41.
Cette croisade de la Sainte Ligue dont je découvrais que la cour tout entière parlait, je voulais qu’elle soit pour moi comme un nouveau baptême.
J’avais la certitude que don Juan, auprès de qui j’avais chevauché de Grenade à Madrid, le désirait aussi.
— Si nous combattons comme des chevaliers, pour Dieu, la sainte Église et l’Espagne, si nous offrons nos vies, alors nous serons sauvés ! m’avait-il dit.
C’était en fin de journée. Nous avions galopé dans la chaleur accablante qui brûlait la Mancha. Une fois encore, nous avions vu des groupes de morisques que des soldats poussaient à coups de pique. Ces malheureux marchaient pieds nus et tachaient de sang le chemin.
Nous avions détourné le regard pour ne pas voir leurs corps meurtris, leurs visages exsangues. Heureusement, la poussière que soulevaient les sabots de nos chevaux avait masqué cette vision douloureuse.
— Il nous faut des batailles franches contre un ennemi aussi déterminé que nous le sommes, avait poursuivi don Juan. Ainsi nous mènerons une guerre juste et sainte.
Il voulait comme moi laver ses remords, ses fautes et ses péchés dans le sang des infidèles.
La victoire que nous remporterions serait notre rédemption.
À Madrid je retrouve Sarmiento. Il est au centre de toutes les intrigues, au cœur de toutes les fêtes.
Car on célèbre à présent le mariage de Philippe II avec Anne d’Autriche, une jeune fille d’à peine plus de vingt ans, blonde et grasse, le regard flou. Oubliée, Élisabeth de Valois, enterrée à l’Escurial ! Il fallait au monarque une nouvelle épouse capable d’enfanter un futur roi ; peu importe qu’elle soit de vingt-deux ans sa cadette et que ce futur époux soit son oncle.
Sarmiento me chuchote que Philippe II a consommé ce mariage avec une vigueur d’homme d’expérience et que sa blonde nièce, la soumise Anne, est déjà grosse.
Sarmiento ricane. Le souverain est attiré par la blondeur, la peau laiteuse d’Anne d’Autriche. Il l’honore chaque nuit, puis la quitte et s’en va trouver des plaisirs plus relevés chez Anna Mendoza délia Cerda, princesse d’Eboli. Celle-ci partage sa couche avec un jeune secrétaire du roi, Antonio Pérez. Elle souhaiterait aussi connaître d’un peu plus près le tendre don Juan dont on dit qu’il a fait merveille, à Grenade, avec Maria de Mendoza, cousine de la princesse borgne.
Sarmiento se frotte les mains. Il se voûte. Jamais je n’avais remarqué comme de son visage oblong, que prolonge une courte barbe, émane une expression inquiétante.
— Le bâtard d’empereur donne naissance à des bâtards, murmure-t-il. Et toi, toujours solitaire et vertueux comme un vieux moine ?
Il se penche vers moi, me dévisage avec insistance.
— Et cette fille que tu as placée au couvent des Cordelières ?
Il me donne une bourrade.
— Une jeune morisque ? Tu aimes le poivre vert !
Il devine mon désarroi et ma colère.
— J’ai retenu le bras des juges de l’Inquisition, murmure-t-il. Ils savent tout, mais ne peuvent pas tout. Je te protège, Bernard !
Je me tais, je m’incline.
C’est cela, la cour. J’en suis.
J’assiste aux courses de taureaux et aux tournois. Puis je m’agenouille dans l’église de Santa Maria de la Almudena où tous les grands d’Espagne communient.
On reçoit le cardinal Alessandrino, envoyé du pape, chargé d’obtenir enfin de Philippe II une réponse favorable aux demandes du souverain pontife. Près du cardinal se tient le général des Jésuites, François Borgia.
On sort de l’église. On forme un long cortège qui va parcourir les rues de Madrid au milieu de l’enthousiasme populaire.
Les archers s’avancent, entourant la bannière blanche de la papauté où sont brodées en fils d’or la tiare, les clés et la croix.
Puis viennent les porteurs des bannières de chaque royaume d’Espagne aux couleurs rouge, or et jaune.
Et passent les régiments de hallebardiers suisses et de lansquenets allemands.
Et voici le cardinal sur une mule blanche dont le pelage tranche avec le noir du destrier que chevauche don Juan.
Je m’inquiète. On acclame don Juan autant et peut-être même plus que le roi. Il est jeune, beau comme un héros, sa poitrine serrée dans une armure noire sertie de pierres précieuses et barrée d’une écharpe frangée d’or.
Je sais par Sarmiento que le monarque est toujours aux aguets. Il craint qu’un nouveau soleil ne naisse, qui brille tant que son propre éclat en paraisse terni.
— Ton don Juan, me dit-il, n’est qu’un bâtard. Jamais Philippe II n’acceptera qu’il s’élève non pas seulement au-dessus de lui, mais à sa hauteur ou à celle d’un héritier. Un bâtard reste un bâtard. Jamais il ne sera appelé Altesse ! Jamais roi.
Sarmiento fait la moue.
— Excellence, tout au plus…
Il me prend par le bras. Il faut qu’il me mette en garde, reprend-il. C’est le roi qui mène le jeu, et non pas don Juan. Je dois, insiste-t-il, rester à Madrid, paraître chez la princesse d’Eboli. C’est elle qui, avec son mari, Ruy Gomez, et le secrétaire du roi, Antonio Pérez – il murmure : « son amant, mais le roi l’ignore » –, fait et défait les destins.
Sarmiento m’assure qu’il comprend ma volonté de combattre les infidèles. Mais les Turcs ne sont qu’une des faces du diable. Il y a l’autre, les huguenots qu’en dépit de son engagement envers Philippe II le roi de France s’obstine à ménager et avec qui la reine mère, Catherine de Médicis, négocie et conclut des alliances.
Ceux-là représentent le plus grand danger pour l’Église, pour la chrétienté, pour l’Espagne. Ils veulent porter secours aux gueux des Pays-Bas, ces rebelles que combat le duc d’Albe, mais qui sont aussi coriaces que de la viande séchée aux feux de l’enfer.
C’est sur les rives de la Seine, de la Loire ou du Rhin, en France et dans les Flandres que se joue le sort de la chrétienté.
Sarmiento reçoit régulièrement des dépêches d’Enguerrand de Mons qui représente l’ordre de Malte auprès de Charles IX. Il s’est mis au service du roi d’Espagne, comme tout bon catholique doit le faire.
— Au service du roi et non de son bâtard de frère !
J’interroge Sarmiento : Philippe II rejoindra-t-il la Sainte Ligue ? répondra-t-il aux demandes du pape ? écoutera-t-il le cardinal Alessandrino et le général des Jésuites ?
Qu’est-ce qu’être catholique, si ce n’est prêter main-forte au pape dans sa lutte contre les infidèles ?
— L’Espagne, oui, dit Sarmiento. Mais toi, Bernard de Thorenc, qui t’oblige à suivre don Juan sur ses galères ?
Nous suivons le cortège.
Don Juan s’est placé auprès du roi. Nous entrons dans l’Alcazar qui fait face à l’église Santa Maria de la Almudena. Le cardinal Alessandrino descend de sa mule.
Il est entouré par les grands d’Espagne engoncés dans leurs habits de velours et portant leurs colliers d’or et d’argent.
L’un des archers brandit la bannière pontificale. Un autre élève un étendard en damas rouge aux images brodées de saint Pierre et saint Paul ainsi que d’une croix blanche.
Et j’entends François Borgia lancer d’une voix forte la devise inscrite sur l’étendard : Tu hoc signo vinces !
C’est ma réponse à Sarmiento : « Par ce signe tu vaincras. »
Je partirai avec don Juan et ceux des gentilshommes qui voudront le suivre.
Nous irons à Barcelone et embarquerons sur la galère la Reale.
Don Juan commandera la flotte de la Sainte Ligue.
Tu hoc signo vinces.
Je suivrai ce signe : la Croix ; il nous donnera la victoire et ma vie en sera rachetée.