25.
L'air est doux dans les jardins du château de Schönbrunn en ce milieu du mois de mai 1809. Napoléon fait quelques pas dans les allées, après avoir passé en revue des régiments de sa Garde, et il s'arrête aussitôt. Il ne peut pas goûter le printemps, la quiétude de ce lieu royal. Il doit conclure cette campagne, en finir avec cette guerre. Il rentre, consulte les cartes, les rapports des patrouilles qu'il a envoyées en aval de Vienne, le long du Danube.
Il appelle Bacler d'Albe. Ils pointent tous les deux des aiguilles sur la carte.
Le Danube est large d'au moins un kilomètre. Il compte au milieu de son lit des îles nombreuses qui peuvent servir de points d'appui à des ponts jetés de la rive droite vers la rive gauche, puisqu'il faut traverser le fleuve, les troupes de l'archiduc Charles étant concentrées sur la rive gauche. Elles sont là, montre Bacler d'Albe, entre les villages d'Aspern et d'Essling, et au-delà, plus au nord, sur le plateau de Wagram.
Napoléon est inquiet. Depuis le début de cette guerre qu'il n'a pas voulue, il lutte contre l'impression que les mauvais présages se sont multipliés. Il ressent souvent comme un rappel des menaces qui pèsent sur lui, une courte et violente douleur dans le pied droit. Il a été blessé. Son cheval s'est abattu et il s'est évanoui. Hier encore, alors qu'il marchait avec le maréchal Lannes au bord du Danube, Lannes a trébuché, est tombé dans l'eau glacée du fleuve, tourbillonnante comme celle des torrents alpins nourris par la fonte des neiges. Il a dû entrer dans le Danube jusqu'à mi-corps pour tendre la main au duc de Montebello. Ni l'un ni l'autre n'ont ri. Mais ils se sont longuement regardés avec la même inquiétude.
Il faut pourtant que les troupes passent d'une rive à l'autre, et, donc, il faut construire des ponts en aval de Vienne. L'île Lobau, qui fait, selon les relevés de Bacler d'Albe, quatre kilomètres sur six, sera le pivot sur lequel reposeront un grand pont pour franchir le bras du Danube depuis la rive droite, et un petit pont de deux cents mètres, la moitié du précédent, qui ira de l'île Lobau à la rive gauche.
Il prend sans hésiter la décision de faire commencer le travail des sapeurs. On s'emparera d'abord de l'île Lobau, on rassemblera des cordages, des bois et des fers, des caisses de boulets pour servir d'ancrage. Les pontonniers du général Bertrand arrimeront les éléments des ponts. Il convoque Bertrand. Ses hommes ont une nuit pour effectuer ce travail.
C'est le mercredi 17 mai. Demain, il quittera Schönbrunn pour Ebersdorf, le village de la rive droite qui fait face à l'île Lobau.
Il examine les dernières dépêches. En Espagne, c'est la gangrène, la succession des défaites et des petites victoires qui ne règlent rien. En Italie, les troupes d'Eugène progressent vers Vienne. Mais le pape tente, depuis Rome, de soulever les catholiques contre l'« Antéchrist ».
Moi ! Et cela réussit en Espagne, au Tyrol ! Puis-je accepter cela, moi ?
Il commence à dicter sans même reprendre sa respiration.
« Décret :
« Moi, Napoléon, Empereur des Français, Roi d'Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin,
« Considérant que lorsque Charlemagne, Empereur des Français, et notre Auguste Prédécesseur, fit donation de plusieurs comtés aux évêques de Rome, il ne les leur donna qu'à titre de fiefs et pour le bien de ses États, et que, par cette donation, Rome ne cessa pas de faire partie de son Empire ;
« Que tout ce que nous avons proposé pour concilier la sûreté de nos armées, la tranquillité et le bien-être de nos peuples, la dignité de notre Empire avec les prétentions temporelles des papes, n'a pu se réaliser ;
« Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
« Les États du Pape sont réunis à l'Empire Français. »
C'est ainsi. On me combat. On m'excommunie. Je brise. Devrais-je tendre l'autre joue ? Je suis Empereur et non saint homme, j'ai charge de mes peuples et de mes soldats qui se font tuer sur mon ordre.
Et que je tue s'il le faut.
De la même voix, il reprend :
« Tout traîneur qui, sous prétexte de fatigue, se sera détaché de son corps pour marauder sera arrêté, jugé par une commission militaire et exécuté sur l'heure. »
Ce n'est pas avec de la pitié et de la compassion qu'on fait la guerre. Je ne l'ai pas voulue, mais elle est là, je la fais.
Il ne peut plus attendre. Le pont vers l'île Lobau n'est pas terminé, mais Napoléon passe le Danube en barque et s'installe avec le maréchal Lannes dans la seule maison de l'île Lobau.
Il entend par la fenêtre ouverte les rires des aides de camp étendus sur l'herbe autour de la maison. Il sort. La pleine lune éclaire l'île, le fleuve et la rive gauche où brûlent les feux des bivouacs des Autrichiens. Il écoute. Ces jeunes hommes, dont beaucoup peuvent mourir demain, chantent d'une voix gaie, insouciante :
Vous me quittez pour aller à la gloire
Mon tendre cœur suivra partout vos pas...
L'astre des nuits de son paisible éclat
Lançait des feux sur les tentes de France...
Il sait qu'on prétend dans l'armée que ces paroles ont été écrites par Hortense, reine de Hollande. Il revoit quelques instants ces images de paix, l'enfant d'Hortense, Napoléon-Charles, jouant sur la terrasse des Tuileries. Enfant mort. Il veut un fils. Et pour cela aussi, il doit vaincre.
Le dimanche 21 mai, il rejoint les troupes de Masséna et de Lannes qui, après être passées par le grand pont, l'île Lobau et le petit pont, ont atteint la rive gauche. Elles se battent dans les villages d'Aspern et d'Essling.
Il reste immobile sur son cheval dans les ruines d'une tuilerie, située sur une petite hauteur. Il doit tenir ferme les rênes, car les balles et les boulets pleuvent. Il voit les lignes autrichiennes comme des vagues blanches prendre d'assaut Aspern et Essling, puis refluer, et ce sont d'autres vagues, sombres, qui déferlent, et le sol est parsemé des taches blanc et bleu des uniformes des soldats morts et blessés.
Une boucherie.
Les boulets des centaines de pièces de canon autrichiennes crèvent les lignes et font tomber à chaque coup plusieurs hommes. Il ne tourne la tête qu'au moment où un aide de camp lui apporte un message. Aspern et Essling ont été repris pour la sixième fois. Tout à coup, il se sent déséquilibré. Il ressent une chaleur à la jambe gauche. Il reste en selle. Une balle a déchiré toute sa botte et brûlé la peau.
Un autre présage.
Il chasse l'inquiétude. Un aide de camp lui annonce que le grand pont a été emporté par la crue, s'effondrant sous les coups des troncs que charrient les eaux torrentielles du fleuve. Il s'apprête à donner l'ordre de se replier, d'abandonner Aspern et Essling, qui ont coûté tant de sang.
Une voix crie que le pont a été rétabli, que les convois de munitions et les hommes peuvent à nouveau passer sur l'île Lobau et la rive gauche.
Brusquement il sent le sifflement d'un boulet, le cheval se cabre, s'abat, la cuisse fracassée.
Il prend une autre monture. Mais les grenadiers l'entourent, crient :
- Bas les armes si l'Empereur reste là ! Bas les armes !
Si ce boulet avait frappé un mètre plus haut, il serait l'un de ces corps qu'il aperçoit couchés dans l'herbe entre les pans de murs abattus.
Quelqu'un saisit le cheval par le mors, hurle :
- Retirez-vous ou je vous fais enlever par mes grenadiers !
C'est le général Walter, ce vieux luthérien, ce fils de pasteur que je connais depuis l'Italie, qui a été blessé à Austerlitz, que j'ai fait commandant des grenadiers à cheval de la Garde, qui a chargé tant de fois à Eylau qu'on l'a cru mort à plusieurs reprises, qui tire mon cheval.
Ils ne veulent pas que je meure.
Il fait demi-tour et, au pas, traverse le petit pont. Il remonte les colonnes de jeunes conscrits qui lèvent leurs fusils, crient : « Vive l'Empereur ! »
Peu à peu la brume recouvre le fleuve, et le silence s'établit avec la nuit.
Il s'assied devant la petite maison de l'île Lobau. Il dicte une dépêche pour Davout :
« L'ennemi a attaqué avec toutes ses forces et nous n'avions que vingt mille hommes de passés. L'affaire a été chaude. Le champ de bataille nous est resté. Il faut nous envoyer ici tout votre parc, le plus de munitions possible. Envoyez ici le plus de troupes que vous pourrez, en gardant celles qui sont nécessaires pour garder Vienne. Envoyez-nous aussi des vivres. »
Il ferme les yeux. Il faut qu'il dorme quelques minutes. Il le faut.
Un brouillard épais enveloppe tout quand Napoléon se réveille, ce lundi 22 mai 1809.
Il entend le cheminement des hommes et les grincements des chariots de munitions qui traversent l'île et se dirigent vers la rive gauche. Si ces convois et ces renforts passent, la bataille peut être gagnée. Mais, si les ponts sont rompus, ce peut être des dizaines de milliers d'hommes pris au piège.
Il montre un pin. Que les charpentiers construisent une vigie d'où il pourra voir le champ de bataille. Il s'impatiente cependant que le brouillard se lève et que le canon recommence à tonner. Il grimpe enfin au sommet de l'arbre. Aspern et Essling tiennent. Il va donc pouvoir faire charger au centre les cavaliers de Lannes, enfoncer le cœur de l'armée autrichienne.
Il saute à terre. Il veut être sur la rive gauche avant l'assaut.
Il avance le long de la rive jusqu'aux positions tenues par un bataillon de la Garde dont les pièces tirent à coups redoublés sur les Autrichiens qui donnent une nouvelle fois l'assaut. Brusquement cette voix près de lui, celle du général Bertrand.
Le général du génie est livide. Le grand pont vient d'être emporté. On ne pourra pas le rétablir avant deux jours. Les munitions et les renforts, les vivres, rien ne peut plus passer.
Il se détourne de Bertrand. Il appelle aussitôt les aides de camp. Qu'on avertisse les maréchaux Lannes et Masséna, les chefs de corps, d'avoir à se replier en combattant et à passer en bon ordre le petit pont, qu'on fortifie l'île Lobau et qu'on s'y tienne.
Tout en regagnant l'île Lobau, il regarde les corps étendus. Peut-être vingt mille hommes abattus autour d'Essling et d'Aspern. Et sans doute beaucoup plus d'Autrichiens.
À l'entrée du petit pont, il aperçoit des grenadiers qui portent un brancard recouvert de branchages. Il reconnaît parmi eux le capitaine Marbot, l'aide de camp de Lannes, qui tient la main d'un homme couché, blessé. Lannes.
Il a envie de hurler. Il se précipite. Lannes, Lannes. Il écarte Marbot. Les jambes de Lannes ne sont plus qu'une bouillie sanglante. On va l'opérer, trancher.
Il s'arrache à lui, remonte à cheval. Il ne peut plus. Il se couche sur l'encolure, se laisse porter, secouer. Ce goût âcre sur les lèvres, cette brûlure dans les yeux, ce sont ses larmes.
Il se redresse enfin. Il lance des ordres. Il faut tenir Essling à tout prix pour que la retraite des troupes engagées sur la rive gauche soit protégée. Il ne peut rester immobile, il galope à nouveau jusqu'au petit pont. Il veut savoir. Il aperçoit Lannes avec la jambe gauche coupée. L'émotion à nouveau, irrépressible. Il ne veut pas que... Il s'agenouille. Il l'embrasse. Il respire l'odeur de son sang. Il serre le corps de Lannes. Le sang tache son gilet blanc.
Lannes le retient, s'agrippe.
- Tu vivras, mon ami, tu vivras.
Il m'implore comme si j'avais le pouvoir de le sauver, comme si j'étais sa providence. Je veux qu'il vive. Et je sens qu'il va mourir.
Napoléon s'éloigne.
Les troupes harassées mais marchant en ligne passent le petit pont, établissent leur bivouac dans l'île Lobau, sur laquelle commencent à tomber quelques boulets autrichiens.
Il faut tenir l'île, détruire le petit pont après le passage des dernières unités. Et, le grand pont réparé, ne laisser dans l'île que des batteries de canon et les hommes nécessaires à sa défense.
Il regagne le village d'Ebersdorf sur la rive droite. Il n'a pas gagné cette bataille d'Essling, mais il ne l'a pas perdue. Cependant vingt mille hommes sont morts.
Et l'on dira partout que j'ai reculé. Il faut donc vaincre encore. Malgré les morts. Malgré les souffrances de Lannes.
Le maréchal agonise dans la chaleur accablante de ces derniers jours de mai.
Son corps est rongé par l'infection, la gangrène. Il lutte. Il a besoin de ma présence. Je m'agenouille. Je lui parle. Je voudrais rester près de lui, mais on me tire par le bras.
L'armée d'Italie a enfin rejoint l'armée du Rhin. Il faut saluer ce succès.
« Soldats de l'armée d'Italie, vous avez glorieusement atteint le but que je vous avais marqué. Soyez les bienvenus ! Je suis content de vous. »
Tant de fois j'ai prononcé ces mots ; et tant de fois il a fallu recommencer à se battre.
C'est la loi de ma vie.
« Soldats, reprend-il, cette armée autrichienne avait la prétention de briser ma couronne de fer ; battue, dispersée, anéantie grâce à vous, elle sera un exemple de la vérité de cette devise : Dio la mi diede, guai a chi la tocca1 ! »
Il s'assied dans cette maison d'Ebersdorf qui lui sert de quartier général. On a fermé les volets tant la chaleur est forte.
La gangrène doit avoir rongé tout le corps de Lannes.
Il ne doit pas y penser.
« Mon amie, écrit-il à Joséphine, je t'envoie un page pour t'apprendre qu'Eugène m'a rejoint avec toute son armée ; qu'il avait parfaitement rempli le but que je lui avais demandé... Je t'envoie ma proclamation à l'armée d'Italie, qui te fera comprendre tout cela.
« Je me porte fort bien.
« Tout à toi.
« Napoléon
« P.-S. Tu peux faire imprimer cette proclamation à Strasbourg et la faire traduire en français et en allemand pour qu'on la répande dans toute l'Allemagne. Remets au page qui va à Paris une copie de la proclamation. »
Il reste dans la pénombre de la maison d'Ebersdorf. C'est un moment de calme entre deux tempêtes. Il voit Berthier à chaque instant de la journée : il faut se préparer à la prochaine bataille, rebâtir les ponts, remplir les magasins de vivres et de munitions, rassembler les armées, placer les blessés dans les hôpitaux de Vienne.
Il sort chaque matin et chaque soir pour se rendre au chevet de Lannes, installé dans une maison voisine.
Lannes va mourir.
Le mercredi 31 mai, l'aide de camp Marbot, sur le seuil de la maison, écarte les bras pour m'interdire de passer.
Lannes est mort. La puanteur du cadavre a envahi la pièce. Il est dangereux d'y pénétrer. Les miasmes fétides, répète Marbot.
Napoléon l'écarte. Il s'agenouille, il serre Lannes contre lui.
- Quelle perte pour la France et pour moi, murmure-t-il.
Il ne peut plus. Il pleure.
Il veut garder ce corps contre lui. Le réchauffer.
On le tire. On l'oblige à se relever. C'est Berthier. Le général Bertrand et les officiers du génie attendent ses ordres, explique-t-il.
Napoléon s'éloigne, revient. Il faut que le corps de Lannes soit embaumé, porté en France, dit-il.
Il va vers Bertrand.
- Les ponts..., commence-t-il.
Dans la pièce sombre de la maison d'Ebersdorf, il écrit à la maréchale Lannes, duchesse de Montebello.
« Ma cousine, le Maréchal est mort ce matin des blessures qu'il a reçues sur le champ d'honneur. Ma peine égale la vôtre. Je perds le général le plus distingué de mes armées, mon compagnon d'armes depuis seize ans, celui que je considérais comme mon meilleur ami.
« Sa famille et ses enfants auront toujours des droits particuliers à ma protection. C'est pour vous en donner l'assurance que j'ai voulu vous écrire cette lettre, car je sens que rien ne peut alléger la juste douleur que vous éprouverez. »
Il reste un long moment la tête sur la poitrine. Si las. Il faut qu'il demande à Joséphine d'essayer de consoler la maréchale Lannes.
Il écrit :
« La perte du duc de Montebello qui est mort ce matin m'a fort affligé. Ainsi tout finit ! »
1- Dieu me la donna, malheur à qui la touche.