14.
Napoléon commence à fredonner. La voiture vient à peine de quitter la cour du château de Fontainebleau, ce lundi 16 novembre 1807, et il est déjà joyeux. Il retrouve les paroles de cette chanson que souvent les soldats, quand il passe devant eux, avant la bataille, entonnent :
Napoléon est Empereur
V'là ce que c'est que d'avoir du cœur !
C'est le fils aîné de la valeur
Il est l'espérance
Et l'appui d' la France...
Il rit, pince l'oreille de son secrétaire assis dans la berline.
Il se sent rajeuni, débarrassé de ce poids qu'est la présence larmoyante de Joséphine.
Elle n'a pas pu lui donner un fils. Elle a porté ses enfants avant de le rencontrer. Est-ce sa faute à lui ? N'est-il pas légitime qu'il veuille qu'un fils lui succède ? C'est l'exigence de sa dynastie, de sa politique.
Il va résoudre cette question, puisqu'elle est déjà réglée dans sa tête. Sera-ce une princesse allemande, Charlotte de Bavière, ou bien une grande-duchesse russe ?
Il rit à nouveau, reprend le refrain :
Il lui rendra tout' sa splendeur
V'là ce que c'est que d'avoir du cœur !
Il a l'impression d'aller vers une nouvelle jeunesse.
Il se penche. Il aime cette route qui par le Bourbonnais conduit à Lyon, Chambéry, Milan. C'est le chemin de l'Italie, le pays où son destin s'est joué, à Lodi, à Arcole, à Marengo. Là, il a prouvé ce qu'il pouvait devenir. Là, à Campoformio, il a commencé à dessiner une nouvelle carte de l'Europe. Il va à la rencontre de sa jeunesse glorieuse, mais il est devenu empereur et roi, et il va rassembler autour de lui tous ces souverains qu'il a couronnés, qui sont ses vassaux.
Il fredonne :
C'est notre nouveau Charlemagne
Qui fait le bonheur des Français.
Il est heureux d'être seul, enfin, comme un jeune empereur de trente-huit ans auquel tout est promis, tout est permis.
On l'acclame lorsque, le dimanche 22 novembre, il entre dans la cathédrale de Milan pour assister au Te Deum.
Le soir, à la Scala, la salle n'en finit plus de l'applaudir et de crier.
Il regarde les femmes, il fait baisser les yeux des hommes. Il réunit les ministres, il donne des ordres à Eugène de Beauharnais, vice-roi. Il se rend au chevet d'Augusta de Bavière, cette épouse qu'il lui a donnée.
Il marche lentement dans les rues de Milan. Il aime ces acclamations, puis les hommages qu'il reçoit lorsqu'il accorde des audiences. Il se sent plus heureux qu'à Paris. Il est dégagé des liens qui parfois, en France, l'entravent. Ici, il est empereur et roi. Là-bas, Talleyrand, Fouché, Joséphine, ses sœurs se souviennent qu'il n'a été jadis que Bonaparte et qu'ils ont contribué à sa gloire. Joséphine est ce passé. Et il veut vivre l'avenir.
Il lui écrit, quelques lignes qu'il trace à la hâte.
« Je suis ici, mon amie, depuis deux jours. Je suis bien aise de ne pas t'avoir emmenée ; tu aurais horriblement souffert au passage du Mont-Cenis, où une tourmente m'a retenu vingt-quatre heures.
« J'ai trouvé Eugène bien portant : je suis fort content de lui. La princesse Augusta est malade ; j'ai été la voir à Monza ; elle a fait une fausse couche ; elle va mieux.
« Adieu, mon amie.
« Napoléon »
Il pleut sur la vallée du Pô, mais quelle importance ? Il reconnaît ces collines, ces peupliers bordant le lavis des rivières, ces villes, Brescia, Peschiera, Vérone enfin.
La foule se presse le long des routes, elle s'agglutine dans les rues, devant le théâtre de Vérone, où il se rend en compagnie d'Élisa, princesse de Lucques, de Joseph, roi de Naples, du roi et de la reine de Bavière.
Il suffit d'un regard à leur fille. Charlotte est laide. Que n'a-t-il épousé Augusta !
Dans la chambre du château de Stra, proche de Padoue, où il passe la nuit du samedi 28 novembre, il reçoit les dépêches de Paris. Dans les journaux, on évoque encore, de manière détournée, la répudiation de Joséphine.
Il enrage. Qu'on écrive à Maret, son secrétaire d'État, et qu'on fasse partir ce courrier immédiatement :
« Je vois avec peine, par vos bulletins, que l'on continue toujours à parler de choses qui doivent affliger l'Impératrice et qui sont inconvenantes sous tous les points de vue. »
Il ne faut pas que l'on persécute cette femme qu'il aima et qu'il quittera à l'heure qu'il aura choisie.
Il dort mal, irrité. Il donne ses ordres d'une voix cassante. Les acclamations, dans le petit port de Fusine, l'irritent, et il monte, tête baissée, les mains derrière le dos, à bord de la frégate qui doit le conduire à Venise.
Il fait beau. Une brise pousse le navire qui avance entouré de la flottille de l'Adriatique.
Tout à coup, il voit le Grand Canal, la basilique San Giorgio, la douane de mer, et cette multitude d'embarcations, de gondoles fleuries, qui se dirigent vers la frégate. Les cris, les fanfares l'accueillent au moment où il débarque sur la Piazzetta.
Il est 17 heures, le dimanche 29 novembre 1807.
La joie en lui emporte tout. Il s'installe au palazzo Balbi, sur le Grand Canal. Il assiste, de sa fenêtre, au jeu des forces. Il est le souverain de l'une des plus vieilles républiques du monde, le successeur du doge. Il se rend au théâtre de la Fenice, entouré des généraux qui ont avec lui fait la campagne d'Italie. Les rois et les reines l'entourent.
Il veut tout voir, les canaux, les lagunes, les palazzi, la bibliothèque.
Il ordonne qu'on place désormais les sépultures hors de la ville, dans une île, et non dans les églises, où elles risquent de contaminer la ville. Il arpente la piazza San Marco. Il aime ce décor de théâtre. Il veut qu'on l'éclaire.
Debout à la fenêtre du palazzo Balbi, il attend qu'une femme vienne le retrouver, comtesse vénitienne aux longs cheveux qu'il a remarquée au théâtre de la Fenice.
Il la possède. Il possède le monde. Il a le sentiment que rien ne peut lui résister.
Le matin, avant de quitter Venise, il signe les décrets qu'il a pris à Milan et qui renforcent le blocus continental. Puisque l'Angleterre exige des navires neutres qu'ils abordent chez elle avant de toucher l'Europe, il a décidé que ceux qui se plieront à cette loi seront considérés comme anglais, et leurs marchandises de cargaison de bonne prise.
Si l'on veut régner, il faut imposer sa loi.
Il écrit à Junot, dont les troupes viennent d'entrer dans Lisbonne : « Vous faites comme les hommes qui n'ont point l'expérience des conquêtes, vous vous bercez de vaines illusions : tout le peuple qui est devant vous est votre ennemi... et la nation portugaise est brave. »
Il faut plier les hommes à sa volonté.
Il se répète cette phrase assis devant une grande table ronde dans la forteresse de Mantoue, où il est arrivé le dimanche 13 décembre.
Il fait étaler devant lui une carte d'Espagne. Il étudie le relief, place avec soin les épingles de couleur qui dessinent le trajet que prendront les troupes s'il décide de plier l'Espagne, de la soumettre à sa loi, de remplacer ces Bourbons incapables et veules.
Il entend la porte qui se ferme. Il s'impose de ne pas relever la tête, alors qu'il sait que son frère Lucien, Lucien le rebelle, vient d'entrer dans cette pièce, arrivant de Rome où il continue de vivre avec cette madame Alexandrine Jouberthon, qu'il refuse de quitter.
Il faut plier les hommes à sa volonté.
Lucien doit divorcer, rentrer dans la famille impériale comme l'a fait Jérôme, parce que c'est l'intérêt dynastique, que sa fille Charlotte peut être mariée à Ferdinand, le prince des Asturies.
Napoléon se lève enfin.
L'émotion le submerge. Voilà des années qu'il n'a pas vu Lucien, ce frère qui, le 18 Brumaire, l'a peut-être sauvé des stylets, mais qui depuis s'oppose à lui. Il l'embrasse, le serre contre lui.
- Eh bien, c'est donc vous... Vous êtes très bien ; vous étiez trop maigre, à présent je vous trouve presque beau.
Napoléon prend une prise de tabac.
- Je suis bien aussi, ajoute-t-il, mais j'engraisse trop, et je crains d'engraisser davantage.
Il écoute à peine Lucien, qui parle de sa femme, de son honneur, de la religion, de ses devoirs.
- Et la politique, monsieur ? s'exclame-t-il. Et la politique ?.. La comptez-vous pour rien ? Vous dites toujours votre femme... Je ne l'ai jamais reconnue, je ne la renconnaîtrai jamais... Une femme qui est entrée malgré moi dans ma famille, une femme pour laquelle vous m'avez trompé... Je sais bien que vous m'avez été utile au 18 Brumaire...
Il s'interrompt.
- Ce que je veux, c'est un divorce pur et simple.
Il regarde longuement Lucien, mais celui-ci ne baisse pas les yeux.
- À mes yeux, Sire, murmure-t-il, séparation, divorce, nullité de mariage et tout ce qui tiendra à une séparation de ma femme, me paraît déshonorant, pour moi et mes enfants, et je ne ferai rien de pareil, je vous en assure...
- Écoutez-moi bien, Lucien, pesez bien toutes mes paroles. Surtout ne nous fâchons pas.
Il marche dans la pièce, respire bruyamment.
- Je suis trop puissant pour vouloir m'exposer à me fâcher. Mais...
Il revient vers Lucien.
- Si vous n'êtes pas avec moi, je vous le dis, l'Europe est trop petite pour nous deux.
Une bûche s'effondre dans la cheminée dans un grand craquement.
Napoléon prise à nouveau. Ce frère qui résiste l'irrite et le fascine.
- Moi, je ne veux pas de tragédies, entendez-vous ? dit-il.
Il faut se maîtriser, raconter, parler de Joséphine, « cette femme-là qui pleure toutes les fois qu'elle a une mauvaise digestion ». Il a déjà dit cela à Duroc, mais il faut que Lucien apprenne que l'Empereur lui-même est décidé au divorce.
- Je ne suis pas impuissant comme vous le disiez tous, continue Napoléon. Je suis amoureux. Mais toujours subordonnément à ma politique, qui veut que j'épouse une princesse, quoique je préférerais bien couronner ma maîtresse. C'est ainsi que je voudrais vous voir pour votre femme.
- Sire, je penserais comme Votre Majesté si ma femme n'était que ma maîtresse.
- Allons, allons, je le vois bien, vous êtes incorrigible !
Il pose la main sur l'épaule de Lucien.
- Vous devriez rester avec moi ces trois jours : je vous ferai dresser un lit auprès de ma chambre à coucher.
Lucien secoue la tête. Il parle de la maladie de l'un de ses enfants.
- Eh bien, partez, puisque vous le voulez, et tenez-moi parole.
La nuit a passé.
Cette discussion l'a davantage épuisé qu'une nuit de bataille.
Irréductible Lucien ! Mon frère qui ne plie pas. Est-ce de ma famille que surgiront toujours les résistances les plus farouches ?
Il veut expliquer. Il écrit à Joseph, cet aîné qu'il a fait roi de Naples et qui l'a si souvent déçu.
« Mon frère, j'ai vu Lucien à Mantoue, j'ai causé avec lui pendant plusieurs heures. Ses pensées et sa langue sont si loin de la mienne que j'ai eu peine à saisir ce qu'il voulait. Il me semble qu'il m'a dit qu'il voulait envoyer sa fille aînée à Paris, près de sa grand-mère... J'ai épuisé tous les moyens qui sont en mon pouvoir de ramener Lucien - qui est encore dans sa première jeunesse1 - à l'emploi de ses talents pour moi et la patrie ; je ne vois point ce qu'il pourrait actuellement alléguer contre ce système. Les intérêts de ses enfants sont à couvert ; ainsi, j'ai donc pourvu à tout... Le divorce une fois fait avec Mme Jouberthon... qu'il veuille vivre avec elle non comme avec une princesse sa femme, et dans une telle intimité qu'il lui plaira, je n'y mettrai point d'obstacle. Car c'est la politique seulement qui m'intéresse. Après cela, je ne veux point contrarier ses goûts et ses passions. Voilà mes propositions. Qu'il m'envoie une déclaration que sa fille part pour Paris et qu'il la met entièrement à ma disposition, car il n'y a pas un moment à perdre, les événements pressent et il faut que les destinées s'accomplissent. »
C'est le jeudi 24 décembre 1807. Il part de Milan pour Paris à 6 heures du matin.
1- Il est né en 1775, il a donc trente-deux ans.