39.
Seigneur, est-ce pour oublier le noir de cette guerre, couleur de deuil et de sang séché, que des jours et des nuits durant je me suis vautré dans la débauche ?
Après qu’on eut célébré notre victoire et accroché la tête de Juan Mora à la voûte de la Puerta Real, j’ai parcouru les rues du quartier de l’Albaicín, grisé par le silence qu’accompagnait seulement la rumeur des fontaines.
J’ai erré, rencontré parfois des groupes de soldats écrasés sous des sacs remplis du fruit de leur pillage.
Chassés de leurs demeures, séparés de leurs femmes et de leurs enfants, les riches Maures de l’Albaicín devaient, sur les chemins déjà enneigés des sierras, marcher vers le nord.
Je les avais vus se rassembler, s’étreindre avant de s’éloigner, parfois sous les coups, et longer cette muraille arabe qui, jadis, quand Grenade était la capitale de leur royaume, protégeait la ville et la splendeur souveraine de l’Alhambra.
Ils n’étaient plus que des esclaves que l’on poussait vers l’Estrémadure et la Castille. Et don Juan – j’entends encore sa voix un peu tremblante – avait dit, en suivant des yeux ces cortèges de la défaite, donc de l’humiliation et du dénuement :
— Je ne sais si l’on peut imaginer pire misère humaine que le départ de tant de gens dans une aussi grande confusion, parmi les pleurs de femmes et d’enfants, tous croulant sous le poids de leurs ballots et de leurs bagages… En vérité, Bernard de Thorenc, s’ils ont péché, ils le paient cher.
Je voulais chasser ces images et cette compassion de ma tête.
Des femmes sont arrivées de Tolède et de Valladolid, de Madrid et de Ségovie, parce que là où il y a des soldats sous les armes, la guerre, le sang noir répandu, la mort, l’homme a besoin de serrer contre lui la chair d’une femme pour se rappeler que la vie existe, qu’elle l’emporte encore, que tous les cris ne sont pas ceux de la douleur.
Par une nuit de février, alors que la neige tombait sur Grenade, j’ai vu descendre d’une voiture chargée de coffres une femme emmitouflée, un capuchon de fourrure dissimulant son visage, entrer dans le Palacio del Audiencia, et les rires, les éclats de voix envahir la nuit.
C’était Maria de Mendoza, une cousine d’Anna Mendoza de la Cerda, princesse d’Eboli, aussi belle que cette dernière, mais sans qu’un bandeau noir sur un œil éteint ajoute énigme et perversité à ses traits.
Dès lors, don Juan n’a plus quitté le Palacio.
On murmurait que cette Maria Mendoza était déjà grosse d’un bâtard du même don Juan et qu’elle s’apprêtait à se retirer dans un couvent après avoir donné naissance à l’enfant.
Mais, pour l’heure, le vent glacé qui descendait des sierras emportait les chansons du plaisir.
Je me suis donc rendu dans le quartier de l’Albaicín. J’ai croisé des soldats qui entouraient et lutinaient une femme échevelée, au regard perdu, sans doute dénichée dans l’une des demeures abandonnées.
Et j’ai envié ces hommes, Seigneur !
J’ai oublié les propos du père Verdini qui avait lui aussi rejoint Grenade en compagnie de don Juan dont il était devenu l’un des chapelains.
— Ne remettez pas à demain, Bernard, m’avait-il dit. Vous devez semer, si vous voulez récolter avant les orages qui accompagnent la fin de toutes les vies. Prenez femme, Bernard. C’est le devoir du chrétien. Et, jusqu’à ce jour, vivez et agissez avec un grand souci de votre pureté, car pécher contre la chasteté n’est pas seulement pécher contre Dieu, mais entraîne beaucoup de maux et fait tort aux affaires et au devoir.
Je ne voulais pas écouter ces conseils.
Dans ce quartier de l’Albaicín, le désir comme un vin acre m’emplissait la bouche.
J’enviais ces soldats qui entraînaient cette pauvre femme.
J’avais le sentiment qu’ici se trouvait le territoire de prise, que les prêches ne devaient point s’y faire entendre.
Ici, c’était la loi du vainqueur qui devait s’imposer sans compassion.
D’un coup de talon j’ai forcé la porte de ces palais maures.
Je me suis avancé, la main sur la garde de mon épée.
J’ai traversé des patios, écouté le bruit des fontaines, pénétré dans des chambres et laissé ma main glisser le long des tentures de soie et de velours.
J’ai heurté des tables basses, renversé des porcelaines, fait tinter sur le sol des objets de métal sans distinguer s’il s’agissait de plats en cuivre repoussé ou de tasses et de théières encore pleines. Car j’avais l’impression que les propriétaires de ces palais s’étaient enfuis avant qu’on ne les en chasse : tout y était encore en place comme si le cours de leur vie, interrompu, allait reprendre.
J’ai parcouru les pièces, écartant les rideaux, repoussant les volets, faisant entrer la lumière.
Dans la plus reculée des chambres d’une de ces demeures, j’ai découvert, blottie derrière un grand paravent, une femme vêtue de soie bleue et qui serrait les genoux, jambes repliées, la tête posée sur les cuisses. J’ai pensé que le diable m’offrait un présent et que j’allais le saisir, dussé-je vivre le restant de mes jours en enfer.
Oui, Seigneur, j’ai senti en moi gronder ce torrent de violence et de désir.
Oui, Seigneur, j’ai été le carnassier qui découvre une proie. Je me suis approché de cette femme, encore une jeune fille, et l’ai saisie par les cheveux, la forçant à se redresser.
Et je me suis senti fort comme un taureau qui voit devant lui la lueur aveuglante de l’arène, qui se précipite et ne se soucie pas de l’épée qui se cache derrière la muleta.
J’ai été ce fauve furieux, ce porc qui grogne de plaisir en se roulant dans la fange.
Seigneur, je ne mérite pas Votre pardon.
Je me suis jeté sur cette femme comme aurait pu le faire Dragut-le-Débauché, Dragut-le-Cruel, ou l’un de ses soldats. Ou l’un des nôtres.
J’en avais tant vu, au cours de cette guerre noire, qui, sur le bord des chemins, dans les décombres des villages, ployaient les femmes, les troussaient, leurs avant-bras écrasant la gorge des malheureuses, et parfois deux ou trois d’entre eux, attendant leur tour, tenaient la femme écartelée.
Et nous – moi, moi compris, Seigneur ! – avons détourné le regard. Même le père Verdini, qui chevauchait aux côtés de don Juan, faisait mine de ne rien voir, les yeux baissés, récitant ses oraisons.
Je savais que sur les routes de l’exil où nous les avions poussés, sur ces chemins que la neige couvrait et que les bourrasques balayaient, les soldats de l’escorte, chaque soir, comme on sort une brebis du troupeau, choisissaient parmi les femmes celles qui chaufferaient leur nuit.
Et nous avions fait cette guerre noire en Votre nom, Seigneur !
Quand j’ai saisi la jeune femme par les cheveux, je n’ai été qu’un de ces soudards ; je n’étais plus Votre chevalier, Seigneur, je ne valais pas mieux que le plus débauché, le plus cruel des infidèles.
Et cependant j’étais à Vous, Seigneur.
Et Vous m’avez laissé la bride sur le cou pour savoir de quoi j’étais capable, pour que plus tard – aujourd’hui que j’écris – je me souvienne de ma faute et sache que je n’aurais pas assez de ma vie pour me racheter.
J’ai été indifférent aux gémissements de cette femme que j’avais appelée Zora, car elle avait été incapable de me donner son nom, de répondre à mes questions.
Mais voulais-je qu’elle me parle ?
Elle serait redevenue une personne et j’ai désiré qu’elle ne soit qu’un corps contre lequel je me frottais.
Elle gémissait mais s’abandonnait.
Qui était-elle ? Domestique de cette famille de riches morisques, ou bien en faisait-elle partie et n’avait-elle pas pu fuir avec les siens ?
Je l’ai enfermée dans une des chambres. J’ai fait garder le palais par des soldats et ils m’ont trouvé des domestiques.
J’ai ainsi été le maître, et cela m’a grisé.
Je ne priais plus que du bout des lèvres, comme si je répétais avec indifférence ces mots qui avaient été Votre chair, Seigneur.
Et je Vous oubliais, chevauchant et chassant dans la sierra en compagnie de don Juan, puis revenant par les chemins qui conduisent à San Miguel El Alto, au sommet de la colline qui fait face à celle de l’Alhambra. De ce point de vue j’apercevais toute la ville et, à mes pieds, ce quartier de l’Albaicín où les églises étaient souvent d’anciennes mosquées.
Je suivais ensuite le camino de San Diego qui longe l’ancienne muraille arabe, et j’avais hâte de retrouver Zora dont je disposais à mon gré toute la nuit.
Les domestiques avaient préparé la table.
J’étais le maître.
J’ouvrais la porte de la chambre. Zora y était recroquevillée ; j’exigeais d’un geste qu’elle se pare. J’aimais, assis, la regarder se dénuder, puis se vêtir.
Je jouissais de sa gêne et de ses gémissements.
Une nuit, alors que je dormais près d’elle, mon instinct ou Votre protection, Seigneur, m’ont réveillé.
Zora était debout, un sabre courbe levé au-dessus de ma tête.
J’ai bondi sur le côté cependant qu’elle abattait la lame, crevant les coussins sur lesquels j’avais été couché.
Puis elle a reculé, les yeux hagards, et a tourné vers son ventre la pointe de la lame.
Je me suis précipité et l’ai désarmée cependant qu’elle se débattait, qu’elle hurlait, parlant enfin, clamant dans un espagnol que sa violence rendait saccadé et tranchant qu’elle voulait mourir, que je l’avais déshonorée, que j’étais un porc, qu’elle était baptisée, chrétienne, mais qu’elle avait honte d’avoir abandonné la religion de ses ancêtres pour celle de ces porcs qui avaient chassé les siens de leur demeure, pour celle d’un homme qui avec elle avait été pire qu’un chien.
C’était moi.
J’ai baissé la tête. J’ai eu la tentation de m’agenouiller devant elle et devant Vous, Seigneur, pour implorer son pardon et Votre grâce.
Je n’avais plus, en bouche, ce goût irritant et excitant d’un vin âcre, mais j’étouffais comme si j’avais eu du sable plein la gorge.
Du sable ou de la cendre.
Maintenant, Zora s’était laissée glisser le long du mur, accroupie sur le sol de marbre. Elle sanglotait, dodelinait de la tête. Il me semblait qu’elle priait.
Mais quel Dieu ?
Je me suis assis près d’elle, qui a reculé, et ce regard qu’elle m’a lancé, apeuré, m’a glacé. Il m’accusait et m’arrachait à cette fange dans laquelle je m’étais complu.
J’ai tenté de lui saisir la main.
Je n’ai pas osé lui dire mes regrets, ce mot si minuscule pour exprimer ce que je ressentais, rappeler ce que je lui avais imposé et le plaisir que j’avais pris d’elle.
J’étais prêt à la choisir pour épouse, lui ai-je dit.
Elle m’a fixé avec effroi et dégoût. Mépris, aussi.
J’ai murmuré que si elle restait seule dans ce palais, elle, fille de morisque, elle serait asservie, persécutée par des hommes sans doute plus brutaux que moi.
Elle a dit qu’elle voulait mourir.
J’ai réussi, Seigneur, à l’apaiser, et je me suis retiré de sa chambre, honteux de ce que j’avais vécu, restant devant sa porte à prier pour elle et pour moi.
Les jours suivants, j’ai veillé sur Zora qui gisait à même le sol, les jambes repliées sur la poitrine, les mains jointes, les yeux fixes.
Elle était comme un animal blessé qui se laisse mourir.
J’ai tenté de lui parler, mais elle a paru ne pas m’entendre.
J’ai prié, agenouillé près d’elle.
Je Vous ai supplié, Seigneur, pour que Vous ne laissiez pas la mort l’entraîner. Mais c’était aussi pour moi que je Vous demandais cette grâce. Comment aurais-je pu lui survivre ?
Une nuit, la tourmente m’a emporté.
J’ai revu toute ma vie : en quoi avais-je été meilleur que Dragut-le-Cruel, que Dragut-le-Brûlé, que Dragut-le-Débauché ?
J’avais été un infidèle à Votre foi, Seigneur.
J’avais été le pire des renégats, car je n’avais pas cédé à la peur, à la torture, aucun bourreau ne m’avait menacé d’être écorché vif, comme les Turcs le faisaient avec les esclaves chrétiens.
Comme peut-être ils l’avaient fait avec Michele Spriano.
J’avais laissé le démon, qui est en chacun de nous, devenir mon maître.
J’avais désiré et aimé le plaisir, et m’étais servi de Zora pour l’assouvir.
J’avais été un bourreau.
Je n’avais aucune excuse.
Alors j’ai sangloté toute la nuit sans pouvoir maîtriser les tremblements de mon corps.
Et je Vous ai supplié, Seigneur, pour que vous échangiez ma vie contre celle de Zora. Que Vous lui rendiez la paix en me précipitant en enfer. J’ai pleuré jusqu’à tomber d’épuisement, à l’aube. Et à m’endormir, peut-être seulement quelques brefs instants.
Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai vu Zora assise, jambes croisées.
Elle me regardait.
Puis elle s’est levée et j’ai marché derrière elle jusqu’à ce couvent des Cordelières, Santa Isabel la Real, qui se trouve dans le quartier de l’Albaicín, non loin de la muraille arabe.
La supérieure nous a reçus et a accepté d’accueillir Zora.
Je l’ai vue s’éloigner, accompagnée par deux religieuses, marchant lentement sous les voûtes du cloître.
Au bout il y avait un mur crénelé et un bâtiment qui formait toute une aile du couvent. J’y ai vu disparaître Zora.
La supérieure m’a dit qu’il s’agissait là des restes d’un palais mauresque qui portait le nom de Dar al-Horra.
Elle m’a fixé, puis a murmuré que ces mots signifiaient : « la maison de la Chaste ».
Seigneur, la vie est un labyrinthe dont Vous seul connaissez les détours et l’issue.