19.

J’avais rompu le fil d’une vie.

Y a-t-il plus grand blasphème ?

Michele Spriano, à genoux, implorait Votre miséricorde pour cet acte sacrilège.

Je priai, moi, pour Vous remercier d’avoir placé sur notre route ce Judas par la faute duquel quatre de mes compagnons étaient morts dans des souffrances infernales, les uns traînés comme des charognes, les autres martyrisés jusqu’à ce que leurs corps ne fussent plus qu’une seule plaie.

Et Spriano voulait que je desserre mes mains du cou de Cayban ? que je le laisse courir chez les janissaires et révéler que nous lui avions demandé de nous aider à fuir ?

Il m’a semblé, Seigneur, que telle n’était pas Votre volonté. Et j’ai osé penser Vous être fidèle en perpétrant ce sacrilège.

Mes doigts n’ont pas tremblé.

J’étais celui par qui passe la Justice.

Et j’étais sûr que ma rencontre avec Cayban, la confidence qu’il m’avait faite, la bourse remplie de plus de mille ducats que nous avions trouvée sur lui ne devaient rien au hasard.

Vous êtes le grand ordonnateur de toute chose, Seigneur !

Nous avons abandonné dans la pénombre de la poterne le corps sans vie de Cayban, recroquevillé.

Quand nous avons regagné la ruelle, l’âne chargé de sacs raclait les pavés de ses sabots. Il était revenu et attendait son maître. Nous l’avons poussé sous la poterne où nous l’avons attaché.

Celui qui trouverait le corps de Cayban serait tenté de l’enterrer sans mot dire afin de s’emparer de la bête et de son chargement.


J’ai eu l’impression que Dieu, après m’avoir soumis à tant d’épreuves, ordonnait le monde autour de moi et me guidait.

Il ne me laissait pas le temps de me repentir.

J’essayai de convaincre Spriano de tenter de fuir avec moi en achetant la bienveillance de ce capitaine français dont Cayban nous avait donné le nom.

Il hésitait. Il ne voulait pas profiter de cet assassinat duquel pourtant il se sentait complice, puisqu’il ne l’avait pas empêché.

Je le tirais par le bras, le contraignais à descendre avec moi, dès l’aube, vers le port.


Jamais je n’avais éprouvé un tel sentiment de confiance. J’étais sûr qu’une étape de ma vie s’achevait. Ce qui était lié à mon enfance au Castellaras de la Tour s’éloignait de moi. Mathilde de Mons vivait à Constantinople, renégate parée par un vizir débauché et cruel. Moi, j’allais m’enfuir. Rien ne pourrait m’en empêcher. En étranglant Cayban, il me semblait que j’avais tué tous les traîtres.

Par la mort donnée, je m’étais fait homme libre. – Blasphème, blasphème ! répétait Michele Spriano. Hérésie, sacrilège !

Mais il me suivait jusqu’à la jetée.


Un matin, nous avons vu se détacher sur l’horizon des voiles rondes.

Aucune galère, aucune frégate barbaresque ni même espagnole ou vénitienne n’en hissait de semblables.

C’était le Français.

Nous avons attendu qu’il ait lancé et noué ses amarres, puis que les Turcs qui étaient montés à son bord l’aient quitté.

Quand les esclaves noirs et ces pauvres chrétiens pour qui personne ne verserait de rançon ont commencé à décharger de grands ballots de toile, si lourds que la passerelle s’incurvait sous leur poids, nous nous sommes approchés en nous glissant dans la file des portefaix.

Parvenu sur le pont, j’ai vu un homme debout, jambes écartées, main serrant la garde de la longue épée qu’il portait au côté. Il nous a suivis des yeux sans paraître surpris quand nous nous sommes dirigés vers le château arrière, veillant à marcher courbés, nous dissimulant derrière les voiles repliées, descendant les quelques marches conduisant à l’entrepont.

Il allait venir nous y rejoindre. Il fallait attendre la nuit.


Son pas, dans le silence de l’obscurité, a martelé le pont. Puis il y a eu, en haut des marches, sa silhouette et la lueur d’une lanterne, une voix qui nous intimait l’ordre de nous approcher. La main que serrait toujours la garde de l’épée. Et les questions qui se succédaient.

J’ai répondu. Spriano a tendu la bourse. Le capitaine l’a soupesée, ouverte, en éclairant de sa lanterne son contenu, puis en y plongeant les doigts et en faisant tinter les ducats.

— Je suis Robert de Buisson, corsaire de La Rochelle, huguenot, mes seigneurs, a-t-il dit.

Il s’est approché.

Nous sentions les papistes, a-t-il ajouté en levant sa lanterne et en nous dévisageant.

Il s’est assis, nous a invités à l’imiter, a posé la lanterne entre ses cuisses, puis a marmonné :

— Mais, ici, nous sommes d’abord chrétiens.


Il appareillait le lendemain. Il allait longer les côtes barbaresques, puis celles d’Espagne. Il n’attaquerait que les navires espagnols et génois, les meilleures prises, leurs coques toujours pleines de pièces de drap, d’épices et d’armes.

Il pouvait nous débarquer sur la côte espagnole ou bien, si nous combattions avec lui, à La Rochelle. Il comptait franchir le détroit de Gibraltar dans quelques semaines.

Tout à coup, il a ri.

— À La Rochelle, il vous faudra choisir : huguenots ou catholiques. Selon les humeurs du temps, on dresse des bûchers pour les uns ou pour les autres. Si les bourreaux ne valent pas ceux des infidèles, ils savent allumer un feu.

J’ai dit :

— L’Espagne.

Robert de Buisson a secoué la bourse et lancé en se levant :

— Va pour l’Espagne.

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