6.

Seigneur, les infidèles ne percèrent de clous ni mes paumes ni mes chevilles, ils ne me crucifièrent pas comme l’avait craint Sarmiento, mais ils blessèrent mon âme si profondément que le cours de ma vie s’en trouva changé.

Cela se passa à Toulon durant l’hiver 1544, peu après que Sarmiento m’eut convaincu qu’il nous fallait tenter de fuir, quels qu’en fussent les risques.


Notre galère était amarrée à l’un des quais du port.

Les bruits qui venaient de la ville étaient notre tentation et notre torture. J’écoutais comme une promesse le gargouillis d’une fontaine qui me semblait le chant le plus doux, le plus émouvant que j’eusse entendu depuis mon enfance.

J’entendais les grincements des charrois, le martèlement des sabots des montures.

Je respirais l’odeur de la terre et rêvais de rouler mon corps dans la poussière pour le sécher de l’humidité saumâtre qui le pourrissait depuis que l’on m’avait attaché à ce banc de galérien.

Maudit soit ce jour, et que Dragut brûle en enfer !


Je l’avais vu, quelques jours après notre arrivée à Toulon, se pencher sur la chiourme et dévisager l’un après l’autre les galériens. Il m’avait semblé qu’il me cherchait, puis me désignait à l’un des gardes.

J’avais enfoncé la tête dans mes épaules. Je ne voulais plus mourir, mais fuir.

Chaque nuit, alors que nos compagnons respiraient comme on râle, leurs corps secoués par des cauchemars qui leur arrachaient parfois des cris de douleur dans leur sommeil, Sarmiento et moi, tels des rats, griffions la pièce de bois dans laquelle la chaîne qui nous liait était scellée.

Nous n’avions que nos ongles pour arracher les fibres de cette carène contre laquelle nous nous blessions.

Parfois, l’un de nous s’accroupissait dans les immondices pour essayer de mordre à même ce bois noir.

Nous dérangions les rats qui s’approchaient de nos doigts en sang. Nous craignions leurs morsures.

Puis l’aube venait, de plus en plus tardive.


Presque chaque jour les gardes-chiourme choisissaient quelques-uns d’entre nous pour décharger le butin qui avait été embarqué à Nice après la conquête et le pillage de la ville.

Nous ne les revoyions plus. Peut-être étaient-ils morts sous les coups, ou voués au service de tel ou tel infidèle, capitan de galère ou simple garde-chiourme, occupant une des maisons dont les habitants avaient été chassés par le roi, ce monarque qui avait pourtant reçu de Dieu mission de les protéger et de défendre la foi en Christ.

Sarmiento murmurait que nos compagnons étaient peut-être parvenus à fuir, à gagner les villages chrétiens, mais il s’exprimait d’une voix si abattue que je ne pouvais croire à ses propos.

Il savait comme moi que les gardiens se seraient vengés sur nous d’une évasion réussie. Or ils paraissaient se désintéresser de notre sort, nous jetant quelques croûtons de pain, remplissant un seau d’une eau qui nous semblait d’autant plus saumâtre et fétide que nous entendions, sur le quai, chanter la fontaine.

Aussi, la nuit, continuions-nous de ronger et creuser avec nos ongles le bois de la carène.


Un jour, les gardes-chiourme nous détachèrent avec les derniers galériens. De la pointe de leurs piques et de leurs sabres, ils nous poussèrent sur le pont, tout en nous injuriant et en nous frappant parce que nous trébuchions et cherchions à nous agripper aux cordages.

J’ai reçu ma bonne part de coups et ai chancelé, hésité, titubé comme un homme craintif qui ne sait plus ni tenir debout ni marcher.

La lumière, l’air vif, les couleurs des collines qui entouraient la ville, la vue des arbres m’ont enivré.

On m’a poussé sur le quai.

J’y suis resté agenouillé. J’ai levé les yeux et découvert les maisons basses aux toits de tuile et aux façades craquelées, blanches ou jaunies.

Cette terre, cette ville étaient chrétiennes.

Puis j’ai entendu les cris rocailleux, les voix gutturales, et j’ai aperçu ces hommes en turbans, suivis par leurs esclaves aux chevilles entravées, qui marchaient sur les quais, s’engouffraient dans les ruelles, s’interpellaient d’une fenêtre à l’autre, palabraient sur le seuil des maisons.

Non, cette terre, cette ville n’étaient plus chrétiennes.

Elles avaient été livrées aux infidèles par mon suzerain, le roi Très Chrétien, et mon père et mon frère avaient favorisé cette félonie.

Ils avaient prétendu qu’il s’agissait de défendre le royaume de France, menacé par l’empereur Charles Quint qui cherchait à établir sur le monde sa monarchie universelle et masquait ses ambitions sous les grimaces de la foi.

C’est ce que mon père m’avait dit.

Mais j’étais à genoux sur le sol d’une ville livrée aux infidèles.

Pleuvaient sur mon dos les coups de hampe. On me frappait du plat des sabres. On me piquait les jambes comme on fait à un animal pour qu’il se redresse.

Et je me suis levé, et l’on m’a séparé de mes compagnons.

Je les ai vus s’éloigner, attachés l’un à l’autre, Sarmiento marchant le dernier. Il était le plus grand, et tenait son corps droit, noble sous les haillons.

Il s’est tourné vers moi et a crié :

— Dieu te protège, frère !

Le garde qui le suivait lui a asséné un coup sur les épaules, mais il n’a pas baissé la tête et a continué à me regarder.

Avant de disparaître dans l’une des ruelles, il a crié derechef :

Esperanza !

J’ai vu le garde lever sa pique sur lui et on aurait dit que c’était mon âme qu’on perçait.


L’espace de quelques instants, le désespoir m’a à la fois aveuglé et paralysé. Je n’ai pu avancer malgré les bourrades, les coups, les cris de l’homme qui me gardait.

Puis il a tiré sur la chaîne qui me liait les poignets et les chevilles, et il m’a forcé à trottiner, à sautiller comme un animal tenu en laisse.

J’ai eu honte.

La foule des infidèles m’entourait. La plupart m’ignoraient, mais quelques-uns se moquaient, me crachant au visage, me bousculant avec mépris, me faisant trébucher et s’esclaffant lorsque je chutais sur le pavé.

J’ai eu la tentation de ne pas me relever. Il aurait bien fallu alors que mon gardien me traîne ou me tue.

À tout prix je voulais redevenir un homme.

Esperanza ! m’avait crié Sarmiento.

Je suis resté couché sur le sol, indifférent aux coups dont le gardien me rouait. Il me tapait sur le dos et les cuisses, enfonçait dans mes mollets la pointe de sa pique.

Tout à coup, un vieil homme s’est approché et a repoussé mon gardien en le menaçant du poing, et la foule autour de nous s’est écartée.

Le vieillard s’est accroupi. Il portait un turban noir qui s’enroulait autour de son cou. Il m’a tendu la main.

Nos regards se sont croisés et je n’ai lu dans ses yeux que de la compassion, de la fraternité, de l’humilité.

Un sanglot m’a étouffé.

Esperanza, esperanza.

J’ai saisi sa main, l’ai serrée. Je me suis mis à genoux, puis debout.

Le vieil homme m’a caressé le visage, puis s’est éloigné. Aussitôt, le gardien s’est remis à me battre, martelant de la hampe de sa pique mon flanc droit.


Longtemps nous avons marché par les ruelles encombrées et bruyantes. Dans l’une d’elles où se succédaient les échoppes de cordonniers, de tailleurs, d’armuriers, de changeurs, j’ai aperçu derrière leurs comptoirs des chrétiens et un Juif en longue tunique jaune qui palabraient avec les infidèles.

J’ai essayé de croiser le regard de ces hommes qui avaient choisi de poursuivre leur commerce dans cette ville livrée à l’ennemi et où les seuls chrétiens que j’avais vus jusqu’alors étaient enchaînés, battus, humiliés comme moi.

Ces marchands-là empochaient leur argent et, le soir, devaient compter les deniers de la trahison.

Comme mon père, mon frère, comme le roi Très Chrétien devaient soupeser les bénéfices de leur alliance avec le sultan.

Je les ai tous maudits, ces félons, ces renégats !

Et j’ai prié, Seigneur, pour que vienne le jour de leur châtiment, et que j’en sois le témoin !


Nous sommes parvenus sur une place au centre de laquelle se tenait un groupe de femmes chrétiennes entourées de soldats.

Une foule d’hommes silencieux, aux visages tendus, ne les quittait pas des yeux.

Elles étaient assises à même le sol, serrant entre leurs bras leurs jambes repliées, le front appuyé à leurs genoux.

Une seule était debout et me tournait le dos.

Lorsque j’ai vu son visage, je me suis immobilisé malgré les coups.

Ses cheveux blonds dénoués tombaient jusqu’à sa taille. Elle croisait les bras, paraissant ne pas voir les gardiens qui allaient et venaient, menaçant de leurs piques la foule des hommes qui avançaient puis refluaient.

J’ai crié, j’ai voulu m’élancer vers Mathilde de Mons.

Une douleur m’a brisé la nuque. Une lueur brûlante a envahi mes yeux, ma tête, enveloppant du même coup Mathilde de Mons.

Je suis tombé.


Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai d’abord vu du bleu, puis j’ai compris que j’étais allongé sur le parquet d’une pièce au plafond peint de cette couleur. Je pouvais à peine bouger la tête. J’ai tenté de rassembler les débris de ma mémoire, mais je ne savais plus si cette femme debout, altière, était Mathilde de Mons, ou bien si j’avais imaginé sa présence au milieu des femmes capturées, destinées au harem.

J’ai voulu me persuader que Mathilde ne pouvait se trouver parmi les captives. Puis, peu à peu, je me suis souvenu de ces bandes d’infidèles qui, débarqués d’une galère, la nuit, dans une crique, attaquaient les villages, se glissaient dans les vallons, surgissaient à des jours de marche de la mer, surprenant les paysans dans leurs champs, détruisant les récoltes, saccageant les églises, pillant masures et châteaux.

Puis, avec leur butin et leurs prisonnières, ils regagnaient le navire qui les attendait.

Ils avaient donc pu remonter la vallée de la Siagne jusqu’à la Grande Forteresse de Mons. Peut-être mon père et mon frère leur avaient-ils indiqué les gués, les sentiers qui leur permettraient d’éviter les postes de garde.

C’était de bonne guerre. Les Thorenc et les Mons étaient rivaux et ennemis, les trêves entre eux avaient toujours été brèves, destinées à préparer leur prochain affrontement.

Et puis, si François Ier avait livré Toulon aux infidèles, pourquoi Louis de Thorenc ne leur aurait-il pas facilité le pillage de la Grande Forteresse des Mons ?

Mon âme n’était plus qu’amertume et douleur.


J’ai entendu des pas, mais, avant que j’aie pu me redresser, on m’avait saisi par les épaules, soulevé, maintenu debout.

Au centre de la grande pièce sur les murs de laquelle j’ai deviné, comme des traits de clarté sur les boiseries sombres, les emplacements de deux crucifix, j’ai découvert Dragut.

Grand, maigre, vêtu d’un pourpoint et de pantalons bouffants noirs, tête nue, les cheveux ras, il était planté comme un pieu acéré. Sa joue gauche labourée par une large cicatrice rose vif tranchait avec le brun mat du visage.

Il s’est avancé. J’ai reconnu sa démarche souple qui donnait l’impression qu’il ne touchait pas le sol.

— Tu es vivant parce que je l’ai voulu, m’a-t-il dit.

Puis, s’approchant encore, si bien que j’ai senti l’entêtant parfum dont ses vêtements devaient être imprégnés, il a ajouté, méprisant :

— Thorenc fils ! Si je ne t’ai pas égorgé, c’est parce que tu vaux mille ducats.

Il s’est tourné, a tendu le bras, montré un coffre posé sur une table.

— Ils ont payé ta rançon. J’aurais pu exiger davantage. Mais – il a écarté les mains, ricané – nous sommes les alliés de l’empereur de France et les Thorenc le servent. Ils m’ont accueilli et le sultan les a reçus.

Il a tout à coup serré le poing et a hurlé d’une voix menaçante :

— Mais toi, que faisais-tu sur une galère espagnole ? Fou ! La tête farcie des mensonges d’un moine : voilà ce qu’ils m’ont dit de toi !

Il s’est mis à arpenter la pièce, penché en avant, ses longs bras allant et venant, accompagnant ses phrases.

— Les prêtres, les moines, leur religion, ton Dieu, je les connais !

Il s’est arrêté, a laissé tomber la tête sur son épaule, bras en croix.

— Un Dieu vaincu, crucifié !

Il a ramené les bras le long de son corps et a repris :

— On me destinait au séminaire. Mais ton Dieu, celui que je priais depuis l’enfance comme tous les habitants de mon village, est-ce qu’il nous a protégés ? Nos maisons ont brûlé, tout comme l’église. J’ai pensé : Il n’est donc pas le plus fort ! J’ai reconnu le vrai Dieu, Allah l’Unique, et Mahomet Son prophète. J’obéis à Sa parole. Il est mon guide. Je suis Son soldat. Il me protège et sait me récompenser.

Il a croisé les bras.

— Je suis là et je peux, si je le veux, t’écorcher comme un mouton, puis crucifier ce qu’il restera de toi. Qu’en dis-tu ?

J’ai baissé la tête.

— Ce n’est pas ton Dieu qui t’a sauvé, a-t-il repris. C’est moi ! Moi, fils du prophète Mahomet, je décide de te vendre à Louis de Thorenc pour mille ducats !

Ce qui m’a fait répondre à Dragut :

— Je ne connais pas Louis de Thorenc.

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