PROLOGUE


C’était une tête de christ aux yeux clos.

Elle avait été tranchée.

Le bois de la sculpture portait à la base du cou des entailles, ces plaies que la lame, s’abattant avec fureur, avait provoquées.

Cette tête coupée reposait sur un tissu de soie plissé, rouge comme si le sang l’avait imbibé avant de se répandre dans toute la vitrine de cet antiquaire situé au numéro 7 de la rue de l’Arbre-Sec, non loin du palais du Louvre, à quelques pas de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, dans le Ier arrondissement de Paris.

La tête de christ était la seule pièce exposée, éclairée par deux petits projecteurs dont la lumière crue accentuait la couleur livide de ce bois peint aux teintes délavées.

Le sculpteur avait réussi à donner l’impression que le visage entier pleurait, qu’il était ondoyé par une pluie de larmes. Elles glissaient le long des cheveux collés aux joues, de la moustache et de la barbe bouclées. Elles creusaient la peau de fines rides, plus accentuées à la commissure des lèvres.

Les traits, affaissés, s’estompaient sous l’accablement et la souffrance.


J’avais été ému en découvrant le vendredi 22 août 2003, en début d’après-midi, cette tête de christ aux yeux clos.

La canicule depuis des semaines n’en finissait pas d’oppresser les rues. La liste des morts s’allongeait. Les passants allaient d’une ombre à l’autre, s’écartant de cette vitrine éclairée, provocante, inconvenante, même, dans l’intense blancheur solaire.

Mais c’était vers elle que je m’étais dirigé.


La veille, une inconnue qui s’était présentée comme étant Maria de Ségovie, antiquaire, m’avait téléphoné.

Elle était, avait-elle affirmé, l’amie la plus proche d’Armelle, mon assistante de recherches.

Elle savait que depuis quelques mois je rassemblais des documents concernant le XVIe siècle, les affrontements entre chrétiens, Juifs, Maures, Turcs, les persécutions, les rapports entre États et religion.

Elle m’avait dit avec une sorte de jubilation qu’elle ne réussissait pas à dissimuler :

— Un labyrinthe meurtrier, ce siècle, n’est-ce pas ? Peut-être le temps le plus barbare de l’Europe chrétienne. On s’entretue au nom du Christ et on est en guerre contre l’islam. Comme aujourd’hui, vous ne pensez pas ? C’est pour cela que vous étudiez le XVIe siècle ? Qu’est-ce que vous nous préparez ?


J’avais laissé passer ce flot, prêt à raccrocher sans répondre, irrité par les confidences d’Armelle, par cette irruption dans ce qui n’était encore qu’une vague esquisse, l’intuition que ce que nous commencions à vivre, le « choc des civilisations » pour employer la formule convenue et galvaudée que tout le monde réfutait mais employait, s’était produit déjà, et avec quelle intensité, au XVIe siècle.

J’avais cependant écouté Maria de Ségovie. Elle m’avait distrait et étonné. Elle était informée, perspicace, employant une expression aussi juste que « labyrinthe meurtrier » pour qualifier un siècle impitoyable où les tortures, les bûchers, les crimes, les massacres perpétrés par les uns ou les autres s’étaient succédé.

J’avais été tenté de réciter à cette femme exubérante ces vers d’Agrippa d’Aubigné, le poète protestant rescapé des tueries de la Saint-Barthélemy :


Les enfants de ce siècle ont Satan pour nourrice

On berce en leurs berceaux les enfants et le vice

Nos mères ont du vice avec nous accouché

Et en nous concevant ont conçu le péché.


Mais Maria de Ségovie ne m’avait pas paru disposée à m’écouter et j’avais renoncé à l’interrompre, intrigué et séduit, en fait, par son bavardage.

Elle m’avait expliqué qu’elle avait acheté plusieurs pièces du XVIe siècle, dont elle était sûre qu’elles m’intéresseraient. Elle ne voulait pas les vendre à n’importe qui, à l’un de ces pilleurs d’Histoire, de ces brigands qui ne cherchent qu’à placer leurs dollars, à faire commerce de la mémoire des hommes.

Il fallait, avait-elle insisté, que quelqu’un comme moi redonnât vie à ce passé.

— Avec probité, avait-elle répété.

Elle savait que j’avais, dans mes romans, utilisé les souvenirs d’une famille de nobles provençaux, les Thorenc. Or, ce qu’elle avait acquis provenait de l’un de leurs ancêtres, Bernard de Thorenc, qui avait vécu au XVIe siècle.

— Je crois aux rencontres que le hasard ou la providence organisent, avait-elle ajouté. Je parlais de mes trouvailles à Armelle qui a sursauté quand j’ai cité le nom de Thorenc. Elle m’a longuement raconté vos romans que je ne connaissais pas. J’ai lu, depuis, tout ce que vous avez écrit sur les Thorenc. Comment aurais-je pu ne pas vous téléphoner ? Vous devez à Bernard de Thorenc de l’attention : il est venu vers moi pour que je le guide vers vous. Vous ne pouvez l’ignorer, refuser. Je vous attends demain au 7, rue de l’Arbre-Sec.

Demain, c’était le vendredi 22 août 2003.


Le vendredi 22 août 1572, il y avait quatre cent trente et un ans jour pour jour, à la fin d’une matinée étouffante – et cela faisait des semaines, comme en cet été 2003, que Paris était écrasé par une chaleur torride –, l’amiral de Coligny, le chef protestant, venait de quitter le palais du Louvre.

Il avait longuement envisagé avec le roi Charles IX les moyens d’apaiser la haine meurtrière qui opposait les catholiques aux protestants, ceux qui s’appelaient avec mépris papistes, huguenots, hérétiques, « mal-sentants de la foi », débauchés ou dévoyés.

J’avais été frappé, ce vendredi 22 août, par la coïncidence des dates et par la découverte de cet ascendant, Bernard de Thorenc, ancêtre de ces Thorenc – Martial, Louis, Villeneuve, François ou Bertrand Renaud – dont j’avais en effet raconté les vies.

J’avais été flatté aussi par l’insistance de Maria de Ségovie à me solliciter, par l’importance qu’elle paraissait accorder à ma visite.

Mais j’avais été surtout sensible à cette adresse, à cette rue de l’Arbre-Sec, aux événements qu’elle évoquait.


Dans cette rue-là, entre Louvre et Seine, autour de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, la France s’était jadis déchirée.

Après avoir raccroché sans promettre à Maria de Ségovie que je lui rendrais visite, j’ai feuilleté Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné – encore lui !

J’ai retrouvé ce passage qui n’a cessé de me fasciner et de m’accabler par la force endeuillée avec laquelle il décrit la lutte fratricide entre chrétiens, entre Français :


Je veux peindre la France une mère affligée

Qui est entre les bras de deux enfants chargée.

Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts

Des tétons nourriciers, puis, à force de coups

D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage

Dont nature donnait à son besson l’usage…

Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté

Le sein qui vous nourrit et qui vous a portés.

Or vivez de venin, sanglante géniture,

Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture.


Or cette saison de meurtres, de corps égorgés, éventrés, écartelés, dépecés, de femmes violées, d’enfants jetés aux chiens, avait commencé le vendredi 22 août 1572.


Coligny ce jour-là se dirigeait vers la rue de l’Arbre-Sec. À l’angle de cette rue et de la rue de Bétisy se trouvait l’hôtel de Ponthieu, sa demeure.

Il était entouré de gentilshommes protestants.

L’un d’eux lui remet tout en marchant une lettre. Coligny se penche pour la lire et c’est à cet instant qu’éclatent des détonations. Le mouvement en avant de l’amiral lui a sauvé la vie. Le tueur avait visé la tête, mais Coligny n’est blessé qu’au bras gauche et il a l’index arraché.

On l’entraîne dans la rue de l’Arbre-Sec pour le mettre à l’abri.

On se précipite vers la maison d’où sont partis les coups de feu. On découvre une arquebuse encore brûlante au pied d’une fenêtre dont les volets sont entrouverts. On entend le galop d’un cheval. Le meurtrier – un certain Maurevert, spadassin au service du duc de Guise – vient de s’enfuir par l’arrière de la maison qui donne sur le cloître de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois.

À quelques pas de la boutique d’antiquités de Maria de Ségovie, au n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec.


Je me suis immobilisé devant la tête de christ d’une pâleur verdâtre.

Posée sur le tissu de soie rouge, elle paraissait baigner dans son sang. Mais le plus insoutenable, le plus émouvant, c’était le désespoir manifesté par ces paupières baissées, telles celles d’un cadavre dont, d’un geste lent, on a fermé les yeux.

À force de regarder ce visage, de scruter son expression, je compris que l’artiste n’avait pas voulu représenter la mort du Christ, mais un moment d’accablement.

Le Christ ferme les yeux pour ne pas voir ce que les hommes autour de lui accomplissent. Il s’aveugle délibérément, par miséricorde et compassion, afin de ne pas condamner les bourreaux, de ne pas avoir à choisir entre les crimes non plus qu’entre les meurtriers.

Et qui ne l’avait pas été, en ce siècle où les souverains faisaient étrangler ou empoisonner leurs proches ?

Où l’on brûlait des centaines de femmes et d’enfants priant dans leurs lieux de culte, églises ou temples ?

Où les Turcs, quand ils s’emparent de Chypre, possession de Venise, le 1er août 1571, égorgent plus de vingt mille des habitants de Famagouste, la dernière ville à leur résister ?

Ils embarquent sur leurs galères deux mille jeunes femmes destinées aux harems des vizirs et du sultan. Des milliers d’autres ont été violées puis éventrées. Quant aux deux chefs vénitiens, Astor Baglione et Marcantonio Bragadino qui, après avoir longuement combattu, ont capitulé, le premier est coupé en morceaux sur ordre de Lala Mustapha, le commandant des Turcs, et à l’autre, après qu’on l’eut humilié en l’obligeant à ramper devant la tente du chef turc, le dos écrasé par des sacs, on tranche le nez et les oreilles avant de l’écorcher vif. On remplira sa peau de paille, on exposera ce macabre mannequin sur la place de Famagouste, puis on l’accrochera au mât de la galère de Lala Mustapha.

Quelques jours plus tard, le 17 août, l’église Saint-Nicolas de Famagouste sera transformée en mosquée, et son sol lavé avec le sang de chrétiens égorgés dans la même journée de vendredi, jour sacré de l’islam.

Ce vendredi 22 août 2003, je ne pouvais cesser de fixer ce visage de christ aux yeux clos.


— Vous êtes venu, je n’en doutais pas.

La voix claironnante – triomphante, même – de Maria de Ségovie m’a arraché à ma contemplation.

Je me suis tourné et c’est alors que je l’ai vue.

Un étroit bandeau de velours noir couvre son œil gauche.

Je suis si surpris que je recule d’un pas. Elle rit. Ses lèvres d’un rouge incarnat sont soulignées par un mince trait de maquillage noir.

— Espagnole, dit-elle en effleurant du bout des doigts son bandeau. Il y a toujours eu des femmes borgnes à la cour d’Espagne.

Elle hausse les épaules. Elle s’est blessée il y a plusieurs années, en examinant des armes turques. L’œil est infecté.

— Une malédiction ou une vengeance des fils du Prophète après des siècles. Nous les avons chassés d’Europe, ils nous poursuivent de leur haine. Vous ne croyez pas à ces forces souterraines ? Vous êtes français, vous imaginez que l’Histoire est une ligne droite bien dessinée qui va de bas en haut, vers la raison, sans nul mystère.

Sa voix s’est durcie. Elle soulève un peu son bandeau.

Quand elle a perdu son œil, reprend-elle, au lieu de tenter de dissimuler son infirmité elle a décidé de la montrer, ou plutôt de la suggérer.

— Je suis comme Anna Mendoza de la Cerda, princesse d’Eboli, la borgne la plus célèbre d’Espagne, maîtresse de Philippe II, mère de dix enfants, dont un au moins, blond ou roux, bâtard du roi, les autres nés de son mari Ruy Gomez, le confident du souverain. Il couchait au pied du lit de Philippe II. Il était le complice de ses crimes et de ses frasques. Lorsque Ruy Gomez meurt, la princesse se retire dans un couvent des Carmélites. Mais elle rend les nonnes folles par ses extravagances, ses toilettes, ses parfums, ses poudres, ses chiens, ses courtisans, ses domestiques auxquels elle ne renonce pas. Au bout de quelques mois, Thérèse d’Avila la chasse et la princesse d’Eboli choisit pour amant Antonio Pérez, le nouveau conseiller de Philippe II, l’homme le plus avide, le plus tortueux, le plus ambitieux qu’ait jamais compté l’Espagne. Ces deux-là…

Elle penche un peu la tête, soupire, me fixe de son œil droit dont l’ovale est prolongé par une cicatrice de rimmel qui monte jusqu’à la tempe.

— … ces deux-là sont emportés par une passion ardente. Ils se couvrent chaque jour de cadeaux. Ils ont besoin de cette démesure. Un matin, un certain Escovedo, secrétaire de don Juan d’Autriche…

Elle soupire.

— … vous connaissez, j’imagine, don Juan, le demi-frère de Philippe II, le bâtard de Charles Quint, le général de la Mer, vainqueur des Turcs à Lépante ? Même un Français ne peut ignorer cela, non ?

Elle me tend la main comme pour s’excuser.

— Un matin, donc, Escovedo surprend les deux amants au lit. C’est un naïf, un imbécile, un vertueux, et sans doute avant tout un envieux. Il s’indigne : « C’est inadmissible, dit-il. Je suis obligé d’en avertir le roi. »

La princesse d’Eboli sort du lit, vêtue seulement de ce bandeau qu’elle portait comme moi sur l’œil gauche qu’elle avait perdu en se battant en duel avec un amant infidèle. Elle s’avance vers Escovedo et lui crie : « Fais comme tu voudras, Escovedo ! J’aime mieux le derrière d’Antonio Pérez que la personne du roi ! »

Maria de Ségovie répète la dernière phrase et ajoute :

— Philippe II, le fils de Charles Quint : il faut oser, non ?

Elle s’appuie de l’épaule au cadre de la porte d’entrée de sa boutique. Le corps légèrement penché, elle semble ainsi regarder la tête de christ. J’imagine alors qu’il ferme les yeux par pudeur, pour ne pas la juger, la condamner. C’est une grande femme aux épaules et aux bras nus. Son bustier rouge étreint sa peau laiteuse. Elle porte une jupe noire à longues franges. Des lacets de cuir entourent ses chevilles comme des bracelets. Les talons dorés de ses chaussures sont hauts et fins.

Le corps de Maria de Ségovie s’impose sans qu’on songe à s’interroger sur son âge. Trente-cinq ou cinquante ans ? Peu importe. Elle n’est ni jeune ni vieille, ni belle ni laide. Singulière.

Elle se penche davantage.

— Je voulais vous montrer cette tête de christ, dit-elle. J’ai beaucoup d’autres objets, des manuscrits qui ont appartenu à Bernard de Thorenc. Mais ce christ est un signe.

Proche de moi, elle se tient devant cette tête tranchée aux yeux clos.

Tu hoc signo vinces, murmure-t-elle. « Par ce signe tu vaincras. » La devise de l’empereur Constantin, le chrétien. Ce que j’ai appris…

Elle s’adosse à la vitrine comme pour m’obliger aussi à la regarder si je veux contempler la tête de christ. Elle croise les bras, parle d’une voix exaltée.

En lisant les Mémoires de Bernard de Thorenc, elle a découvert que cette phrase était inscrite sur le crucifix. Cette croix – la Croix de l’Occident, précise-t-elle – était fixée au sommet du mât de la galère la Marchesa sur le pont de laquelle se trouvaient deux cents soldats, et, parmi eux, Bernard de Thorenc, Miguel de Cervantès, oui, l’auteur de Don Quichotte, et Benvenuto Terraccini, l’artiste vénitien qui sculpta ce corps, cette tête de christ.

C’était le dimanche 7 octobre 1571 dans le golfe de Lépante.

La Marchesa était la première des galères chrétiennes à devoir affronter l’escadre turque commandée par Ali Pacha, non loin d’Ithaque, la patrie d’Ulysse, et face au promontoire d’Actium, là où, en 31 avant Jésus-Christ, la flotte d’Octave avait mis en fuite celle d’Antoine et Cléopâtre.

— À Lépante, tout est signe, ajoute Maria de Ségovie.


J’ai lu de nombreux récits de cette bataille. Je sais ce qu’en dit Cervantès, embarqué sur la Marchesa : « En ce jour heureux dont le sort fut aussi sinistre à la flotte ennemie que favorable et propice à la nôtre, je fus présent personnellement à cet événement, rempli de terreur et de volonté… J’ai vu le formidable escadron défait et dispersé, et le lit de Neptune rougi du sang des barbares et des Chrétiens ; la mort courroucée dans sa fureur insensée courant çà et là…, les bruits confus, le vacarme épouvantable, le visage crispé de malheureux qui mouraient entre le feu et l’eau ; les profonds et lamentables soupirs qui s’élevaient des poitrines blessées, maudissant leurs sorts contraires… D’une main j’empoignais mon épée et de l’autre le sang coulait. Je sentais ma poitrine profondément blessée et ma main gauche brisée en mille endroits, mais le contentement qui remplit mon âme fut tel, voyant l’infidèle vaincu par le chrétien, que je ne faisais aucun cas de mes blessures, bien que sous le coup de la douleur j’aie plusieurs fois perdu connaissance… Mais il sied mieux au soldat d’être mort dans la bataille que libre dans la fuite… Les blessures que le soldat porte sur le visage et sur la poitrine sont des étoiles qui guident les autres au ciel de l’honneur et au désir des nobles louanges… »


Je croyais tout connaître et cependant j’écoute Maria de Ségovie. Elle raconte comment la Marchesa éperonne la Sultane, la galère capitane d’Ali Pacha, et comment le mât central de la Marchesa s’abat sur le pont du vaisseau musulman. Les janissaires d’Ali Pacha se précipitent. L’un d’eux tranche d’un coup de hache la tête de christ, la brandit comme un trophée, le signe de la victoire turque, bien que le combat vienne à peine de commencer en cette aube du dimanche 7 octobre 1571. Mais la mer est déjà rouge de sang.

— Alors, dit Maria de Ségovie, Bernard de Thorenc, suivi par Benvenuto Terraccini, bondit sur le pont de la Sultane.

Elle s’interrompt, montre la tête de christ aux yeux clos.

Tu hoc signo vinces, dit-elle à nouveau.

Elle prend ma main, m’entraîne à l’intérieur de la boutique.


J’avance dans la pénombre d’une salle voûtée aux murs de pierres inégales. Je devine, au fond, une porte ouverte sur une galerie plus obscure. C’est de là que vient le souffle humide qui rafraîchit la pièce.

Je distingue, accrochés aux murs, des casques, des glaives, des boucliers et un grand étendard de damas rouge. Je m’approche. Je reconnais les figures brodées du Christ, de saint Pierre et de saint Paul, et, entourant une croix de Malte, blanche, les mots : Tu hoc signo vinces.

Le pape Pie V a choisi cette devise, celle de l’empereur Constantin, pour la flotte chrétienne de la Sainte Ligue.

— C’est l’étendard de la Marchesa, dit Maria de Ségovie. Bernard de Thorenc l’a repris aux Turcs de la Sultane, avec la tête de christ.

Elle m’invite à m’asseoir sur l’un des coffres, s’installe en face de moi dans un fauteuil de bois. Elle montre les objets, les manuscrits, les livres ouverts sur des chevalets.

— J’aime les traces que les hommes laissent derrière eux, murmure-t-elle. Les signes, les symboles qu’ils se sont donnés, pour lesquels ils ont combattu, continuent de vivre. J’aime les lieux qu’ils ont habités. Et vous ?

Elle se lève, appuie ses paumes ouvertes sur les pierres.

— J’ai l’impression que le sang suinte encore. Ici, ici même – elle montre la porte –, dans cette salle, cette galerie qui conduit aux berges de la Seine, on a égorgé des dizaines de gentilshommes protestants, on a violé des femmes, on a entassé des enfants pour aller les noyer dans le fleuve.


Je croyais aussi connaître tout cela, mais en écoutant Maria de Ségovie j’ai l’impression de découvrir pour la première fois ce qu’a été ce XVIe siècle que j’étudie depuis plusieurs mois.

Maria de Ségovie évoque les haines, les meurtres, ces souverains qui consultent leurs mages, Catherine de Médicis qui ourdit des complots, ordonne à son parfumeur de lui préparer des mixtures avec lesquelles elle empoisonnera ses ennemis. Cette reine noire interroge les miroirs pour y déchiffrer l’avenir. Elle rencontre Nostradamus.

— Les chrétiens ont vaincu les Turcs à Lépante, poursuit Maria de Ségovie, un dimanche 7 octobre 1571, et moins d’un an plus tard, un autre dimanche, celui de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572, ils se sont entre-tués ici, au nom du Christ.

Elle s’interrompt, s’immobilise devant moi.

— Notre siècle va ressembler à celui-là, dit-elle. On tue déjà au nom de Dieu, du Christ et d’Allah.

Elle m’invite à me lever, me guide jusqu’à l’entrée de la galerie noire. J’entends la rumeur sourde du fleuve.


Le dimanche 24 août 1572, raconte Maria de Ségovie, les huguenots qui s’étaient réfugiés là espéraient gagner les berges, y trouver des barques, s’enfuir, échapper aux tueurs qui sillonnaient les rues, traquaient les « mal-sentants de la foi ». On avait blessé puis tué l’amiral de Coligny. Il fallait massacrer tous les huguenots pour les empêcher de se venger. Sur ordre du roi et de la reine mère Catherine, le prévôt des marchands avait fait fermer les portes de Paris et arrimer toutes les barques avec des chaînes.

— Ils ont tous été pris ici, égorgés, éventrés, dépecés, noyés.

Elle retourne s’asseoir.

— Une seule femme, Anne de Buisson, a survécu, ajoute-t-elle.

Elle tend le bras, montre un livre.

— Plus tard, Anne a raconté ce qu’elle a vécu. Huguenote, elle s’était convertie. Si Paris vaut bien une messe, sa vie à elle valait davantage, non ?

Maria écarte les bras. La peau sous ses aisselles est flasque et fripée. C’est comme si, tout à coup, son corps vieilli et las passait aux aveux.

Elle surprend mon regard, se lève, se dirige vers la vitrine tout en continuant de parler.

Elle a, dit-elle, trouvé le manuscrit d’Anne de Buisson dans le legs Bernard de Thorenc.

— Peut-être l’a-t-il sauvée ? peut-être se sont-ils aimés ?

Elle me tourne le dos, se penche vers la vitrine.

— Il faut écrire leur histoire, dit-elle.

Elle se redresse et s’avance vers moi, portant dans ses mains cette tête de christ aux yeux clos.

— Ces temps-là reviennent, murmure-t-elle. On veut à nouveau décapiter le Christ !

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