles, des soupçons injurieux.

Alexandre Ier craint que je ne rétablisse la Pologne. Si j'avais voulu rétablir la Pologne, je l'aurais dit et je n'aurais pas retiré mes troupes d'Allemagne. La Russie veut-elle me préparer à sa défection ? Je serai en guerre avec elle le jour où elle fera la paix avec l'Angleterre.

Sa voix se durcit.

- Je ne veux pas rétablir la Pologne. Je ne veux pas finir mes destinées dans les sables de ses déserts. Mais je ne veux pas me déshonorer en déclarant que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli.

Il pense à Marie Walewska, à ce fils Alexandre, enfant d'une noble polonaise patriote et de lui, l'Empereur.

J'ai plusieurs vies.

- Non, reprend-il, je ne puis prendre l'engagement de m'armer contre des gens qui m'ont témoigné une bonne volonté constante et un grand dévouement. Par intérêt pour eux et pour la Russie, je les exhorte à la tranquillité et à la soumission, mais je ne me déclarerai pas leur ennemi et je ne dirai pas aux Français : il faut que votre sang coule pour mettre la Pologne sous le joug de la Russie.

Il martèle la table.

- Rien au monde ne peut me faire souscrire à un acte déshonorant ; signer ces mots : « La Pologne ne sera pas rétablie », c'est plus que flétrir mon caractère.

Il s'éloigne de la table.

- Il faudrait que je fusse Dieu pour décider que jamais une Pologne n'existera ! Je ne puis promettre ce que je ne puis tenir.

Il revient vers Metternich. Il semble hésiter avant de parler. Voilà des mois qu'il n'a plus prononcé les mots « guerre », « armée ».

- Que l'on ne croie pas, à Saint-Pétersbourg, que je ne suis pas en mesure de faire de nouveau la guerre sur le Continent. J'ai trois cent mille hommes en Espagne, mais quatre cent mille en France et ailleurs. L'armée d'Italie est encore entière. Je pourrais, au moment où la guerre éclaterait, me présenter sur le Niémen avec une armée plus considérable qu'à Friedland.

Il sourit à Metternich. Il ne veut pas la guerre. Mais pourrait-il compter sur Vienne ? Il n'attend pas la réponse de Metternich. Il le prend par le bras, le reconduit.

- L'Impératrice vous aura dit qu'elle est heureuse avec moi, qu'elle n'a pas une plainte à formuler.

Il retient Metternich sur le seuil.

- J'espère que vous le direz à votre empereur, et il vous croira plus qu'un autre.

Il reste seul, pensif.

La guerre à nouveau comme une éventualité en ce plein cœur de l'été 1810, alors que j'attends un fils. Qu'héritera-t-il de moi, lui qui sera le descendant de Charles Quint et de Napoléon ?

C'est pour lui que je dois rendre inattaquable mon Empire. Et celui qui ne prévoit pas est vaincu.

L'Angleterre et la Russie, demain, peuvent s'entendre contre moi. Et sur qui puis-je compter ? Les rois que j'ai faits ne sont rien, Louis vient enfin d'abdiquer du trône de Hollande, mais sans s'entendre avec moi. Et il a fui à l'étranger, lâchement, abandonnant Hortense et ses enfants.

J'écris à Hortense :

« Ma fille, on n'a point de nouvelles du Roi, on ne sait où il s'est retiré et l'on ne conçoit rien à cette lubie. »

Cet homme-là, mon frère, qui m'outrage.

« Un homme auquel j'ai servi de père. Je l'ai élevé avec les faibles ressources de ma solde de lieutenant d'artillerie, j'ai partagé avec lui mon pain et les matelas de mon lit... Où va-t-il ? Chez les étrangers, en Bohême, sous un nom d'emprunt, pour faire croire qu'il n'est pas en sûreté en France ».

J'écris à notre mère : « La conduite de Louis est telle qu'elle ne peut être expliquée que par son état de maladie. »

Mon intention est de gouverner moi-même le pays.

Qu'était devenue la Hollande ? Un entrepôt de marchandises anglaises de contrebande.

« Est-ce que les Hollandais me prendraient pour un grand pensionnaire ? Je ferai ce qui est convenable au bien de mon Empire, et les clameurs des hommes insensés qui veulent savoir mieux que moi ce qui convient ne m'inspirent que du mépris. »

Mépris pour Lucien, mon frère, qui s'enfuit de Rome parce que je décrète qu'elle est française, la deuxième ville de l'Empire, comme j'ai décrété qu'Amsterdam en sera la troisième. Et mon frère veut gagner les États-Unis et tombe entre les mains des Anglais !

Quant à Joseph, incapable de conduire une guerre, sinon pour gêner mes maréchaux qui piétinent et se font battre par les troupes de Wellington !

Rois d'occasion, comme Murat, qui tente de débarquer en Sicile sans m'en prévenir parce que la reine de Sicile est la grand-mère de Marie-Louise et qu'il craint que je ne l'empêche, lui, roi de Naples, de conquérir l'île. Que n'est-il capable, alors que je l'y ai incité maintes fois !

Tous médiocres, et ceux qui ont quelque talent me sont hostiles. Talleyrand, les espions de police en sont persuadés, vient de demander à Alexandre Ier un prêt de 1 500 000 francs - prix des renseignements qu'il fournit à l'ambassade russe. Quant à Bernadotte, il vient de se faire élire prince héréditaire de Suède. Puis-je espérer qu'il ne me fera pas la guerre puisque je ne l'ai pas empêché de devenir suédois ? Je le sens déjà, sous ses déclarations de fidélité, si fier d'être roi, si prêt à tout pour le rester, lui, le mari de Désirée Clary.

Que de vies dans la mienne !

Il revoit Metternich, qui s'inquiète de cette accession d'un maréchal à la dignité de roi, des soupçons qui vont naître à Saint-Pétersbourg.

Napoléon étale devant Metternich sa correspondance avec Charles XII le roi de Suède et avec Bernadotte.

Il n'est pour rien dans la réussite de Bernadotte. Il l'a tolérée.

- Je ne demandais pas mieux que de le voir éloigné de la France. C'est un de ces anciens jacobins avec la tête à l'envers. Mais vous avez raison, je ne devais pas donner de trône à Murat, et même à mes frères. Mais on ne devient sage qu'à la longue.

Il croise les bras.

- Moi, je suis monté sur un trône que j'ai recréé, je ne suis pas entré dans l'héritage d'un autre ; j'ai pris ce qui n'appartenait à personne ; je devais m'arrêter là et ne nommer que des gouverneurs généraux et des vice-rois. Vous n'avez d'ailleurs qu'à considérer la conduite du roi de Hollande pour vous convaincre que les parents sont souvent loin d'être des amis. Quant aux maréchaux...

Il secoue la tête, hausse les épaules.

- Vous avez d'autant plus raison que déjà il y en a qui ont rêvé grandeur et indépendance.

C'est à lui, à lui seul, de préparer l'avenir, de veiller seul sur l'Empire.

Il voit, dans le jardin de Trianon, Marie-Louise qui, entourée de ses dames, applaudit un jongleur.

Il pense tout à coup à Marie-Antoinette, la tante de l'Impératrice, qui vécut ici. Il a devant lui les rapports de police qui signalent des propos souvent hostiles à la « nouvelle Autrichienne ». On a commenté l'incendie lors de la fête à l'ambassade d'Autriche comme un signe des malédictions qu'apportent toujours à la France les femmes de Vienne et l'alliance avec les Habsbourg. On trouve Marie-Louise raide, froide, hautaine.

Que ne partagent-ils son lit !

Elle a tant de chaleur en elle qu'elle ne peut dormir que la fenêtre ouverte, alors que je déteste la fraîcheur des nuits.

Il relit les rapports.

Il faut se méfier des préjugés des peuples. Il ne veut pas que les journaux rapportent des détails ridicules. Il veut voir Savary, ministre de la Police, et le comte de Montalivet, ministre de l'Intérieur. Il faut qu'ils empêchent qu'on « publie tout ce qui viendrait sur moi des correspondances étrangères. Les Allemands sont si connus pour leur niaiserie, qu'ils vont jusqu'à dire que je portais sur ma bouche la pantoufle de Marie-Louise que je ne connaissais pas ! Ce sont des choses qui se recommandent par leur extrême bêtise. Ce sont les journaux de Paris qui doivent dire à l'Europe ce que je fais, et non les gazettes de Vienne ! ».

Il interpelle le comte de Montalivet. Il a connu à Valence cet ancien conseiller au Parlement de Grenoble.

L'une de mes vies, quand j'étais lieutenant d'artillerie.

- Je ne dormirai tranquille, dit-il, que lorsque je serai bien assuré que vous faites votre affaire particulière de vérifier que l'approvisionnement de Paris en blé existe. Il ne m'est aucune mesure susceptible d'influer sur le bonheur des peuples et sur la tranquillité de l'administration que la certitude de l'existence de cet approvisionnement.

Montalivet, comme moi, a vécu 1789. Il faut du pain au peuple, si l'on ne veut pas qu'il vienne en cortège réclamer jusqu'à Trianon le boulanger et la boulangère.

Et il faut aussi de l'argent dans les caisses, du travail dans les manufactures.

À Saint-Cloud, à Trianon, à Fontainebleau, il dicte des décrets pour que la contrebande des marchandises anglaises soit partout traquée. Que l'importation ne soit possible qu'avec des droits de licence représentant 50 pour 100 des marchandises importées. Autant d'argent qui échappera à ceux qui ne respectent pas le blocus continental.

Il dit à Eugène, qui tente de défendre les intérêts italiens, comme Louis avait voulu protéger les commerçants hollandais :

- Mon principe est la France avant tout. Vous ne devez jamais perdre de vue que si le commerce anglais triomphe sur mer, c'est parce que les Anglais sont les plus forts ; il est donc concevable, puisque la France est la plus forte sur terre, qu'elle y fasse aussi triompher son commerce ; sans quoi tout est perdu... L'Angleterre est réellement aux abois, et moi je me dégorge des marchandises dont l'exportation m'est nécessaire et je me procure des denrées coloniales à leurs dépens.

Mais, pour cela, il faut tenir toutes les côtes d'une manière encore plus absolue. Il faut saisir, brûler, à Francfort, à Hambourg, à Amsterdam, à Lübeck, les marchandises de contrebande.

- Vous avez, dit-il à Davout qui commande les troupes d'Allemagne, beaucoup d'officiers d'état-major, faites-les courir. Enfin, je vous charge absolument d'empêcher la contrebande et la navigation anglaises depuis la Hollande jusqu'à la Poméranie suédoise ; faites-en votre affaire.

Mais, il le sait, Davout ne peut pas l'impossible. Depuis le début du mois d'octobre 1810, mille deux cents navires anglais errent dans la Baltique, chargés en marchandises.

Bernadotte leur a fermé les ports suédois. Mais il reste les ports russes. Que fera Alexandre ? Et, s'il les accueille, que dois-je faire ?

Il descend dans le grand salon où il a fait installer le sculpteur vénitien Canova, qu'il a convoqué aux Tuileries. Il connaît cet homme depuis son premier séjour en Italie. Il n'a guère aimé la manière dont Canova l'a représenté, nu, tenant à la main une petite victoire. Mais Canova est le plus grand. Il doit faire un buste de Marie-Louise, et Napoléon assiste aux séances de pose.

Il s'assied. Marie-Louise bouge, s'impatiente.

- C'est ici la capitale du monde, dit Napoléon à Canova, il faut que vous y restiez.

Il apprécie le mouvement des doigts de Canova, ses réponses sans servilité.

- Pourquoi Votre Majesté ne se réconcilie-t-elle pas avec le pape ? demande Canova.

- Les papes ont toujours empêché que la nation italienne ne se relevât. C'est l'épée qu'il vous faut !

Marie-Louise tousse. Canova parle d'imprudence puisque l'Impératrice est enceinte.

- Vous voyez comme elle est, dit Napoléon. Mais les femmes veulent que tout se passe à leur fantaisie... Moi, je lui dis toujours de se soigner. Et vous, êtes-vous marié ?

Il écoute à peine Canova parler de sa liberté.

- Ah, femmes, femmes..., répète Napoléon.

Marie-Louise l'étonne, comme l'ont surpris, chacune à leur manière, Joséphine et Marie Walewska.

Il voit Hortense qui vient parler de sa mère. Joséphine craint qu'elle ne soit condamnée à l'exil, non pas seulement loin de Paris, mais hors de France.

Il ne le veut pas. Il a plusieurs vies qui devraient se côtoyer, se mêler. Mais Marie-Louise ne peut comprendre ce désir.

- Je dois penser au bonheur de ma femme, dit-il à Hortense. Les choses ne se sont pas arrangées comme je l'espérais. Elle est effarouchée des agréments de votre mère et de l'empire qu'on lui connaît sur mon esprit. Je le sais, à n'en pas douter.

Il s'arrête de marcher. C'est l'automne. Dans le parc du château de Saint-Cloud, les jardiniers entassent ici et là des feuilles mortes. Des fumerolles s'élèvent aux limites de la forêt aux couleurs rousses. Ils ont commencé à brûler les feuilles tombées.

- Dernièrement, reprend-il, je voulus aller me promener avec elle à la Malmaison. J'ignore si elle crut que votre mère y était, mais elle se mit à pleurer et je fus obligé de changer de direction.

Cela me paraît si naturel et si simple de faire se croiser mes différentes vies. Quand donc viendra ce temps où les hommes et les femmes ne seront plus prisonniers de leurs préjugés ?

- Quoi qu'il en soit, continue-t-il, je ne contraindrai l'Impératrice Joséphine en rien. Je me souviendrai toujours du sacrifice qu'elle m'a fait. Si elle veut s'établir à Rome, je l'en nommerai gouvernante. À Bruxelles, elle peut encore y tenir une cour superbe et faire du bien au pays. Près de son fils et de ses petits-enfants, elle serait mieux encore et plus convenablement. Mais...

Il écarte les mains. Il sait bien qu'elle ne veut rien de tout cela !

- Écrivez-lui que, si elle préfère vivre à la Malmaison, je ne m'y opposerai pas.

Rentré au château, il écrit à la hâte quelques lignes à Joséphine.

« Mon opinion était que tu ne peux être l'hiver convenablement qu'à Milan ou à Navarre ; après cela, j'approuve tout ce que tu feras, car je ne veux te gêner en rien.

« Adieu, mon amie ; l'Impératrice est grosse de quatre mois, et nomme Madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France. Sois contente et ne te monte pas la tête. Ne doute jamais de mes sentiments.

« Napoléon »

Il garde son affection pour Joséphine, et il est attaché à Marie-Louise, qui l'émeut.

Il la suit dans cette longue galerie du château de Saint-Cloud. Elle a une démarche lourde. Il s'exclame :

- Voyez comme sa taille grossit !

Il avance à ses côtés dans la foule des dignitaires rassemblés dans la chapelle du château de Saint-Cloud. Il voit Marie-Louise qui distribue aux mères des enfants qui vont être baptisés ce dimanche 4 novembre 1810 des médaillons entourés de diamants. Il y a vingt-six enfants, dont Charles-Louis-Napoléon, le fils de Louis et Hortense, et le fils de Berthier - tous enfants de princes et de rois -, qui vont être tenus sur les fonts baptismaux par l'Impératrice et l'Empereur.

Ce fils d'Hortense 1 , ce petit-fils de Joséphine, qui devient le filleul de ma seconde épouse, pour qui j'ai répudié Joséphine !

Et je vais être le père d'un fils né d'une Habsbourg.

Il annonce à la foule des invités la grossesse de Marie-Louise. On l'acclame.

Il dicte une lettre à l'empereur d'Autriche pour lui notifier officiellement la nouvelle.

« J'expédie un de mes écuyers pour porter à Votre Majesté impériale la nouvelle de la grossesse de l'Impératrice sa fille. Elle est avancée de près de cinq mois. L'Impératrice se porte très bien et n'éprouve aucune des incommodités attachées à son état. Connaissant tout l'intérêt que Votre Majesté nous porte, nous savons que cet événement lui sera agréable. Il est impossible d'être plus parfaite que la femme que je lui dois. Aussi je prie Votre Majesté d'être persuadée qu'elle et moi nous lui sommes également attachés. »

Il s'immobilise. Il écoute la plume du secrétaire courir sur le papier.

Méneval lui présente le texte à signer.

Il trace d'un geste vif son nom.

Quel roman que ma vie !




1- Charles-Louis-Napoléon, le futur Napoléon III.

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