17.

Les jours ont passé et Dragut-le-Brûlé s’est de nouveau assis dans son fauteuil pourpre, face à la potence.

Je ne le quittais pas des yeux. Il levait à peine la main et les bourreaux commençaient aussitôt à tenailler les chairs, à arracher la langue, à crever les yeux, puis à enfoncer lentement le pal rougi. Le sang coulait le long des jambes du malheureux qui, suspendu à la potence, se contorsionnait cependant que Dragut-le-Cruel, d’un hochement de tête, manifestait sa satisfaction, puis, en se levant, lançait une pièce d’or aux bourreaux avant de s’éloigner de sa démarche souple et balancée.

Je l’imaginais s’approchant de Mathilde de Mons. Il se glissait près d’elle, l’enlaçait de ses longs bras. Elle s’abandonnait à ce serpent. Elle prenait du plaisir à se livrer. Elle était celle par qui j’avais été chassé de mes rêves.

Elle avait succombé à la tentation et le feu brûlait dans ma poitrine.

Je portais l’enfer en moi.

Maudite soit-elle, l’épouse de Dragut, Mathilde la dévoyée, la perverse !

Que pouvais-je faire ?


Jour après jour, j’ai pensé à me précipiter sur Dragut, à devenir l’un de ces chiens enragés qui ne desserrent pas les mâchoires, encore accrochées à leur proie alors même qu’on les a tués.

Je me voyais, les dents enfoncés dans son cou, son sang me remplissant la bouche, ma haine enfin étanchée – et la mort simple et heureuse, donnée par plusieurs coups de pique, venant me délivrer de la vie, de ce bagne.

Mais, avant de parvenir jusqu’à Dragut, il m’aurait fallu pouvoir franchir les trois rangs de janissaires qui entouraient son fauteuil pourpre.

Et lorsqu’il s’avançait parmi nous, ses gardes formaient autour de lui une muraille de leurs corps.

Ils m’auraient arrêté sans me tuer et les bourreaux auraient inventé pour moi les supplices les plus lents. Vainement j’aurais attendu la mort.

Il me fallait renoncer.


Alors j’ai songé à fuir.

La haine ne pouvait me retenir à Alger, puisque je ne réussissais pas à l’assouvir. Il me fallait recouvrer la liberté afin de revenir, un jour, brûler ce nid de corsaires, ce lieu de perdition et de souffrances.

Je me souvenais que Charles Quint, des années auparavant, avait conquis Tunis et arraché au bagne plusieurs milliers d’esclaves chrétiens.

Je devais me mettre à son service ou à celui de Philippe II, son fils, roi des Espagnes. Nous chasserions des terres chrétiennes et de la Méditerranée les infidèles. Je trancherais le cou de Dragut-le-Brûlé. Fuir, donc.


J’ai cherché des complices. Je me souviens de leurs noms : Campana, Pérez, Camoens, Montoya, Alvarro, Cayban.

Ce dernier était un renégat qui, en pleurant, avouait qu’il avait eu un moment de faiblesse, de lâcheté. Dragut-le-Cruel – et Cayban crachait à terre – l’avait menacé de livrer devant lui aux chiens son jeune frère, et il avait accepté que le capitan-pacha abuse de lui. Ayant commis le péché de sodomie, Dragut l’avait rejeté en lui donnant comme prix de ses services le droit de se convertir. Cayban était devenu musulman, libre. Il pouvait aller à sa guise en ville, parcourir le pays. Mais, disait-il, il voulait se racheter, retrouver la Catalogne, obtenir des chrétiens qu’il aidait les témoignages qui lui permettraient de rentrer dans le giron de la sainte Église, et d’obtenir le pardon.

Il était prêt à affronter un tribunal de l’Inquisition, encore fallait-il qu’on y témoignât en sa faveur. Pour obtenir notre appui, il nous guiderait vers Oran l’Espagnole. Il connaissait tout au long de la route des lieux où nous pourrions nous abriter, grottes ou jardins, criques où parfois venaient relâcher des galères françaises ou ibériques sur lesquelles nous pourrions embarquer.

Il avait besoin, pour organiser notre fuite, de quelques ducats.

Nous avons rassemblé nos pauvres fortunes et Michele Spriano, qui refusait de se joindre à nous, persuadé que nous serions repris, a donné tout ce qu’il possédait. Nous nous sommes embrassés et, par une nuit aussi claire que celle durant laquelle j’avais franchi le mur entourant le jardin et le palais de Dragut, nous sommes partis.


Au matin du septième jour, Cayban, qui nous avait guidés jusqu’à une grotte située à mi-hauteur d’une falaise surplombant la mer, a disparu.

Il avait emporté la bourse dans laquelle je gardais les ducats que Michele Spriano m’avait donnés.

J’ai réveillé mes compagnons, mais, avant même que nous ayons pu décider de la conduite à tenir, des janissaires ont envahi la grotte, nous poussant de leurs piques contre les parois, nous frappant, puis nous enchaînant.

Cayban nous attendait au-dehors, assis sur un rocher, et il a ri en nous voyant passer, liés les uns aux autres.

Que Dieu lui réserve en enfer le sort des sodomites !


Nous avons couru jusqu’à Alger. Les janissaires allaient au trot de leurs petits chevaux pommelés auxquels ils nous avaient attachés, ne s’arrêtant pas quand nous trébuchions, la chute de l’un d’entre nous entraînant celle de tous les autres.

Au deuxième matin, Campana est tombé et ne s’est pas relevé. Nous avons dû tirer son corps qui se déchirait sur les pierres du chemin.

Le soir seulement les janissaires ont détaché son cadavre, et en dépit de leurs coups nous l’avons enseveli sous des pierres.

Le lendemain, ils nous ont forcés à porter de ces mêmes pierres tout en courant et ils s’esclaffaient de nous voir claudiquer, nous agenouiller.

Au troisième jour, Camoens est mort à son tour.

Sans doute ont-ils craint de se présenter devant Dragut sans aucun captif debout. Dès lors ils ont ralenti le pas et nous ont laissés nous délester de nos pierres.

J’ai pensé qu’il eût mieux valu mourir sur le chemin que sur la potence.


On nous a fait agenouiller devant Dragut.

Perez a été le premier livré aux bourreaux.

Il est mort sans un cri : de son corps dont il ne restait plus que le tronc et la tête, les membres avaient été tranchés lentement comme on scie les branches d’un arbre.

Puis Montoya a été conduit au supplice. J’ai fermé les yeux lorsque les bourreaux ont approché des siens les pointes rougies de leurs coutelas.

Montoya a hurlé ; ce n’était plus le cri de l’homme qu’il avait été, mais le hurlement d’une bête qu’on écorche vivante.

J’attendais mon tour. On était à la fin du jour.


Dragut s’est approché de moi, toujours à genoux, les mains liées dans le dos.

— Toi, Thorenc…, a-t-il dit.

Avançant les lèvres, il a eu une expression dédaigneuse.

— On me supplie de te laisser en vie.

Il a ri.

— Est-ce que je dois obéir à une épouse ?

Il s’est penché.

— Ou bien la punir, la tuer pour s’être souciée de ton sort, avoir sollicité ta grâce ?

Il a croisé les bras.

— Si je la tue, si je la punis, c’est moi qui souffre. Si je te laisse en vie, elle sera plus douce encore. Tu comprends, j’hésite entre deux tentations…

Il a regardé le ciel qui s’obscurcissait.

— Je nous laisse une nuit encore, à toi, à moi… et à elle. Si…

Il s’est à nouveau approché.

— Tu n’imagines pas ce que peut une femme comme elle. Elle fait de moi un roi.

Tout à coup, d’un violent coup de pied dans la poitrine, il m’a renversé avant de s’éloigner.


J’ai attendu plusieurs jours, dans une sorte d’hébétude, la décision de Dragut-le-Brûlé.

Au matin de la première nuit, j’étais sûr que les bourreaux allaient venir me saisir par les bras et les jambes et me jeter aux pieds de Dragut comme un animal qu’on livre au boucher.

Mais les bourreaux ne s’étaient pas montrés.

Ils s’étaient emparés d’un homme déjà vieux dont sans doute plus personne ne voulait verser la rançon et qui n’était plus capable de ramer dans une chiourme.

On l’avait tué vite fait, sans que Dragut manifestât le moindre intérêt pour cette pendaison qui n’avait été précédée que de la mutilation du nez et des oreilles – autant dire rien, presque les marques d’une attention bienveillante.

Puis les nuits s’étaient succédé sans jamais qu’à l’aube on vînt me conduire à la potence.

Chaque soir, Michele Spriano s’agenouillait près de moi.

— Il faut prier, disait-il.

Il ajoutait, mais d’une voix si faible que je devinais ses propos plus que je ne les entendais :

— Implorons le pardon pour celle qui a risqué sa vie en demandant ta grâce.


Je me suis obstiné, Seigneur, je n’ai jamais prié pour Mathilde de Mons.

Je n’avais rien sollicité d’elle. Elle voulait me sauver la vie pour se racheter. Et j’avais honte de ce marché dont j’étais pourtant le bénéficiaire.

Car, un matin, j’ai découvert que le fauteuil pourpre était vide. Aucun janissaire ne le gardait. Et le bruit s’est répandu que Dragut-le-Cruel, Dragut-le-Débauché avait quitté Alger en compagnie de ses épouses et de ses trésors pour gagner Constantinople où il avait été désigné vizir du sultan.

Il m’avait donc épargné.


Mais je devais la vie au plaisir que Mathilde de Mons donnait à Dragut-le-Débauché, à la passion luxurieuse qu’elle lui inspirait.

Je me sentais boueux, puant, coupable.

J’avais entraîné dans ma fuite quatre hommes qui avaient succombé alors que je leur survivais.

Quel était le dessein de Dieu ? Quelles voies mystérieuses empruntait la Justice ?

Je me suis interrogé, Seigneur, en proie à un grand trouble.

Je Vous ai supplié afin que Vous m’éclairiez, que Vous m’indiquiez le chemin.

Vous êtes resté silencieux.

J’ai pensé que Vous aviez préservé ma vie pour que je la misse tout entière à Votre service.

J’ai juré sur cette vie sauvée d’extirper des âmes la foi des infidèles et de châtier ceux qui la servaient, la protégeaient ou s’y soumettaient.

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