21.
Il jette la lettre de Joseph sur la table où sont déployées les cartes, dans cette pièce du château de Chamartín qu'il utilise comme cabinet de travail. Le brasero placé près de la table rougeoie. Napoléon reprend la lettre. Tout l'irrite, dès les premières lignes de son frère.
« Sire, écrit Joseph, la honte couvre mon front de ne pas avoir été consulté avant la promulgation des décrets du 4 décembre, après la prise de Madrid.
« Je supplie Votre Majesté de recevoir ma renonciation à tous les droits qu'elle m'avait donnés au trône d'Espagne. Je préférerai toujours l'honneur et la probité au pouvoir acheté si chèrement. »
Napoléon serre la lettre dans son poing.
Qu'a-t-il acheté, Joseph ? Il n'a pas versé son sang ! Il n'a même pas été capable de donner un ordre efficace ! Et quel général lui obéirait, quel grognard le respecterait ? Il restera sur le trône d'Espagne autant qu'il le faudra. D'ailleurs, il n'abdiquera pas ! Trop attaché à son titre !
Napoléon fait quelques pas, retourne vers la table. Il place sa main à plat sur la carte d'Espagne qui s'y trouve déployée.
Celui qui décide, celui qu'on respecte, est celui qui se bat.
Il se penche. Il faut d'abord chasser l'Anglais, le prendre en tenaille. Moore cherchera à rembarquer ses troupes dans un port de Galice, ou à Lisbonne. Et il faut le détruire avant. Et, pour cela, Napoléon doit reprendre l'armée en main.
Il convoque Berthier.
- Qu'on fusille les pillards, lance-t-il aussitôt.
Il montre à Berthier une supplique qui l'invite à gracier deux voltigeurs surpris avec des objets de culte dérobés à une église de Madrid. Ce sont de bons soldats, affirme leur colonel, qui méritent qu'on les gracie.
- Non. Le pillage anéantit tout, dit Napoléon en marchant dans la pièce, même l'armée qui l'exerce. Les paysans désertent, cela a le double inconvénient d'en faire des ennemis irréconciliables qui se vengent sur le soldat isolé et qui vont grossir les rangs ennemis à mesure que nous les détruisons, cela prive de tous renseignements, si nécessaires pour faire la guerre, et de tout moyen de subsistance.
- Qu'on les fusille, répète-t-il, les dents serrées.
C'est le prix de la discipline.
Il entraîne Berthier vers la carte. Lannes, montre-t-il, assiège Saragosse. Gouvion-Saint-Cyr vient de battre les Espagnols du général Reding à Molinas del Rey.
- Nous sommes maîtres de la Catalogne, des Asturies, de la Nouvelle et de la Vieille-Castille.
Mais il faut écraser Moore et ses Anglais, donc se lancer à leur poursuite et ne leur laisser aucun répit.
- Il sera difficile qu'ils échappent, et ils paieront cher l'entreprise qu'ils ont osé former sur le Continent.
Il va jusqu'à la fenêtre. Le temps est d'un bleu limpide. Il veut passer en revue toute l'armée, entre le château de Chamartín et Madrid, puis on se mettra en marche avec Ney et Soult, Duroc et Bessières.
Il regarde vers le nord, la ligne noire de la sierra de la Guadarrama. Il faudra à nouveau la franchir, non plus au col de Somosierra, mais par un passage plus méridional et moins élevé.
Le 22 décembre, il écrit à Joséphine.
« Je pars à l'instant pour manœuvrer les Anglais, qui paraissent avoir reçu leurs renforts et vouloir faire les crânes. Le temps est beau ; ma santé, parfaite ; sois sans inquiétude. »
Dans la matinée du jeudi 22, il consulte les dernières dépêches que viennent d'apporter les aides de camp de Soult. Il s'étonne.
- La manœuvre des Anglais est extraordinaire, dit-il. Il est probable qu'ils ont fait venir leurs bâtiments de transport au Ferrol, pensant qu'il n'y avait pas de sûreté pour eux à se retirer sur Lisbonne.
Il va vers la fenêtre.
- Toute la Garde est déjà partie, dit-il. Probablement le 24, ou le 25 au plus tard, nous serons à Valladolid.
Mais, pour cela, il faut marcher et courir les routes à en crever.
Il va vers le perron du château.
Il est 14 heures.
Il éperonne son cheval, mais, après quelques dizaines de minutes de course, il se redresse. Le temps change. Un vent glacé souffle en rafales. Le sommet de la sierra de la Guadarrama disparaît dans des nuages d'un gris-noir.
Il aperçoit, au pied de la sierra, des soldats qui piétinent en désordre au milieu des chevaux et des caissons d'artillerie. Ils sont noyés dans une tourmente de neige. Les bourrasques l'aveuglent. Il est contraint de mettre pied à terre dans la foule qui, malgré la Garde qui tente de la repousser, l'enveloppe.
On ne s'arrête pas pour une tempête de neige, murmure-t-il. On passe.
Il écoute, le visage baissé, les explications que les officiers lui donnent. La route du col est balayée par un vent violent qui a poussé plusieurs hommes dans les précipices. Les chevaux ont glissé sur le verglas. Les canons ont dégringolé sur la pente. La neige, le gel rendent la marche en avant impossible. On ne peut pas traverser.
On doit passer.
Il lance d'une voix forte ses ordres. Que les hommes d'un même peloton se tiennent par le bras pour résister aux coups de vent. Que les cavaliers mettent pied à terre et avancent de la même manière.
Il faut toujours payer avec soi-même.
Il prend le bras de Duroc et de Lannes. Que l'état-major forme des pelotons.
- En avant ! crie-t-il.
Une lieue et demie à parcourir jusqu'au sommet. Il tire, courbé. On le pousse. Il pousse. Il est un homme comme un autre, mais il sait ce qu'il veut. Pourquoi il marche.
À mi-pente, dans la neige, il faut s'arrêter. Les bottes à l'écuyère empêchent d'avancer. Il monte à califourchon sur un canon. Il passera. Les généraux et les maréchaux l'imitent.
- Foutu métier ! lance-t-il, le visage glacé, les yeux obscurcis par la neige.
Il entend des voix rageuses qui montent de la foule des fantassins.
- Foutez-lui un coup de fusil, une balle dans la tête, à cette charogne !
Jamais avant cette nuit il n'a entendu ces cris de haine contre lui. Il ne tourne même pas la tête. Qu'on le menace, qu'importe. Qu'on le tue, pourquoi pas ! Si le destin le veut ! Il ne craint pas ces hommes que la fatigue et le froid rendent fous.
Il est parmi eux. Ils n'oseront pas tirer sur leur Empereur. Mais il sent sourdre en lui une inquiétude.
Est-ce ici, dans cette Espagne, au cours de cette « malheureuse guerre », que se nouent les fils de ma destinée en un « nœud fatal » ?
Il courbe la tête sous la tempête. Il pense à tous ces hommes illustres dont il a passionnément suivi l'ascension et la chute dans Plutarque.
Tous ont connu ce moment où le destin s'incurve. Est-ce ici, pour moi ?
- En avant ! crie-t-il.
Le vent se fait plus fort. Dans la tourmente, il distingue les bâtiments du couvent qui se dresse au sommet du col. Il faut du vin, du bois pour les hommes. Il organise la distribution, reste debout dans les bourrasques, donnant des ordres pour que l'armée se repose. Puis, après quelques dizaines de minutes, il commence à descendre. Il faut à tout prix rejoindre les Anglais.
À Espinar, au pied de la sierra, il s'arrête. Il entre dans la maison de poste.
Il se laisse un instant terrasser par la fatigue, puis il se redresse, regarde autour de lui. Les officiers de son état-major sont assis à même le sol.
Leur attitude dit l'accablement et l'épuisement.
Il appelle Méneval. Qu'on trouve Bacler d'Albe, qu'on déroule les cartes. Il dicte, en attendant, quelques lignes pour Joseph.
« J'ai passé la Guadarrama avec une partie de la Garde et par un temps assez désagréable. Ma Garde couchera ce soir à Villacastín. Le maréchal Ney est à Medina. Les Anglais paraissent être à Valladolid, probablement avec une avant-garde, et être en position à Zamora, Benavente, avec le reste de leur armée... Le temps est assez froid. »
Foutu métier, dont Joseph ne comprendra jamais ce qu'il exige d'un homme, fût-il Empereur !
La pluie qui tombe maintenant est glacée, et, quand le temps se radoucit, les averses torrentielles transforment les chemins en bourbiers.
Il voit enfin les rives du Douro. Il remonte les colonnes de fantassins. Il observe ces hommes qui marchent courbés, noyés sous les rafales. Il sent la pluie qui traverse sa redingote, coule de son chapeau dont le bord s'affaisse, imbibé d'eau. Pas un soldat ne lève la tête vers lui, pas une acclamation.
Il pourrait se laisser aller, donner l'ordre de faire halte pour attendre la fin des pluies.
Il demande qu'on presse la marche. Il voit les fantassins contraints de se déshabiller pour franchir les torrents dont l'eau est glacée.
On passe à Tordesillas, à Medina. Où sont les Anglais ?
Il va en avant. Il n'écoute pas ses aides de camp qui lui répètent que les troupes ne suivent pas. Il galope à travers champs, sous la pluie.
Parfois il se retourne et aperçoit, sous les rafales, l'escadron de chasseurs de la Garde qui le suit, à plusieurs dizaines de mètres. Il doit être le meilleur, puisqu'il est l'Empereur.
À Valderas, il attend les bras croisés sous la pluie l'arrivée du maréchal Ney. Au bout d'une heure, il voit s'avancer Ney, confus. L'Empereur a été notre avant-garde, dit le maréchal.
Napoléon le fixe.
- Ce qu'il importe de savoir, dit-il, c'est si l'ennemi prend sa retraite sur la route de Benavente ou sur celle d'Astorga.
Sous la pluie, il donne des consignes. Il faut que les chasseurs de la Garde commandée par Lefebvre-Desnouettes se lancent en avant afin de reconnaître la position des troupes anglaises.
Il attend. Ce temps est aussi mauvais que celui de la Pologne. Il pense au cimetière d'Eylau. Il sent à nouveau l'inquiétude monter en lui, comme un pressentiment.
Il décide de marcher sur Benavente parce qu'il ne peut supporter cette inaction. Un aide de camp couvert de boue s'approche, chevauche à sa hauteur. Lefebvre-Desnouettes a été fait prisonnier, crie-t-il. Les chasseurs de la Garde ont dû se replier après avoir été surpris par la cavalerie anglaise.
Napoléon donne des éperons. Il entre le premier dans Benavente.
Il se jette sur le lit de la chambre d'une maison enfumée. Il a froid. Il est crotté, couvert de boue. Tout à coup il se souvient qu'on est aujourd'hui le samedi 31 décembre 1808.
Déjà ! Dans l'année qui commence, il aura quarante ans. Et les Anglais qui demeurent insaisissables ! Et l'armée qui vacille d'épuisement. Et l'Autriche dont il ne sait plus rien, car voilà plusieurs jours qu'il ne reçoit pas de dépêches de Paris.
Il se lève. Il dicte quelques lignes pour Joseph.
Foutu métier.
Les Anglais ont eu de la chance, explique-t-il. « Ils doivent de la reconnaissance aux obstacles qu'a opposés la montagne de Guadarrama, et aux infâmes boues que nous avons rencontrées. »
À peine a-t-il terminé qu'on apporte des dépêches. Le maréchal Bessières confirme que les Anglais se sont échappés, qu'ils marchent vers la Galice, sans doute pour embarquer à La Corogne. Il faut donc se lancer à leur poursuite, vers Astorga.
Avant de partir, il écrit à Joséphine.
« Mon amie, je suis à la poursuite des Anglais depuis quelques jours ; mais ils fuient épouvantés. Ils ont lâchement abandonné les débris de l'armée espagnole de La Romana pour ne pas retarder leur retraite d'une demi-journée. Plus de cent chariots de bagages sont déjà pris. Le temps est bien mauvais.
« Lefebvre a été pris ; il m'a fait une échaffourée avec trois cents chasseurs ; ces crânes ont passé une rivière à la nage et ont été se jeter au milieu de la cavalerie anglaise ; ils en ont beaucoup tué ; mais, au retour, Lefebvre a eu son cheval blessé ; il se noyait ; le courant l'a conduit sur la rive où étaient les Anglais ; il a été pris. Console sa femme.
« Adieu, mon amie. Bessières, avec dix mille chevaux, est sur Astorga.
« Napoléon
« Bonne année à tout le monde. »
Jamais la pluie n'a été aussi glaciale. Il se recroqueville sur son cheval, tout en galopant le plus vite qu'il peut. Il voit des soldats exténués qui se couchent dans la boue. Il entend des coups de feu isolés. Il se souvient de ces soldats qui, dans la chaleur étouffante du désert d'Égypte, se suicidaient.
Ne pas voir. Ne pas entendre. Il veut atteindre Astorga. En finir avec les Anglais. Vite. Lannes galope à ses côtés.
Il n'aperçoit plus derrière lui, dans la nuit, que son état-major et celui du maréchal Lannes, puis, plus loin, quelques centaines de chasseurs de la Garde.
Sans doute à Paris fête-t-on le dernier jour de l'année. Il songe à Marie Walewska, qui a dû, comme elle le lui avait annoncé, rejoindre la Pologne.
Il est dur d'être fidèle à son destin, de vouloir le serrer entre ses mains, de ne pas le laisser glisser. Il serait si doux de s'endormir près d'elle, dans la chaleur d'un feu de cheminée.
Il pense aux palais qu'il a habités. Il imagine ces dignitaires, Talleyrand, Fouché, qui donnent des bals, reçoivent dans leurs salons éclairés par des centaines de chandeliers.
C'est lui qui permet tout cela. Et il est là, dans la boue et sous l'averse.
Un officier le rejoint. Il crie dans la bourrasque qu'un courrier vient d'arriver de Paris et qu'il cherche Sa Majesté.
Napoléon tire sur les rênes, saute de cheval.
Il va l'attendre. On est à moins de deux lieues d'Astorga.
Les chasseurs de l'escorte allument, au bord de la route, un grand feu. Il marche autour du foyer pour se réchauffer, les mains derrière le dos.
La pluie a cessé, mais le froid est plus vif. Il grelotte. Il n'entend pas le courrier qui arrive, donne à Berthier un portefeuille gonflé de dépêches.
On apporte une lanterne. Napoléon fait un signe à Berthier, qui commence à ouvrir les plis et les lui tend.
Une lettre de Marie. Il se remet à marcher. Le grenadier le suit, tenant la lanterne à bout de bras.
Marie se plaint qu'il oublie les promesses faites aux Polonais. Elle n'est que l'écho de ces gens qui imaginent qu'il peut changer d'un mot les choses, ou bien qui pensent qu'ils sont les seuls dans l'Empire, alors qu'il doit tenir compte de toutes les données, qu'il est responsable de tout et de tous.
Il froisse la lettre, l'enfonce dans la poche de sa redingote.
Il saisit plusieurs dépêches, s'immobilise auprès du foyer. Il reconnaît l'écriture d'Eugène de Beauharnais et celle de l'un de ses informateurs, Lavalette, un homme en qui il a toute confiance, un de ses anciens aides de camp du temps des guerres d'Italie, et qu'il a placé à la direction des Postes. Lavalette est l'époux d'une nièce de Joséphine. C'est un fidèle, comme Eugène de Beauharnais. Il lit et relit les lettres de ces deux hommes. Il ne bouge plus. À Paris, explique Lavalette, Fouché et Talleyrand ont désormais partie liée. On les a surpris souvent chez l'un ou chez l'autre dans de longs conciliabules. Ils affichent leur entente. On dit même qu'un ministère a été constitué, prêt à agir si l'Empereur succombait. Eugène a saisi une lettre adressée à Murat. On demandait au roi de Naples de prévoir des relais de chevaux dans toute l'Italie pour pouvoir rejoindre Paris sans délai afin de succéder à l'Empereur s'il disparaissait. Murat, poussé par Caroline, a naturellement accepté cette proposition. Ce complot est aussi celui de tous ceux qui veulent voir cesser la guerre. Talleyrand est en relation constante avec Metternich, l'ambassadeur d'Autriche. Il incite Vienne à se rapprocher de Saint-Pétersbourg afin de faire plier Napoléon. Caulaincourt, l'ambassadeur auprès d'Alexandre Ier, est un des fidèles de Talleyrand.
Eugène signale par ailleurs que l'Autriche poursuit son réarmement. Elle achète des chevaux et des approvisionnements dans toute l'Europe. Son armée compte désormais plusieurs centaines de milliers d'hommes. Les espions assurent que Vienne est persuadée que Napoléon s'est enlisé en Espagne, embourbé dans une guerre nationale. La junte espagnole, réfugiée à Séville, a décrété le soulèvement de tout le peuple contre les Français, et incité chaque Espagnol à les tuer. Le moment est donc propice, estime-t-on à Vienne, pour déclencher la guerre en Allemagne. Fouché et Talleyrand le savent, et le prince de Bénévent l'espère sans doute. Murat est l'homme qui, ayant un prestige militaire, pourrait succéder à l'Empereur.
Napoléon serre les dépêches dans son poing, en bourre les poches de sa redingote.
Il avait l'intuition de tout cela.
Il marche lentement autour du brasier. Les soldats s'écartent.
Il ne pensait pas, cependant, que le complot soit parvenu à ce point de préparation. Fouché ! Talleyrand ! Murat !
Il se souvient d'Erfurt, des informations qu'on lui avait transmises sur les longues soirées passées entre le tsar et Talleyrand.
Il remonte en selle. Il laisse le cheval avancer au pas. C'est comme si cet élan qui le poussait vers Astorga venait de se briser. Le front principal n'est plus ici, en Espagne. Il doit changer de direction, comme lorsque dans une bataille une armée ennemie surgit là où on ne l'attendait pas.
Il faut qu'il rentre à Paris, qu'il étouffe ces comploteurs, qu'il écrase Vienne si elle ose, comme tout le laisse à penser, déclencher la guerre.
Reste à choisir le moment de son départ d'Espagne.
Il lève la tête. La ville d'Astorga est devant lui, obscure et déserte.
Il faut s'arrêter ici. Ce n'est plus lui, il le sait maintenant, qui conduira la bataille contre les Anglais de Moore. Le combat principal qu'il doit livrer est à Paris, et contre l'Autriche.
Mais il ne doit quitter l'Espagne que lorsque les Anglais en auront été chassés, et lorsqu'il aura repris l'armée en main, afin de laisser à Joseph un royaume pacifié et ayant les moyens de faire face. Il ne faut pas que, lorsqu'il sera engagé contre les Autrichiens, l'Espagne soit à nouveau une plaie ouverte.
Il fait si froid, dans la maison où il entre, qu'en dépit du grand feu qu'allument les fourriers il continue de grelotter.
La pluie tombe sur Astorga durant tous ces premiers jours de janvier 1809, glacée. Il va d'une maison à l'autre. Les grenadiers y sont cantonnés. Il s'installe devant la cheminée. Il les questionne. Il sait que trois soldats de sa Garde, sur la route, se sont suicidés, désespérés par la fatigue, l'impossibilité où ils étaient de s'arrêter de crainte d'être torturés par les Espagnols. Et combien d'autres se sont couchés pour mourir dans la boue. Il les a vus.
Il conforte en quelques mots, en quelques gestes ces hommes épuisés. Les soldats lui font cortège. Ils ne crient pas « Vive l'Empereur ! », mais il est l'un des leurs par les souffrances partagées. À jamais.
Il passe en revue les troupes de Soult et de Ney, qui viennent d'arriver à Astorga. Il dirige Soult vers La Corogne, là où John Moore s'est replié, attendant les navires anglais sur lesquels il compte embarquer.
Tout à coup, des cris aigus. Ils proviennent d'une immense grange située à quelques pas du lieu où se déroule la revue. Des soldats se précipitent, ouvrent les portes. Napoléon s'approche. Dans la pénombre, il aperçoit un millier de femmes et d'enfants couverts de boue, entassés les uns sur les autres, affamés. Ce sont des Anglais qui suivaient l'armée, familles des soldats abandonnées dans la retraite. Ces femmes l'entourent, s'agenouillent, supplient.
Il donne ordre qu'on les loge dans les maisons d'Astorga, qu'on les nourrisse et qu'on les renvoie aux Anglais dès que le temps le permettra.
Il rentre. C'est cela, la guerre.
Il se sent à la fois résolu comme jamais et pénétré d'amertume.
Il se place le dos au feu. Il dicte, il écrit.
Il voudrait ne pas exprimer sa méfiance à l'égard de Fouché et de Talleyrand ou de Murat, pour mieux les surprendre. Mais la colère l'emporte.
« Croyez-vous, dit-il à Fouché, que je suis tombé en quenouille... Je ne sais, mais il me semble que vous connaissez bien peu mon caractère et mes principes. »
Il parcourt les dépêches où Joseph, Cambacérès lui adressent leurs vœux pour la nouvelle année et parlent de paix ! Que n'ont-ils vu ces femmes et ces enfants qui se nourrissaient depuis plusieurs jours d'orge crue ! Ils auraient compris ce qu'est l'hostilité anglaise.
« Mon frère, dit-il à Joseph, je vous remercie de ce que vous me dites relativement à la bonne année. Je n'espère pas que l'Europe puisse être encore pacifiée dans cette année. Je l'espère si peu que j'ai signé hier un décret pour lever cent mille hommes. L'heure du repos et de la tranquillité n'est pas encore venue ! »
Il signe puis il se reprend, ajoute :
« Bonheur ? Ah, oui, il est bien question de bonheur dans ce siècle-ci ! »
Il décide de quitter Astorga pour Valladolid. Les courriers de Paris parviennent jusqu'à cette ville en cinq jours. Et c'est ce qui se passe à Paris qui compte désormais, puisque les troupes du maréchal Soult ont rejoint Moore à La Corogne. La défaite anglaise n'est plus qu'une question de jours.
Il s'enferme dans son cabinet de travail, aménagé au premier étage du palais de Charles Quint, qui donne sur la place d'Armes de Valladolid. Il marche de la cheminée à la fenêtre. Les muscles de son corps sont si tendus qu'ils en deviennent douloureux. Il serre les dents. Son estomac le brûle. Il houspille Constant, Roustam et les aides de camp. A-t-on des nouvelles de Soult ? A-t-il enfin jeté Moore dans l'océan ?
Il écrit avec une sorte de rage qu'il ne peut contenir.
« Ma petite Marie,
« Tu es une raisonneuse et c'est très laid ; tu écoutes aussi des gens qui feraient mieux de danser la polonaise que de se mêler des affaires du pays.
« Je te remercie de tes félicitations pour Somosierra, tu peux être fière de tes compatriotes, ils ont écrit une page glorieuse dans l'histoire. Je les ai récompensés en masse et isolément.
« Je serai prochainement à Paris : si j'y demeure assez longtemps, tu pourras peut-être y revenir.
« Mes pensées sont pour toi.
« N. »
Mais ces pensées s'effacent vite. Il lui faut aussi écrire à Joséphine, qui, comme à l'habitude, écoute tous les bavards.
« Je vois, mon amie, que tu es triste et que tu as l'inquiétude très noire... On est fou à Paris, tout marche bien. Je serai à Paris aussitôt que je le croirai utile.
« Je te conseille de prendre garde aux revenants ; un beau jour, à 2 heures du matin...
« Mais adieu, mon amie ; je me porte bien, et suis tout à toi.
« Napoléon »
Il claque la porte, descend l'escalier à grandes enjambées. Sur la place d'Armes, comme chaque matin, c'est la revue des troupes. Il s'approche, entre dans les rangs, saisit un grenadier par le collet, le tire à lui, lui faisant rompre la ligne. Il le secoue si fort que l'homme laisse tomber son arme.
Napoléon crie, sans lâcher le soldat.
On murmure dans les rangs, lance-t-il.
- Ah, je le sais, vous voulez retourner à Paris, pour y retrouver vos habitudes et vos maîtresses ! Eh bien, je vous retiendrai encore dans les armes à quatre-vingts ans.
Il lâche le soldat qui tremble, regagne sa place.
Il marche entre les rangs. Il faut que les yeux des soldats se baissent. Il faut que ces hommes soient domptés.
Tout à coup il s'immobilise. Est-ce possible ? Il aperçoit en avant d'une ligne le général Legendre, chef d'état-major de Dupont, l'homme qui a capitulé à Baylen.
- Vous êtes bien osé de paraître devant moi ! crie-t-il en se dirigeant vers le général Legendre.
Il ne peut s'empêcher de gesticuler. C'est comme si toute l'amertume et toute la colère accumulées depuis plusieurs jours, toute la hargne contre ceux qui le « trahissent », toute la fatigue débordaient tout à coup.
- Comment vous montrez-vous encore, quand partout votre honte est éclatante, quand votre déshonneur est écrit sur le front de tous les braves ! Oui, on a rougi jusqu'au fond de la Russie et de la France...
Il va et vient. Il jette un coup d'œil vers ses troupes figées. Il faut donner une leçon à tous ces hommes, profiter de la présence de Legendre pour achever de les reprendre en main.
- Et où a-t-on vu une troupe capituler sur un champ de bataille ? On capitule dans une place de guerre quand on a épuisé toutes les ressources, quand on a honoré son malheur par trois assauts soutenus et repoussés... Mais sur un champ de bataille, on se bat, monsieur, et lorsque, au lieu de se battre, on capitule, on mérite d'être fusillé !
Il revient une nouvelle fois vers Legendre. Il ne voit même plus ce visage secoué de tics.
- En rase campagne, il n'y a que deux manières de succomber : mourir, ou être fait prisonnier, mais l'être à coups de crosse ! La guerre a ses chances, on peut être vaincu... On peut être fait prisonnier. Demain, je puis l'être... François Ier l'a été, il l'a été avec honneur, mais si je le suis jamais, je ne le serai qu'à coups de crosse !
Legendre balbutie quelques mots.
Je les entends. Je ne veux pas comprendre ses raisons.
- Nous n'avons cherché qu'à conserver des hommes à la France, dit Legendre.
- La France a besoin d'honneur ! crie Napoléon. Elle n'a pas besoin d'hommes !
Il fait un pas en arrière.
- Votre capitulation est un crime ; comme général, c'est une ineptie ; comme soldat, c'est une lâcheté ; comme Français, c'est la première atteinte sacrilège portée à la plus noble des gloires... Si vous aviez combattu au lieu de capituler... Madrid n'aurait pas été évacuée, l'insurrection de l'Espagne ne s'exalterait pas d'un succès inouï, l'Angleterre n'aurait pas une armée dans la péninsule, et quelle différence dans tous les événements, et peut-être dans la destinée du monde !
Il tourne le dos à Legendre.
Peut-être en a-t-il trop dit, peut-être a-t-il dévoilé qu'il commence à penser que l'Espagne est le nœud fatal du destin.
D'un coup de tête, il donne le signal de la revue. Les tambours roulent. Il regarde passer le premier peloton, qui s'avance au pas de charge. Puis il rentre dans le palais de Charles Quint.
Il hurle encore. Le corps d'un officier égorgé a été trouvé dans le puits d'un couvent de Valladolid.
- La canaille n'aime et n'estime que ceux qu'elle craint ! crie-t-il. Il faut faire pendre une vingtaine de mauvais sujets. Il faut faire de même à Madrid. Si on ne se débarrasse pas d'une centaine de brigands et de boutefeux, on n'a rien fait !
Il écrit à Joseph.
« En quelque nombre que soient les Espagnols, il faut marcher droit à eux et d'une résolution ferme. Ils sont incapables de tenir. Il ne faut ni les biaiser, ni les manœuvrer, mais courir dessus ! »
Il va quitter l'Espagne. Soult a écrasé les Anglais. John Moore a été tué ; Wellesley1, le général qui a respecté les conditions de la capitulation de Junot, le remplace. Peu importe. Il n'y a plus de tuniques rouges en Espagne.
« Il faut dire partout, répète-t-il à Joseph, que je dois revenir dans vingt ou vingt-cinq jours. »
Il fait préparer les relais tout au long de la route du retour. Il ira à cheval entre Valladolid et Burgos. D'un geste, il fait taire ceux de ses aides de camp qui soulignent le danger d'une attaque des guerilleros, le mauvais état des chemins, la distance de près de trente lieues2 entre les deux villes. Il veut seulement, dit-il, des attelages prêts pour une berline entre Burgos et Bayonne, puis sur la route de Bordeaux à Poitiers, et à Vendôme. Il roulera à en faire crever les chevaux, ainsi, jusqu'à Paris.
Le mardi 17 janvier 1809, il saute en selle à 7 heures du matin.
Il s'élance, précédé par Savary, suivi par Duroc, Roustam et cinq guides de la Garde.
Plus vite.
Il dépasse une calèche. Il reconnaît la voiture du général Tiébault. Il cravache la croupe du cheval de Savary afin qu'il pousse sa monture. Il éperonne la sienne à grands coups.
Plus vite.
Il se baisse sur l'encolure du cheval. Il s'enfonce dans l'espace. Il ne sent pas la pluie. Il aime ce vent de la course, tranchant comme le destin.
1- En juillet 1809, Wellesley sera fait vicomte de Wellington.
2- Cent vingt kilomètres.