3.
Seigneur, Vico Montanari avait raison !
Tout au long de ma vie j’ai vu couler le sang des hommes et, Vous le savez, je l’ai moi-même répandu.
Souvent, avec un entrain féroce, j’ai crevé les corps ennemis à coups de dague et d’épée.
J’ai ordonné aux arquebusiers que je commandais d’ouvrir le feu en visant la poitrine et le visage des infidèles et des hérétiques.
Et lorsque, le dimanche 7 octobre 1571 en fin de matinée, j’ai bondi sur la Sultane, la galère capitane d’Ali Pacha, j’ai crié qu’il ne fallait pas faire de quartier.
Je n’avais jamais vu les infidèles se refuser le plaisir d’infliger des souffrances à l’un d’entre nous.
Durant ces cinq années que j’ai passées dans les bagnes barbaresques d’Alger ou enchaîné au banc de leurs chiourmes, combien de chrétiens ont-ils tailladés, écorchés, empalés, dépecés, parce qu’il fallait que le maître musulman amuse et surprenne ses invités, ou glace d’effroi la chrétienne que, ce soir-là, il avait choisie dans son harem ?
Il suffit que je me souvienne de ces scènes pour en avoir, tant d’années après, le corps couvert de sueur. Et il faut que je me morde les lèvres, Seigneur, pour ne pas hurler de rage et maudire non seulement l’infidèle, notre bourreau, mais les renégats qui avaient fait alliance avec lui, oubliant que nous étions des milliers de chrétiens à souffrir sous sa loi.
Alors que notre vie dépendait du bon vouloir et des humeurs de notre maître, comment n’aurais-je pas maudit mon père, mon frère et mon roi qui accueillaient des infidèles dans nos ports et sur notre terre, les honoraient, préparaient avec eux le siège de villes chrétiennes parce qu’elles appartenaient à l’empereur Charles Quint, au roi des Espagnes ou au duc de Savoie ?
Je n’ai donc eu aucun remords quand, au soir de la bataille de Lépante, j’ai vu flotter par centaines des cadavres d’infidèles au milieu des rames, des épaves brisées, des mâts rompus par la canonnade. J’ai éprouvé au contraire le sentiment d’une mission accomplie, d’un juste devoir rempli.
Éclairée par les incendies qui achevaient de dévorer les galères musulmanes, la mer était comme du sang.
Je devinais, courant au milieu des flammes, les silhouettes de nos soldats, de nos marins, des forçats chrétiens qu’on avait libérés de leurs chaînes pour le temps des combats. Ils pillaient les coffres des pachas, s’enveloppaient de tissus de soie, achevaient ou jetaient à la mer les blessés infidèles.
De temps à autre, dominant le son des trompettes, des castagnettes et des tambours, voire le crépitement des ultimes arquebusades, des cris retentissaient : « La victoire est à nous ! » lançaient d’une galère à l’autre les chrétiens. C’était comme un rugissement qui roulait sur la mer rougie.
J’étais appuyé au château de poupe de la Marchesa.
Blessés et morts gisaient autour de moi parmi les débris de bois.
Assis à mes côtés, Miguel de Cervantès étanchait le sang qui coulait de son bras et de sa main gauches, main brisée par une décharge d’arquebuse.
Les vêtements déchirés, l’armure bosselée, Vico Montanari somnolait contre mon épaule.
Le visage balafré par un coup de lame, Benvenuto Terraccini regardait la tête du christ que j’avais posée sur mes genoux, la tenant à deux mains. Il répétait qu’il avait toujours su que son œuvre nous protégerait, qu’elle était signe de victoire, parce qu’une volonté divine avait guidé sa main lorsqu’il avait sculpté le bois.
Plus loin sur le pont, parmi les corps allongés, j’ai reconnu celui d’Enguerrand de Mons.
J’ai craint, en découvrant les taches de sang qui maculaient sa cape blanche de chevalier de Malte, qu’il n’eût succombé.
J’ai fermé les yeux et prié Dieu qu’il me fasse compagnon du dernier voyage d’Enguerrand de Mons.
Nous cheminions de conserve depuis si longtemps !
Enguerrand de Mons et moi nous nous étions d’abord griffés, mordus, empoignés, battus à coups de branche ou d’épée dans les forêts qui entourent la Grande Forteresse de Mons et le Castellaras de la Tour. Puis nos familles s’étaient réconciliées pour quelques mois.
Le roi François Ier avait cessé sa guerre contre l’empereur Charles Quint et décidé de se rapprocher de la sainte Église et de son pontife, Clément VII Je n’ai compris cela que plus tard, quand j’ai cherché à déceler pourquoi, après s’être tant haïs, les Mons et les Thorenc chevauchaient côte à côte sur la route qui, par Draguignan, conduit à Marseille.
J’écoutais. J’observais. J’entendais le père Verdini raconter comment les « mal-sentants de la foi » avaient défié le roi jusqu’en son château de Blois en affichant des placards imprimés sur la porte de la chambre du souverain.
Il avait pu y lire qu’il n’était, lui, le Très Chrétien, qu’un homme qui refusait la vérité sainte, qui professait, comme tous les papistes, les « horribles, grands et insupportables abus de la messe papale inventée directement contre la sainte cène de Notre-Seigneur, seul médiateur et sauveur Jésus-Christ. »
Furieux, le roi avait appris que ces placards avaient été répandus partout et qu’à Paris une statue de la Vierge avait été brisée au coin de la rue du Roi-de-Sicile et de la rue des Juifs, qu’en d’autres villes du royaume les huguenots, les adeptes de la secte luthérienne, avaient commis de semblables sacrilèges.
Alors François Ier avait ordonné qu’on brûle ces prétendus réformés qui n’étaient que de vrais hérétiques. Et dans tout le royaume les flammes des bûchers avaient commencé de s’élever, la chair de grésiller.
Le père Verdini se signait en se félicitant : « Dieu, disait-il, avait éclairé le roi et ceux qui le suivaient. »
Mon père et mon frère avaient regagné le Castellaras de la Tour. Ils avaient assisté à toutes les messes que le père Verdini célébrait dans notre chapelle. Ils l’avaient écouté, sans ciller, vouer à l’enfer les « mal-sentants de la foi », mais aussi ceux – et sa voix avait tremblé – qui prenaient langue avec les infidèles afin qu’une alliance impie se noue entre un royaume chrétien et les profanateurs du tombeau du Christ.
Puis j’avais appris avec étonnement que nous allions nous mettre en route pour Marseille en compagnie des sieurs et dames de Mons.
Je n’avais jamais vu le père Verdini dans un tel état d’exaltation. Il m’annonça que le pape Clément VII et le roi François Ier allaient se rencontrer. Le pape se rendrait à Marseille avec une flotte de dix-huit galères. Sur l’une d’elles avait pris place sa nièce, Catherine de Médicis, dont le souverain pontife allait célébrer le mariage avec Henri, fils du roi Très Chrétien.
Le père Verdini avait répété que Dieu avait enfin dessillé les yeux du souverain et qu’ainsi la chrétienté serait unie, que c’en serait bientôt fini des huguenots, des « mal-sentants de la foi » ; qu’enfin rassemblés et plus forts que jamais les chrétiens pourraient lutter contre l’infidèle, et le chasser de Jérusalem.
Tout au long de ce voyage dans une campagne qui sentait les fruits mûrs et le raisin pressé, où parfois nous franchissions à gué des rivières gonflées par les pluies de septembre, j’ai chevauché près de la voiture où se tenaient les dames de Mons.
L’une d’elles était une jeune fille que j’imaginais de mon âge, dont les blonds cheveux étaient noués en longues tresses rassemblées en chignon.
Lorsque je l’avais vue, j’avais remercié Dieu d’avoir permis la naissance d’une personne dont la rencontre me donnait la joie et l’émotion les plus fortes que j’eusse jamais éprouvées.
Elle se nommait Mathilde et était la sœur d’Enguerrand de Mons.
À Marseille, lors de l’entrée du pape qui s’avançait, précédé du saint sacrement, au milieu des acclamations de la foule agenouillée, puis le lendemain, lorsque le roi et la reine défilèrent à leur tour dans la ville avec leurs officiers de maison, et ensuite encore, lors de la célébration du mariage, je n’ai regardé que Mathilde de Mons.
Elle était à peine plus jeune que Catherine de Médicis dont j’avais entendu mon père et mon frère dire qu’elle avait dans les quatorze ans.
J’ai donc rêvé de demander à mon père de présenter une demande en mariage aux Mons. Et j’ai imaginé déjà que nous célébrerions notre union, Mathilde et moi, dans la chapelle du Castellaras de la Tour.
Puis le père Verdini, exalté, m’a appris que les familles Mons et Thorenc allaient annoncer le mariage de Guillaume, mon frère, et de Mathilde. Ce fut la première et peut-être la plus grande douleur de ma vie, si inattendue, comme un coup de dague entre mes deux épaules, à la base du cou, quand le sang jaillit à gros bouillons et que le corps n’est plus qu’une gargouille qui se vide.
Seigneur, j’ai souhaité à cet instant que la paix qui s’était établie entre les Mons et les Thorenc soit rompue, et peu importait s’il fallait, pour cela, que le roi François Ier choisît à nouveau de s’allier avec les infidèles, que mon père et mon frère reprissent le chemin de leurs ambassades auprès des Turcs !
Oui, Seigneur, ma déception et mon amertume étaient si vives que tout me paraissait préférable au mariage de Guillaume et de Mathilde de Mons.
Et, comme je l’espérais, ils ne se sont jamais unis.
Il a suffi de quelques mois pour que la belle alliance célébrée à Marseille s’effiloche.
C’était Charles Quint qui s’emparait de Tunis et libérait des milliers de chrétiens, devenant ainsi le protecteur de la chrétienté.
C’était François Ier qui demandait à mon père et à mon frère de rejoindre Constantinople pour y rencontrer le sultan.
Ils m’abandonnèrent à nouveau au Castellaras de la Tour en compagnie de Salvus et du père Verdini. J’écoutai leur condamnation du roi Très Chrétien et de ceux qui le suivaient.
J’apercevais sur l’autre rive de la Siagne la Grande Forteresse des Mons. Il me semblait que Mathilde devait me voir, peut-être m’attendre.
Mais comment la rejoindre ?
La Siagne, la rivière qui nous séparait, était devenue un abîme, un torrent de sang.
Les armées de Charles Quint la traversaient, venant de Nice, pour aller combattre les trente mille hommes des troupes royales qui les attendaient dans un camp fortifié de la plaine du Comtat.
Ainsi ai-je découvert pour la première fois la guerre. Les paysans s’installaient dans nos forêts, fuyant leurs villages pillés par les lansquenets de Charles Quint. Le père Verdini craignait que ces reîtres ne viennent jusqu’au Castellaras de la Tour et n’y mettent le feu pour punir les Thorenc de leur fidélité au roi de France. Il tremblait aussi pour nos vies et la vertu de ma sœur Isabelle. Puisque mon père et mon frère étaient absents, il suggéra que nous nous réfugiions dans la Grande Forteresse : les lansquenets ne l’attaqueraient jamais puisque les Mons étaient les protégés de l’empereur et du duc de Savoie.
Et puis, prêchait-il, là est la Juste Foi, là sont ceux qui défendent la sainte Église.
Je me réjouissais de ses propos. Je priais pour qu’il ait le courage de prendre cette décision.
Mais, tenaillées par la faim, les troupes de Charles Quint ont été vaincues. Leurs entrailles pourries par la maladie, elles ont dû regagner les terres du duc de Savoie, et mon père et mon frère sont rentrés de leur ambassade.
Ma sœur leur a révélé que j’avais accepté de gagner la Grande Forteresse des Mons et m’a ainsi livré à leur colère.
J’étais félon, traître au roi de France et à ma famille.
Ainsi a débuté cette partie de ma vie dont la bataille de Lépante fut le couronnement.
Sur le pont de la Marchesa, j’ai rouvert les yeux. J’ai vu Enguerrand de Mons se redresser lentement en prenant appui sur son glaive.
Pour lui et pour moi, le moment de nous présenter devant Dieu n’était pas encore venu.
Je me suis levé, j’ai rejoint Enguerrand et nous nous sommes donné l’accolade.
Ruggero Veniero s’est avancé vers nous.
— La victoire a été grande ! a-t-il clamé. Il faut en remercier Dieu.
Nous nous sommes signés.
Veniero a montré les corps étendus sur le pont, les cadavres qui venaient battre la coque de la Marchesa et auxquels le mouvement des vagues donnait une apparence de vie.
— Tant de nos gentilshommes de grande valeur sont morts, a-t-il dit. Mais je ressens envers eux de l’envie plutôt que de la compassion. Ils sont morts dans l’honneur, pour leur patrie et leur foi en Jésus-Christ !
J’ai serré contre ma poitrine la tête tranchée du christ.
Tu hoc signo Turcos vici.
Avec ce signe j’avais vaincu les Turcs.