5.

Seigneur, il m’a fallu attendre notre victoire de Lépante, le dimanche 7 octobre 1571, pour voir enfin rouler sur le pont des galères les têtes des infidèles.

Elles étaient comme de grosses boules noirâtres enveloppées de chiffons blancs qui peu à peu se teintaient de rouge.

Chaque fois que l’une d’elles, tranchée au ras des épaules, tombait à mes pieds, j’espérais que ce fût le chef enturbanné de Dragut qu’on venait de couper.

Je n’avais rien oublié de la manière dont il m’avait humilié et battu, pas plus de l’effroi et de la haine qu’il m’avait inspirés.

Il était le Mal.


Il avait livré quelques-uns des survivants de notre équipage aux galériens musulmans dont il avait fait briser les chaînes.

Ces hommes nus, aux corps faméliques, avaient la peau déchirée par les coups de fouet dont, depuis des mois et même des années, les gardes-chiourme chrétiens les avaient cinglés.

Ils s’étaient jetés comme des fauves sur les marins espagnols. Ils n’avaient pour armes que leurs ongles et leurs dents. C’était assez pour arracher les yeux et les oreilles, lacérer le visage et le ventre, fouailler dans les entrailles. Puis ils avaient empalé ce qui restait des malheureux.


Durant ce carnage, Dragut de son cimeterre avait tenu ma tête soulevée. Il voulait que rien n’échappe à ma vue. Chaque fois que je fermais les yeux, il éraflait ma gorge et me frappait de la pointe du pied.

— Regarde, disait-il, après ce sera toi ! Mais je prendrai tout le temps qu’il faut. Ceux-là – il désignait les galériens qui s’étaient répandus dans la galère et la pillaient – ne savent pas l’art de faire souffrir. Moi je sais. J’ai appris.

Il parlait un français rugueux mêlé de mots arabes et calabrais, mais ses gestes me laissaient assez deviner le sens de ses propos.


Pour ne pas l’entendre j’ai prié, Seigneur.

Je Vous ai demandé de m’accorder la mort comme une bénédiction, une grâce infinie.

Et, parce que je restais en vie, j’ai pensé que Vous m’aviez abandonné, ou que Vous vouliez que ma souffrance rachète la trahison de mon père et de mon frère, ainsi que celle du roi de France, notre suzerain. Cependant, alors que je doutais de Vous, je continuais de prier et cela seul m’empêchait de hurler de terreur alors que les infidèles, autour de moi, recherchaient parmi les corps ceux qui n’étaient que blessés afin d’achever de les martyriser.


Tout à coup Dragut s’est penché et m’a longuement dévisagé. J’ai su qu’il hésitait encore entre m’égorger sur-le-champ ou me livrer aux enragés qui rôdaient autour de moi, attendant un signe pour me supplicier.

J’ai cru, Seigneur, que Vous aviez enfin entendu ma prière, et la peur m’a quitté. Je me suis même redressé pour défier Dragut.

Mais son expression avait changé. Il a esquissé un sourire dédaigneux comme s’il m’avait enfin reconnu.

Il a murmuré « Castellaras de la Tour », puis il a ricané, ordonnant qu’on m’attache au banc de la chiourme.

Il s’est éloigné, puis est revenu sur ses pas et m’a giflé plusieurs fois à toute volée, si durement que j’ai eu l’impression qu’à l’intérieur de ma tête tout n’était plus que débris douloureux.

On m’a traîné jusqu’à un banc auquel on m’a enchaîné.


Nous étions ainsi quelques chrétiens épargnés pour peupler une partie de la chiourme de notre galère qu’un des navires de Dragut remorquait.

Où allions-nous ?

En enfer, ai-je pensé lorsque les coups de fouet se sont abattus sur mon échine, que mon dos n’a bientôt plus été qu’une insupportable brûlure.

J’ai pleuré. J’ai geint. J’avais à peine seize ans.

Je Vous ai à nouveau invoqué, Seigneur, pour que Vous me rappeliez à Vous, que la mort soit Votre messagère bienveillante et bienvenue.

Rivé à la même chaîne que moi, un officier espagnol s’est indigné, m’accusant de n’être que l’un de ces Français, hommes par l’apparence, femmes par les mœurs et la couardise. Puis il a paru regretter ses propos.

— Tu vis, donc tu espères ! m’a-t-il répété plusieurs fois, dents serrées, sur un ton de commandement, tirant sur la rame avec hargne, m’entraînant dans son mouvement.

Cet homme, Diego de Sarmiento, que Vous aviez placé près de moi, Seigneur, m’a arraché au désespoir.

J’ai eu honte d’avoir douté de Vous et de Vous avoir demandé ce que Vous ne deviez pas m’accorder.


J’ai donc ramé.

Je me suis couché, collant ma poitrine à la rame pour éviter de recevoir dans leur pleine violence les coups de fouet.

À chaque fois que la lanière de cuir claquait, Sarmiento murmurait :

— Baisse-toi, Français, baisse-toi !

Je me mordais les lèvres jusqu’à remplir ma bouche de sang afin de ne pas hurler de douleur quand le fouet atteignait mes plaies à vif.

— Rame ! répétait Sarmiento.


Mais il me semblait que mes bras, mes mains, mes jambes raidis refusaient l’effort que je leur demandais, qu’il me fallait à chaque fois les briser pour accomplir les gestes du rameur.

J’y réussissais, ne pensant à rien d’autre qu’à cette tâche, oubliant jusqu’à la succession du jour et de la nuit.

Dans la pénombre de la chiourme, nous n’étions que des bêtes attelées, nourries d’une poignée de grain, de haricots et de biscuits grouillants de vers, abreuvées d’une louche d’eau saumâtre. Nos corps étaient couverts de croûtes de sang séché et de nos déjections.

Lorsque nos gardes-chiourme passaient parmi nous, ils se couvraient le visage avec un pan de leur turban, tant nous puions.

Je n’éprouvais plus rien. Pendant des jours, peut-être des semaines, je suis aussi devenu sourd. Ma tête était remplie par un bourdonnement aussi fort que le battement de la cloche de notre chapelle quand il m’arrivait de grimper jusqu’au clocher afin d’apercevoir les gorges de la Siagne et, les dominant, les quatre tours de la Grande Forteresse des Mons.

Un jour, enfin, nous avons cessé de ramer et j’ai entendu la canonnade. La flotte de Dragut bombardait Nice ; et les coups espacés et éloignés devaient être la riposte de l’artillerie du château.

J’ai imaginé qu’Enguerrand de Mons avait réussi à gagner la ville et pu alerter sa garnison.

Mais – au bout de combien de temps ? – j’ai perçu, d’abord lointains, puis de plus en plus proches, des cris de femmes.

— La ville est prise, a murmuré Sarmiento. Ils embarquent les femmes sur leurs galères.

J’avais déjà acquis assez de prudence et d’expérience pour ne pas crier ma rage.

Je me suis tassé sur mon banc. J’ai essayé de ne plus écouter ces voix qui s’éloignaient, de ne pas imaginer le destin de ces femmes, de ne pas penser à Mathilde de Mons.

Peut-être n’aurais-je pu me taire longtemps si nous étions restés immobiles, échappant peu à peu à notre épuisement. Mais le sifflement du fouet, les hurlements des gardes-chiourme, le choc des vagues contre les flancs de la galère ont à nouveau rempli ma tête.

Nous nous sommes remis à ramer.


C’était l’automne, avec ses tempêtes.

Les paquets de mer qui s’engouffraient dans la chiourme me jetaient contre les bancs et la coque. Les anneaux de la chaîne déchiraient mes chevilles et mes poignets. Le sel brûlait mes plaies. Le désespoir pourrissait mon âme.

J’enviais ces rats que l’eau chassait de leurs repaires et qui couraient, libres, sur mon corps.

Si Sarmiento n’avait été à mes côtés, peut-être aurais-je cessé de ramer, ma tête et mon corps ballants, attendant que les gardes-chiourme me brisent les reins, puis me jettent par-dessus bord.

Mais Sarmiento me retenait à la vie.

D’un coup de coude, il m’obligeait à me redresser. Il me parlait. Il comprenait l’arabe. Il écoutait les gardes-chiourme et me rapportait ce qu’il avait appris.

Si Nice avait été conquise par les infidèles, pillée, saccagée, les femmes embarquées de force sur les galères, le château, lui, n’avait pas été pris. Les flottes de Dragut et de François Ier avaient dû quitter la baie parce que le vent s’était levé, menaçant de drosser les galères contre les récifs.

— Ils n’ont pas réussi, a répété Sarmiento. On peut, on doit les vaincre ! Avec l’aide de Dieu, nous les écraserons un jour.

J’ai imaginé qu’Enguerrand de Mons avait participé aux combats, qu’il avait survécu, et que, rentré à la Grande Forteresse, il s’était, avec Mathilde, soucié de mon sort.

Je me redressais. Je ramais. J’évitais les lanières de cuir qui claquaient dans la chiourme.

Sarmiento a ajouté que de nombreux chrétiens avaient réussi à fuir les prisons ou les navires barbaresques. D’autres, plus nombreux encore, avait été rachetés par leurs familles. Il en avait rencontré plusieurs, en Espagne. Il fallait donc survivre.


Après plusieurs jours de gros temps, la galère s’est mise à glisser sur une mer lisse dans laquelle les rames s’enfonçaient presque sans effort.

Nous étions entrés dans la rade de Toulon. Nous entendîmes les pas des marins qui couraient sur le pont. Les gardes-chiourme s’interpellaient, s’exclamaient et riaient.

Sarmiento a craché :

— Ton roi leur a livré la ville !

Il s’est mis à jurer, à maudire ces Français, ce roi qui se prétendait Très Chrétien mais qui avait forcé les habitants de Toulon à abandonner leur cité, à se réfugier dans les villages voisins afin que les infidèles, ses alliés, s’installent dans la ville pour l’hiver, mettent leurs galères à l’abri des tempêtes.

— Il choisit l’infidèle, a-t-il ajouté. Il trahit sa foi et ses sujets. Il t’abandonne !

Mais Sarmiento n’est resté que quelques instants prostré. J’ai vu son visage se durcir. Il a tiré d’un coup sec sur les chaînes comme s’il avait pu les briser.

— Dieu, peut-être…, a-t-il soufflé, expliquant que la galère n’était ancrée qu’à quelques brasses d’une terre chrétienne.

Il connaissait les infidèles. Ils quitteraient leurs vaisseaux pour occuper les maisons abandonnées par leurs habitants. Ils y vivraient avec leurs esclaves et les femmes qu’ils avaient embarquées à Nice. La surveillance se relâcherait. Il ne fallait plus penser qu’à fuir.

Il a de nouveau tiré sur ses chaînes.

J’ai posé mes mains près des siennes sur les anneaux de fer. Il m’a regardé droit dans les yeux.

— Toi et moi, a-t-il murmuré.

Puis il a ajouté d’une voix plus sourde encore :

— Mais s’ils nous soupçonnent, s’ils nous reprennent, nous envierons le Christ de n’avoir été que crucifié !

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