1.
Moi, Bernard de Thorenc, je commence à écrire, en implorant la miséricorde de Dieu, le récit de ma vie.
J’ai pris cette décision hier après que Vico Montanari, mon vieux compagnon, m’eut annoncé que Philippe II, roi des Espagnes, avait été rappelé à Dieu le 13 septembre de l’année 1598.
Nous étions le 7 janvier, jour anniversaire de ma naissance, il y avait soixante et douze années.
Car j’ai vu le jour en 1527, la même année que Philippe II. Mon père avait paru fier et heureux de cette coïncidence qui me plaçait, à l’en croire, sous les mêmes auspices glorieux que le fils de l’empereur Charles Quint.
Mais alors sa mort scellait aussi ma vie.
Et que la nouvelle de ce décès m’ait été donnée dans la même salle où j’étais né m’a paru le signe que Dieu, dans Sa bonté, m’avertissait. Il n’avait pas voulu me saisir par surprise, me laissant ainsi le temps de me préparer à comparaître devant Lui.
J’ai voulu connaître, comme on se regarde dans un miroir, les derniers moments du roi Philippe II, dont Montanari avait été le témoin. Ambassadeur de la république de Venise auprès du souverain, j’ai pensé qu’il n’ignorait rien des détails de l’agonie du souverain.
Mais il a paru ne pas entendre mes questions alors même qu’aux coups d’œil qu’il me lançait et à la manière dont il détournait le regard j’étais sûr qu’il avait perçu mon impatience et en avait deviné les raisons. La mort de Philippe II annonçait la mienne, ses souffrances préfiguraient celles que j’allais devoir affronter.
Pourtant, au lieu de répondre à mon attente, Montanari s’est attardé à décrire les obstacles qu’il avait rencontrés tout au long de son voyage, lequel avait duré plus de trois mois.
Penché en avant, les pieds contre la cheminée, mains tendues au-dessus des flammes, il m’a expliqué qu’il avait quitté le palais de l’Escurial dès le lundi 14 septembre. Il s’était rendu à Barcelone afin d’embarquer sur un navire qui l’eût conduit au plus vite jusqu’à Venise. Mais aucun capitaine n’était disposé à prendre la mer ne fût-ce que pour voguer jusqu’à Gênes. Tous craignaient les tempêtes d’un automne précoce et les pirates barbaresques, toujours à l’affût, quelle que fût la saison.
Montanari avait donc été contraint d’emprunter la voie terrestre.
La neige tombée tôt avait rendu le franchissement des Pyrénées difficile. Des pluies torrentielles l’avaient contraint à séjourner longuement à Montpellier, puis à Nîmes. Une fièvre maligne l’avait terrassé en Avignon où il avait dû demeurer plusieurs semaines isolé, accusé de répandre les miasmes de la peste atlantique dont on savait qu’elle ravageait Tolède et Séville, Valladolid et Madrid, et à laquelle on imputait la mort du roi Philippe II.
Montanari avait dû fuir la ville pour échapper à une foule menaçante qui voulait incendier l’auberge où il était descendu.
Affaibli, il avait cheminé lentement. Le temps, tout au long de la route d’Avignon à Apt et Draguignan, était aux bourrasques et aux nuits glaciales.
Parvenu à Grasse, il s’est souvenu que ma demeure était située à quelques heures de marche, le long de la vallée de la Siagne, et, au début de l’après-midi de ce 7 janvier 1599, il a frappé à la poterne du Castellaras de la Tour.
Le vent soufflait en rafales, ployant les arbres nus, repoussant la neige contre les murailles, comblant les fossés, hurlant comme une horde de loups affamés.
Je n’ai d’abord reconnu que la voix grave et le regard voilé de Vico Montanari.
J’ai aussitôt serré contre moi son corps de vieil homme. Il grelottait et j’étais ému au souvenir de la vigueur du jeune soldat qui, sur le pont de la galère la Marchesa, avait vu avec moi la flotte turque d’Ali Pacha surgir dans la lumière grise de l’aube, sur cette mer Ionienne encore noire mais que le combat allait teinter de rouge. Je l’avais retrouvé à Paris, ambassadeur de la sérénissime République. C’était alors un homme dans la force de l’âge et durant les journées sanglantes de la Saint-Barthélemy il m’avait ouvert sa porte.
Mais nous étions devenus vieux.
Cependant que les valets l’aidaient à ôter son long manteau au col de fourrure, puis ses bottes, il murmura :
— Le roi Philippe est mort.
Peut-être a-t-il cru que je n’avais pas entendu, car il a répété d’une voix forte :
— Le roi de notre jeunesse héroïque, le fils de l’empereur Charles Quint, le roi de Lépante a été rappelé à Dieu !
J’ai reculé comme si j’avais craint que cette nouvelle, telle une maladie, ne me pénètre et me terrasse.
À cet instant, j’ai compris que l’heure de ma mort était venue et qu’il fallait que je me prépare, par la confession de toute ma vie, à comparaître devant Dieu.
Je l’ai invité à me suivre dans la chapelle, à quitter cette grand-salle où le feu flambait, illuminant de ses hautes flammes les murs de pierre.
J’étais né là, devant cette cheminée, entouré de mon père Louis, de mon frère Guillaume et de ma sœur Isabelle. On m’a raconté que notre confesseur, un jeune moine dominicain, Verdini, et le médecin Salvus tenaient chacun l’une des mains de ma mère. La pauvre femme geignait, le visage couvert de sueur. Dieu n’avait pas voulu qu’elle survécût à ma naissance.
J’ai guidé Montanari jusqu’à l’autel.
Nous nous sommes agenouillés épaule contre épaule, comme nous l’avions fait sur le pont de la Marchesa, en cette aube du 7 octobre 1571, la tête levée vers le crucifix qui couronnait le grand mât de notre galère. Près de nous se tenaient, priant avec la même ferveur, Benvenuto Terraccini, le Vénitien qui avait sculpté ce christ en croix, et Miguel de Cervantès, l’Espagnol, qui tremblait de fièvre mais avait tenu à prendre sa place parmi les soldats afin de combattre les infidèles.
Lorsque les gardes-chiourme avaient commencé à crier, à frapper pour que les rameurs accélèrent la cadence, nous nous étions redressés, nous portant tous vers la proue de la Marchesa afin de pouvoir bondir sur l’une des galères musulmanes que nous allions éperonner.
Ce fut la Sultane, la galère capitane d’Ali Pacha. Notre grand mât brisé par la canonnade s’était effondré sur le pont ennemi et il m’avait semblé que mes os craquaient avec lui.
Lorsque j’ai vu un janissaire trancher d’un coup de hache la tête du christ, j’ai sauté à bord de la Sultane avec Terraccini et Montanari à mes côtés.
C’était il y a près de trois fois dix ans, à la bataille de Lépante.
Nous avons prié dans ma chapelle pour le salut du roi Philippe.
Puis Montanari s’est avancé jusqu’à l’autel et a contemplé longuement cette tête de christ que j’avais placée à droite du tabernacle, sur l’étendard de damas rouge, celui qui flottait à la poupe de notre Marchesa et qui portait la devise : Tu hoc signo vinces ainsi que, brodées, les figures du Christ, de saint Paul et de saint Pierre.
Montanari s’est signé puis a placé ses mains sur mes épaules.
— Le voyage jusqu’ici a été long, m’a-t-il dit.
Ce faisant, il m’a semblé qu’il parlait aussi de toutes ces années écoulées depuis ce matin du 7 octobre, quand notre galère doubla la pointe de Scropha et que nous découvrîmes, venant de Lépante, occupant presque toute l’étendue du golfe de Patras, les vaisseaux musulmans d’Ali Pacha.
Nous sommes sortis de la chapelle et nous sommes installés devant la cheminée, dans la grand-salle.
— Philippe II est donc mort ! ai-je lâché.
J’attendais avec anxiété que Montanari me parlât de l’agonie du souverain, mais il a commencé le récit de son long voyage, et ce n’est qu’au moment où le rougeoiement des braises éclairait seul la pièce et que le froid commençait à peser sur nos épaules qu’il a murmuré :
— Le corps du roi était couvert d’abcès, de plaies, de sang, et cela a duré cinquante-trois jours.
J’ai écouté Vico Montanari.
Il décrivait un calvaire, ne m’épargnant rien.
J’ai vu les abcès qui, gros comme des œufs, gonflaient à la pliure des genoux, à l’aine, sur la poitrine et le cou de Philippe II. J’ai fermé les yeux quand le chirurgien les a fendus de la pointe de son scalpel.
J’ai vu le corps du souverain s’enfler comme une outre tandis que ses mains et ses pieds, son visage se desséchaient, la peau pareille à un parchemin usé qu’un faux mouvement suffit à déchirer.
Mais le fils de Charles Quint, qui avait régné sur Bruxelles, Milan et Naples, sur Lisbonne et le Nouveau Monde, ne bougeait plus. Ses chairs couvertes de poux grouillaient de vers. Pour tenter de vidanger les pourritures qui s’accumulaient dans son ventre, il avait fallu crever le lit afin que les déjections s’écoulent, puisque son corps, réduit à l’état de plaie purulente, ne pouvait plus ni se mouvoir ni être soulevé.
Il avait fait placer près de son lit un cercueil tapissé de satin blanc et exigé qu’on en préparât un autre, en plomb, dans lequel on coucherait son cadavre qu’il ne faudrait ni autopsier ni embaumer.
On veillerait seulement à ce que ses bras soient repliés sur sa poitrine et à ce qu’il tînt dans sa main le simple crucifix de bois qu’avait serré entre ses doigts morts l’empereur Charles.
Aux premiers jours de sa maladie, Philippe avait voulu qu’on ouvrît le cercueil de l’empereur pour qu’on s’assurât que c’était bien ainsi, bras croisés sur la poitrine, qu’avait été inhumé son père.
J’écoutais.
Je me souvenais du roi des Espagnes, droit dans son armure aux rivets d’or. Colliers et bijoux, foulards et dentelles rehaussaient le noir métal.
Je m’étais incliné devant le souverain dont je partageais alors la jeunesse. D’une extrémité du monde à l’autre il combattait pour Dieu et l’Église.
J’avais voulu le servir.
Pour lui, j’avais lutté contre les Maures, les Turcs et les hérétiques.
J’avais osé parfois croiser son regard, j’en avais saisi le bref éclat quand il dévisageait une femme.
Et lui qui décidait d’un mot du sort de peuples entiers était devenu cette chair gangrenée livrée à la vermine.
Quels péchés avait-il donc commis pour que Dieu le soumît à une telle torture ?
J’ai interrompu Montanari.
Toute ma vie, lui ai-je rapporté, j’avais défendu l’honneur de Philippe II. J’avais combattu ses ennemis, même quand ils appartenaient à ma propre famille. Je n’avais jamais cru à leurs accusations. Je leur avais fait rendre gorge chaque fois que je les entendais prétendre que Philippe II avait été un frère incestueux, qu’il avait ordonné l’assassinat de son fils, don Carlos, et fait empoisonner son frère don Juan, notre grand général de la Mer, qui avait commandé la flotte chrétienne à Lépante et dont j’avais pu admirer le courage, l’enthousiasme et l’élégante beauté.
Avais-je eu tort de croire aveuglément et si longtemps en la vertu du roi ?
Cette si longue et cruelle agonie n’était-elle pas le châtiment infligé par Dieu à un coupable ?
Montanari m’a écouté puis s’est levé. Il a tisonné le feu, faisant jaillir une myriade d’étincelles, redonnant vie aux braises que des flammèches bleutées, tout à coup, embrasèrent.
— Dieu n’ignore rien, a-t-il murmuré. Mais qui peut prétendre connaître Ses intentions ?
Il a rapproché son fauteuil du foyer puis s’y est à nouveau assis.
— Mais peut-être Dieu s’est-Il désintéressé de nous ? a-t-il poursuivi. Peut-être nous a-t-Il abandonnés aux forces cachées de la nature ? Et sommes-nous pour Lui, depuis que nous avons péché, semblables à des vers ou à des rats ? Que nous soyons galériens, ambassadeurs ou rois, notre vie est aussi vaine que la leur.
Il a entrecroisé ses doigts comme pour une prière.
— Mais je parle comme un hérétique, a-t-il ajouté. On brise les os, on étrangle, on arrache la langue, on brûle pour moins que ça ! Mais si Dieu nous ignore, quelle folie que de vouloir partager les hommes en bien ou mal-sentants de la foi !
Il a placé ses mains au-dessus des flammes.
— Sur le pont de la Marchesa, comment aurais-je imaginé qu’un jour j’en viendrais à penser cela ? a-t-il soupiré. Mais est-ce que je le pense ? Je suis ambassadeur de la sérénissime république de Venise. J’exécute les instructions que me donnent le doge et le Grand Conseil. Il faut que j’obtienne le droit pour nos galères de naviguer librement afin de transporter nos futaines, notre cuivre, notre étain, nos armes, les épices, les drogues, le coton, le poivre. Voilà ce qui compte. Pour le reste…
Il m’a tapoté le genou.
— Le roi des Espagnes est mort. Et chaque homme, toi, moi, le suivra un jour dans la tombe. Dieu seul choisit l’instant et les circonstances. Il faut se tenir prêt.
Après un silence, Montanari a repris son récit. Philippe II avait voulu rassembler autour de son lit ses enfants, l’infante Isabelle et son fils Philippe, appelé à lui succéder. Les ambassadeurs et les grands du royaume avaient été conviés à cette entrevue.
— J’étais là, a narré Montanari. L’odeur, malgré les parfums, était fétide. Nous tenions tous un mouchoir plaqué sur notre visage. On craignait qu’en pourrissant le corps du roi ne répande les germes de la mort. Philippe II avait le visage et les mains dévorés de plaies. D’un mouvement de tête, il appela l’un des médecins, exigea que l’on découvrît son corps. C’est alors que nous avons vu les boursouflures, le sang et le pus mêlés qui dessinaient des auréoles jaunâtres sur la peau et les draps.
« Le souverain s’est quelque peu redressé et les médecins l’ont soutenu. Il a dit d’une voix étouffée : « Voyez, vous, mon fils, et vous qui représentez les rois et les puissances terrestres, voyez ce qu’il reste des grandeurs de ce monde quand Dieu a décidé que l’heure du jugement avait sonné. Méditez sur l’état de mon corps. Voyez ce que c’est que la mort quand elle est à l’œuvre. N’oubliez jamais cela quand vous parlez au nom de vos rois, et vous, mon fils, puisque demain vous allez régner, souvenez-vous où mène le chemin des grandeurs, souvenez-vous de mon corps ! »
« Il est retombé, mais il a continué de murmurer, et jusqu’aux tout derniers instants, quand il a réclamé qu’on approche de ses lèvres le crucifix qui avait appartenu à son père, il n’a jamais fermé les yeux.
« On a placé dans sa main gauche un cierge allumé bénit au couvent de Montserrat. La droite tenait le crucifix. Ses yeux ne se révulsèrent qu’à l’aube, quand commença la première messe chantée.
« Ainsi est mort le roi des Espagnes, ce dimanche 13 septembre 1598.
Montanari s’est levé.
Il voulait repartir dès le lendemain matin. Il devait faire au doge et au Grand Conseil de la République le récit de cette agonie et rapporter ce qu’il savait du caractère et des projets du nouveau souverain, Philippe III.
Je l’ai accompagné jusqu’à sa chambre puis suis retourné dans la chapelle où je me suis agenouillé.
Montanari m’avait dit que durant plusieurs jours Philippe II s’était confessé, implorant le pardon de Dieu pour les fautes qu’il avait commises.
Il me fallait agir de même, dire ce que j’avais fait de ma vie.
J’ai pris dans mes mains la tête du christ posée sur l’autel, puis l’ai portée dans ma chambre et placée sur ma table de travail.
C’est devant le christ aux yeux clos que j’ai décidé d’écrire ma confession.