18.

Ce serment que j’avais fait de pourchasser les sectateurs d’Allah n’était, selon Michele Spriano, que le fruit empoisonné de mon désir de vengeance.

Les infidèles m’avaient ravi Mathilde de Mons, disait-il, et je les poursuivrais de ma haine.

À l’entendre, je menais une guerre personnelle et non, comme je le prétendais, le combat de la sainte Église.

Le chrétien, répétait-il, devait s’en remettre au jugement de Dieu.


Spriano m’irritait.

Nous marchions côte à côte dans les ruelles d’Alger.

Depuis le départ de Dragut, le nouveau capitan-pacha, Aga Mansour, avait autorisé les captifs de rançon, à quitter librement le bagne quand ils le souhaitaient. Nous devions simplement rester à l’intérieur des remparts. Le châtiment serait impitoyable pour ceux qui tenteraient de fuir.


J’y pensais encore.

Mais Mansour nous avait annoncé la venue prochaine des moines rédempteurs, les pères Verdini et Juan Gil. Ils procéderaient au rachat de plusieurs d’entre nous. Il était sage de les attendre.

Nous marchions donc en devisant, pour que les heures passent.

Nous nous asseyions sur l’une des jetées du port. Les esclaves noirs et les esclaves chrétiens du sultan y déchargeaient les navires.

Souvent, une galère accostait sous les vivats de la foule. Et je souffrais de voir tant de chrétiens enchaînés se rassembler sur le pont, être poussés sur le quai comme je l’avais été.


Je me tournais vers Spriano : pouvions-nous laisser faire cela ?

Je m’emportais, lui rappelais les supplices que Dragut-le-Cruel ordonnait. Cet homme était un serpent dont il fallait trancher la tête.

Et quel sort réserver à Cayban, ce Judas qui nous avait vendus à Dragut ? La mort ! J’étais prêt à la donner.

— Des hommes pourris, murmurait Spriano.

Mais il affirmait qu’ils auraient été tout aussi nuisibles s’ils avaient conservé leur foi. Que l’homme était une créature de Dieu, même s’il avait versé dans l’erreur. Que seuls ceux que le démon habitait, qui s’étaient mis au service du Mal, méritaient qu’on les châtiât. Dragut et Cayban étaient de ceux-là. Mais le capitan-pacha Aga Mansour, et même Mocenigo ou Ramoin, et aussi bien – il baissait la voix – Mathilde de Mons pouvaient être sauvés. Le Mal en eux n’avait pas étouffé le Bien.


J’écoutais Spriano mais je refusais de l’entendre.

Il était plus âgé que moi. Il avait vécu dans les comptoirs vénitiens des îles Ioniennes, hébergeant souvent dans sa maison des marchands turcs, discutant âprement avec eux du prix des épices ou de la soie.

— Hommes comme nous, disait-il.

Je lui rappelais le marché aux esclaves où déjà les chrétiens débarqués avaient dû monter sur l’estrade au milieu de la foule qui attendait, impatiente, qu’on vendît enfin les femmes captives.

J’entraînais Michele Spriano. Je ne pouvais assister à ce spectacle, à notre humiliation.

Dieu nous avait voulus libres, non esclaves des infidèles.

Si ma vindicte était personnelle, la guerre, elle, était celle de la sainte Église contre l’islam. Il fallait combattre pour le triomphe de la Juste Foi, pour notre Dieu.

C’étaient eux ou nous.

Le Mal ou le Bien.

— Chaque homme, disait Spriano, livre cette bataille en lui-même.

Je répondais que, selon son maître Dante, Mahomet était en enfer, le corps fendu par le milieu.

Spriano souriait. Il était heureux de m’avoir fait connaître Dante, sa Divine Comédie.


Un jour, la pénombre tombait déjà alors que nous marchions dans une ruelle sombre, nous dirigeant vers le bagne, quand j’ai reconnu Cayban. Il poussait devant lui un âne chargé de sacs.

Il a donné un coup de fouet sur l’échine de l’animal qui a pris le trot, et s’est mis à courir derrière lui.

Je l’ai agrippé par les épaules. Il a hurlé. Je l’ai bâillonné, poussé sous une poterne.

Spriano m’a rejoint.

— Laisse-le ! a-t-il murmuré.

Cayban se débattait, répétant qu’il pouvait nous venir en aide : un navire français devait arriver à Alger ; il serait facile de se glisser à son bord. Il suffisait de payer le capitaine, venu de La Rochelle, un dénommé Robert de Buisson avec qui, plusieurs fois déjà, il avait traité de ces sortes d’affaires. Il exigeait cinq cents ducats par chrétien qu’il aidait à fuir. Cayban était prêt à nous les donner.

— Mille ducats pour vous deux, ressassait-il.

Je lui ai serré la gorge et ai demandé à Spriano de le fouiller.

Spriano a reconnu la bourse qu’il m’avait lui-même remise et que Cayban m’avait soustraite.

— Cet homme-là est le Mal, ai-je dit. Dieu nous le livre pour que nous le châtiions.

J’ai soutenu le regard de Spriano.

— Laisse-le, a-t-il de nouveau murmuré.

— Il est Judas. Il nous dénoncera !

Spriano a baissé la tête.

Qu’il est facile, Seigneur, de tuer un homme !

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