20.

Libre !

Je prie, agenouillé sur le sable d’Espagne, là où les vagues viennent mourir.

Je remplis mes paumes de cette eau bruissante, plonge mon visage dans la vasque de mes doigts.

J’aime le goût salé de la mer. C’est l’âpre saveur de la liberté.

Merci, Seigneur !

Michele Spriano s’agenouille près de moi, puis se redresse presque aussitôt. Il traverse la plage, écarte les roseaux qui couronnent les dunes, grimpe sur les rochers. Sa silhouette se détache sur le ciel encore sombre de l’aube. Il fait de grands gestes, m’invite à le rejoindre.

Je ne bouge pas.

Je veux que l’instant où je recouvre la liberté sur une terre chrétienne se prolonge.

Je suis comme Dante lorsqu’il aborde le rivage du Paradis.

Le soleil qui s’élève au-dessus des collines entourant la baie m’éblouit.

Je ne vois plus Michele Spriano.

Je me retourne.

La chaloupe qui nous a conduits à terre a déjà rejoint le navire. Les marins s’affairent. Dans le silence de l’aube à peine effrangé par le ressac, j’entends la voix de Robert de Buisson qui donne l’ordre de hisser les voiles.

Elles claquent, puis se gonflent. Le navire met cap au large.

Buisson nous avait avertis qu’il ne s’attarderait pas le long de cette côte andalouse. De la pointe de Palos à Málaga, elle était infestée par les corsaires de Tétouan. Ils hantaient les criques et les golfes, se tenaient à l’affût derrière les caps. Ils attaquaient tous les navires autres que barbaresques et bénéficiaient de la complicité des Maures qui peuplaient l’ancien royaume arabe de Grenade et de Cordoue.

Les Espagnols, avait ricané Robert de Buisson avec une moue de mépris, imaginaient avoir converti les Maures !

— Les papistes prennent leurs rêves pour la réalité. Ils croient que le corps du Christ est dans un morceau de pain, et son sang dans un verre de vin ! Alors ils ont pensé que les Maures qui entraient dans les églises et y priaient étaient devenus de bons chrétiens !

Robert de Buisson s’était exclamé, en crachant sur le pont à nos pieds :

— Faux renégats, faux convertis ! Les Maures prient, mais en direction de La Mecque. Je n’ai encore jamais rencontré un musulman devenu vraiment chrétien !

Ces Maures, avait poursuivi Buisson, s’ils nous découvraient, s’empareraient de nous pour nous livrer aux Barbaresques. Nous étions de bonne prise, des captifs de rançon qu’ils pourraient monnayer. Et si nous résistions ils nous trancheraient la gorge.

Il avait fait glisser son pouce en travers de son cou.

Mais les Espagnols ne seraient pas plus tendres. Ils exigeraient de savoir qui nous avait déposés sur leur côte. Ils se méfiaient des corsaires français.

— Ils me haïssent plus encore qu’ils ne détestent les Barbaresques. Je suis de La Rochelle. Ils ne savent rien de l’Océan, alors que le pays des Barbaresques est le jumeau du leur. Les Maures sont leurs voisins. C’est moi, l’étranger ! Que leur importe que je sois chrétien ? D’ailleurs, à leurs yeux, je suis hérétique !

Robert de Buisson m’avait saisi par l’épaule au moment où j’embarquais dans la chaloupe.

— Thorenc, vous êtes de bonne lignée franque. Papiste, mais votre père est au roi ! Qu’allez-vous faire en Espagne en compagnie d’un marchand florentin ? Un Italien est toujours un serpent : voyez la reine, cette Médicis ! Ça sue le venin par tous les pores. Et, pour les Espagnols, vous resterez un Français, quoi que vous leur disiez ! Ils ne vous égorgeront pas, mais vous étoufferont. Vous savez ce qu’est le garrot ? On vous brise la nuque en vous écrasant la gorge. Ils font ça lentement. Ou bien – il m’avait tapoté l’épaule – ils vous livreront à l’Inquisition, et le grand juge vous condamnera au bûcher ou aux galères comme huguenot ou renégat.

Il s’était penché vers moi.

— Thorenc, je vous le dis : je préfère un Turc à un Espagnol ! Venez donc avec moi à La Rochelle. C’est votre pays, le royaume de France !

Il m’avait retenu, serré contre lui.

— Votre royaume, Thorenc ! avait-il répété.

Je l’avais écarté et avais sauté dans la chaloupe.

— Mon royaume est ma foi ! avais-je répondu au moment où l’embarcation s’éloignait du navire. Je suis du pays qui fait la guerre aux infidèles, non de celui qui s’allie à eux.

— Louis de Thorenc, votre père…, avait crié Robert de Buisson.

J’ai pensé, sans osé répondre en ces termes à Robert de Buisson : « Je n’ai pas d’autre père que Dieu ! »


Puis j’ai regardé avancer vers moi la terre d’Espagne.

En voulant la fouler plus vite, j’ai trébuché et suis tombé sur le rivage, recouvert par l’écume blanche des vagues.

Je suis resté longtemps les bras en croix, la bouche dans le sable humide et froid.

Cette mer qui me recouvrait, c’était l’eau du baptême d’un homme à nouveau libre.


Je gravis la colline. Le soleil s’élève et, avec lui, renaît le bruissement entêtant des insectes.

Je m’arrête à chaque pas. J’écoute. Je me tourne vers l’horizon. Le navire de Robert de Buisson a déjà doublé le cap. J’aperçois seulement le haut de sa voile. La mer dans la baie est une étendue vide et bleue, elle mesure l’espace qui me sépare désormais de l’enfer.

Je suis libre sur une terre chrétienne !

Je retrouve Michele Spriano au sommet de la colline.

Tout à coup, j’entends, venant d’au-delà de cette forêt de chênes-lièges qui s’étend devant nous, le son des cloches qui, parfois, s’estompe ou se rapproche.

C’est mon cœur qui résonne. Chaque note est le battement de ma liberté. Je suis de retour chez moi. La cloche chasse la voix aiguë du muezzin.

Michele Spriano tend le bras.

Au loin, je devine le clocher dressé au-dessus des toits rouges.

Au diable les minarets et les terrasses blanches d’Alger !

Je dévale la pente de la colline, suivi par Spriano. Nous atteignons la forêt. Je cours plus que je ne marche vers cette église. Voilà sept années que je n’ai pu m’agenouiller devant un autel, dans Ta Maison, Seigneur !

Nous traversons des clairières, étangs verts dans la rousseur du sol. À quelques pas, j’aperçois un jeune berger assis contre un arbre. Il taille une branche, relève la tête, se dresse. Il crie, le visage déformé par l’effroi :

— Les Maures, les Maures sont au pays ! Aux armes !

Il détale entre les arbres malgré nos appels. Nous nous arrêtons. Nous nous regardons : couverts de poussière, nos tuniques, nos foulards, nos gilets, nos turbans sont ceux que nous avions revêtus pour nous glisser à bord du navire français. Ces hardes ont trompé le berger. Je les arrache comme une peau sale qui m’a si longtemps collé au corps que je l’ai oubliée ; il a fallu ce cri de terreur du berger pour que je la sente me défigurer, m’oppresser.

Brusquement, des cavaliers surgissent, nous entourent, nous poussent de leurs lances.

Je tente d’empoigner la hampe d’une de ces armes, et crie.

J’ai appris l’espagnol durant mes sept années d’enfer. Spriano le parle encore mieux que moi. Je me frappe la poitrine du poing.

— Chrétiens, esclaves des infidèles ! Captifs de rançon, évadés des bagnes d’Alger, voilà ce que nous sommes !

Je répète sans fin ces mots. L’homme qui commande la petite troupe est aussi brun qu’un Maure. Ses yeux sont perçants comme ceux de Dragut. Il me frappe du plat de sa lance et s’exclame :

— Renégats, espions des Barbaresques ! dit-il, en me piquant la gorge de la pointe de sa lance.

Je crie encore :

— Nous sommes les compagnons de Diego de Sarmiento. Sarmiento !

Il écarte son arme.


Nous marchons vers le village. Dès que nous avons atteint les premières maisons, des paysans se rassemblent et nous font cortège. Les femmes nous maudissent, les hommes nous lancent des pierres.

Sur la place, devant l’église, un paysan accroche à la branche d’un des platanes une corde terminée par un nœud coulant.

Seigneur, voulez-Vous que nous mourions ici sur la terre chrétienne retrouvée ?

Un prêtre sort de l’église, repousse les villageois, nous dévisage. Râblé, la tête rasée, ses gestes sont vifs.

Je répète :

— Diego de Sarmiento, notre compagnon de chiourme et de bagne, était de Grenade. Le roi des Espagnes, Philippe, a payé sa rançon. Diego de Sarmiento : chrétien comme moi, comme nous !


Le prêtre nous entraîne à l’intérieur de l’église. Je ferme les yeux.

Cette fraîcheur, cette odeur d’encens… Ce murmure des femmes en prière…

J’entre dans le confessionnal. Le prêtre l’a exigé. Dans la pénombre, j’entends sa respiration rauque. J’appuie ma tête contre le bois.

Il me questionne. Et tout ce que j’ai cru emporté, lavé par le ressac et l’écume blanche, alors que j’étais recouvert par les vagues, revient, m’habite et m’obsède.

Je dis Dragut et Mathilde de Mons.

Je dis les suppliciés, les écorchés et les fendus, les tailladés et les dévorés.

Je dis Cayban.

Je dis mes mains autour du cou de ce renégat dont le corps glisse contre le mien et devient si vite aussi froid que la terre au crépuscule.

Le prêtre m’absout.

Il m’informe que l’oncle de Sarmiento, don Garcia Luis de Cordoza, est capitaine général de Grenade. Et que le comte Diego de Sarmiento est auprès de Philippe II, régent d’Espagne :

— Mais Dieu seul sait où ! Notre régent parcourt le monde aux côtés de son père l’empereur.

Le père se signe.

Il nous fera accompagner à Grenade, chez don Garcia.


Nous quittons l’église. Le soleil brûle la terre, la peau, les yeux.

Le prêtre bouscule et harangue les paysans qui sont restés rassemblés.

— Ce sont de bons chrétiens, dit-il en nous montrant. Ils reviennent de l’enfer. Priez pour eux qui ont vécu esclaves des infidèles, soumis à la loi de Lucifer !

Je regarde les visages des hommes qui nous entourent : Maures, Espagnols ? Faux convertis ou vrais chrétiens ?

Ils ont le teint mat. Ils ressemblent aux infidèles qui m’ont si souvent dévisagé sans compassion dans les ruelles de Toulon ou d’Alger.

La foi n’est-elle pour la plupart qu’un masque derrière lequel grimace la bête démoniaque ?


Ma joie d’être libre pour la première fois se voile.

J’ai peur de penser comme un mécréant, un hérétique, un païen.

Seigneur, ne peut-on quitter l’enfer qu’en quittant la vie ?

Et cette terre où nous passons notre vie charnelle est-elle seulement le royaume de la souffrance, l’empire de Lucifer ?

Mais si le Mal y règne, comment y défendre le Bien ?

Comment condamner ceux qui se soumettent à la loi du diable, si elle règne ici sans partage ?

Je marche tête baissée.

Je ne veux pas confier mes craintes et mes doutes à Michele Spriano, mais je sais que je vais devoir affronter de nouvelles tentations, de nouvelles épreuves.

Une terre même chrétienne ne saurait être le paradis.

Загрузка...