15.

Je me hisse sur le faîte du mur et je regarde autour de moi.

La nuit, après l’orage de l’après-midi, est plus claire que le jour.

J’écarte les branches des orangers qui frôlent l’enceinte. Elles sont encore ployées, leurs feuilles chargées de pluie. Certaines sont même cassées, car le vent a soufflé fort.

J’avais espéré que l’averse et la rumeur de la tempête me protégeraient. Mais, au crépuscule, le temps a changé, l’horizon s’est éclairci et le ciel, au fur et à mesure que la nuit tombait, s’est peu à peu dégagé.

On doit me voir du palais de Dragut.


Je saute, entraînant des branches avec moi. On doit m’entendre.

Je reste couché sur la terre meuble. Des gouttes de pluie glissent des feuilles sur mon visage.

Je commence à avancer, courbé, poussant de la poitrine et de l’avant-bras les branches les plus basses.

Ce n’est pas la forêt obscure – la selva oscura dont parle Dante – et je ne suis pas, comme le poète in mezzo del camin di nostra vita, au milieu du chemin de ma vie.

Mais, comme lui, j’entre dans l’un des cercles de l’Enfer.

Dieu seul, s’il le veut, pourra me protéger.


J’aperçois maintenant les escaliers qui mènent à une terrasse. Elle longe la façade du palais, d’une blancheur de mort. Aucun reflet, pas même sur les mosaïques ou la coupole. C’est comme si toute la clarté de la nuit était absorbée.

Je m’approche encore, caché par les haies de lauriers qui dessinent un labyrinthe.

Tout à coup, je vois des silhouettes à quelques pas. Je devine les piques, les hauts turbans des janissaires. Ils longent la terrasse, disparaissent. Leurs voix s’éloignent.

Je bondis.

J’aperçois derrière la façade, au-delà d’une poterne cerclée de mosaïques, un patio au centre duquel la lueur lunaire joue avec le jet d’une fontaine.

Une femme est assise, figée dans la clarté, statue blanche enveloppée de voiles roses, les bras cerclés de bracelets dont les pierres scintillent, ses mèches longues retenues par un diadème.

Elle a le visage nu.

Elle se lève et avance. Ses cheveux sont blonds.

Une voix l’appelle. Elle comprend cette langue, l’arabe. Elle rit en levant le menton, ses cheveux tombent jusqu’à ses hanches comme une traîne.

Je vois se dessiner son profil sur le blanc terne du mur.

— Mathilde, Mathilde de Mons.

J’ai répété son nom en chuchotant.

Je suis sûr qu’elle a entendu. Son corps s’est raidi, cambré. Mais la voix de femme enjouée venue du palais l’appelle à nouveau. Mathilde s’est tournée vers le coin sombre où je suis tapi.

— Mathilde, Mathilde de Mons !

Elle recule d’un pas.

La voix l’interpelle.

Je distingue une silhouette de femme enveloppée de voiles qui s’avance dans le patio. Elle ressemble à une haute fleur que le vent balance.

Mathilde se tourne vers elle, rit, puis, comme si elle avait voulu que je distingue chaque mot, elle parle lentement avec les intonations si changeantes, aiguës puis graves, légères puis rauques, des femmes arabes.

Chaque son me déchire la poitrine comme si le bourreau m’arrachait des lambeaux de peau.

Et son rire, et le mouvement de son corps.

Mathilde a pris le bras de l’autre femme ; elles marchent dans le patio, leurs tempes appuyées l’une à l’autre, leurs cheveux mêlés. Elles rient par longues cascades. Leurs trilles m’emplissent la tête, y résonnent.

Qu’est-elle devenue, Mathilde de Mons ?


Elle s’assied à quelques pas de la haie qui me cache. Elle me fait ainsi face. Elle lève les bras, ajuste un voile léger sur son visage. Puis, avec les mêmes mouvements lents, elle cache ses cheveux.

L’autre femme, debout près du banc de marbre, l’imite puis claque des mains.

Des domestiques surgissent, disposent des corbeilles de fruits, des cruches, des verres. Ils tournent autour des deux femmes comme des chiens serviles.

Elles les ignorent. Mathilde de Mons les renvoie même d’un geste méprisant de la main.

Ils disparaissent et les rires jaillissent à nouveau.

J’ai dans les oreilles les cris des chrétiens que, chaque matin, sur ordre de Dragut, devant son fauteuil pourpre, on supplicie.

Ici, c’est moi qu’on met à la torture.

J’ai la tentation de sortir de l’ombre, d’avancer jusqu’à Mathilde, de lui lancer son nom et ses origines au visage, puis de la tuer.

Mais je reste tapi cependant que passent à l’intérieur du palais des domestiques portant des chandeliers.

On entend d’autres rires de femmes.

Mathilde se lève. Elle fait quelques pas dans ma direction.

— Mathilde, Mathilde de Mons…

J’ai dû parler plus fort, car l’autre femme, sur le seuil du palais qu’elle s’apprêtait à franchir, s’est retournée, lançant quelques mots auxquels Mathilde répond en noyant ses mots dans un long rire.

Elle s’approche encore, scrute l’obscurité où j’ai gardé de bouger.

Est-ce qu’elle murmure : « Qui que tu sois, va-t’en ! » avant de s’élancer vers le palais, traversant le patio en courant, ses voiles roses voletant autour d’elle ?

Je ne sais plus.

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