28.
À Valladolid, je m’étais agenouillé devant le régent d’Espagne et avais baisé la main de celui que Sarmiento appelait déjà Sa Majesté Philippe II, roi des Espagnes.
Des nobles castillans, familiers de la cour de Charles Quint, avaient assuré, à leur arrivée de Bruxelles, que l’Empereur était las de régner ; la rumeur s’était répandue dans les Palacios de Valladolid : Charles Quint allait abdiquer et remettre la couronne d’Espagne à son fils.
J’avais plusieurs fois côtoyé Philippe II sur les gradins des arènes et dans les salles froides de son Palacio, ou lors de ces chasses aux sangliers et aux cerfs qu’il conduisait sur les rives de la Pisuerga ou dans la sierra de Terozos.
Mais je ne l’ai jamais vu aussi souvent ni d’aussi près que sur le pont de ce navire qui, après avoir quitté la rade de Bahia, à La Corogne, creusait de son étrave la longue houle océane en direction de l’Angleterre où l’attendait la reine Marie Tudor qu’il allait prendre pour épouse.
À chaque fois, j’ai été frappé par la lenteur de sa démarche et de ses gestes, et surtout par le voile d’ennui et de dédain qui semblait lui couvrir le visage. Son regard presque terne recelait quelque chose d’inquiétant et de dissimulé. Sa mâchoire cachée par la barbe m’a paru plus pesante, démesurée, tout comme la lèvre gourmande et pulpeuse, trop rouge pour la pâleur des joues.
Nous avions appareillé le 13 juillet 1554.
J’étais à la proue, écoutant les cris des gabiers, le grincement des cordages, des chaînes d’ancre qu’on relevait, des voiles qu’on hissait.
Tous ces bruits furent tout à coup enfouis sous le fracas de la canonnade qui saluait notre départ. Les salves étaient tirées par les pièces du fort de San Anton qui dressait ses grises murailles sur un îlot frangé d’écume, et du fort de San Diego qui lui faisait face, à l’extrémité d’un petit cap.
J’avais été choisi, avec quelques dizaines d’autres nobles espagnols, pour embarquer sur le navire de Sa Majesté. J’avais même perçu la jalousie du comte Rodrigo de Cabezón, ambassadeur d’Espagne auprès du roi de France, qui était du voyage.
Je l’avais rencontré sur les quais de la Pescadería, surveillant le chargement de ses coffres et de ses chevaux à bord d’un autre vaisseau. Il m’avait toisé.
J’étais donc, avait-il dit, le fils de ce comte Louis de Thorenc, frère de Guillaume et d’Isabelle Thorenc, une portée de huguenots ennemis de l’empereur Charles et de l’Espagne.
— Savez-vous qu’ils sont en Angleterre pour dresser ce pays contre nous et contre sa reine ? J’espère que vous leur ferez entendre raison. J’imagine que Sa Majesté vous a chargé de cette tâche, sinon pourquoi vous aurait-elle choisi pour être auprès d’elle ? Ne décevez pas le roi ! Il est impitoyable avec ceux qui échouent. Mais vous, aurez-vous assez de foi pour livrer à nos inquisiteurs votre père et ses enfants ?
Durant les jours qui avaient précédé le départ, j’avais remâché ces questions, tenté parfois de renoncer au voyage. Certaines nuits, j’avais même imaginé m’enfuir, regagner Grenade, retrouver là-bas Aïcha Thagri et la convaincre de partir avec moi pour le Castellaras de la Tour.
Mais, comme s’il avait senti mon trouble, Diego de Sarmiento me rendait visite à toute heure du jour et de la nuit.
Il était dans un état d’exaltation que je ne lui avais jamais connu.
Il m’entraînait le long des ruelles de la ville encombrées par les voitures chargées des coffres des nobles, parcourues par les soldats qui s’apprêtaient à embarquer. Sur les quais se cabraient les chevaux qu’il fallait entraver avant de les charger dans des barques pour les transporter jusqu’aux navires ancrés dans la rade d’El Bahia ou dans celle d’El Orzan ; ils échappaient parfois aux palefreniers et s’enfuyaient vers la Pescadería.
— Songe, me disait Sarmiento, que cette ville a été un temps aux émirs de Cordoue ! Cette Corogne, au bord de l’Océan, entre les mains des infidèles ! Quel sacrilège et quelle humiliation ! Ils s’en souviennent et si nous ne les écrasons pas, un jour, alors que nous aurons depuis longtemps comparu devant le tribunal de Dieu, les descendants de ces émirs voudront la reprendre. Et ils trouveront des alliés ! Ce mariage entre notre roi Philippe et la reine d’Angleterre est un moyen d’étrangler le roi de France et de le contraindre à combattre avec nous. C’est aussi le moyen de réduire les hérétiques anglais. Quand Philippe II sera roi d’Angleterre, alors nous allumerons les bûchers !
Il se penchait vers moi, m’interrogeait : avais-je vu le comte Rodrigo de Cabezón ? m’avait-il parlé de ces espions français, des huguenots qui, en Angleterre, cherchaient à soulever la population et conspiraient contre la reine ?
— Je veux, me disait-il, que tu tranches la tête de ces serpents ! Quels qu’ils soient ! Es-tu prêt pour cette tâche ? Tu ne seras pas seul pour l’accomplir…
Il s’éloignait sans me fournir plus de précisions et ce n’est qu’à bord du navire, après que nous eûmes mis à la voile, que j’ai reconnu, se tenant à la poupe, non loin de Sarmiento et de Philippe II, Enguerrand de Mons et le père Verdini.
J’ai essayé de me détourner et de les fuir.
Je ne voulais pas retrouver les visages de mon passé ni connaître le rôle qui m’était échu.
Mais un navire est une prison et, dès le premier jour de notre traversée, les gardes de Sarmiento m’ont conduit vers l’une des trois cabines situées sous le château arrière.
Le père Verdini et Enguerrand de Mons y étaient assis, de part et d’autre de Sarmiento, sur des coffres aux larges ferrures noires. Comme s’il avait craint que nous n’échangions des souvenirs, mon protecteur a dit aussitôt, d’une voix de commandement :
— Vous savez ce que Dieu et le roi attendent de vous !
Puis il nous a laissés.
Nous nous sommes entre-regardés.
Tant de temps entre nous, comme un fleuve trop large.
Le père Verdini n’était plus qu’un homme au corps rabougri mais aux gestes nerveux, dont la voix saccadée était toujours aussi aiguë.
Il s’est levé et avancé vers moi.
— Mon fils, a-t-il dit en se signant, puis en cherchant à m’embrasser.
Je me suis dérobé et il est resté les bras ouverts, désemparé, avant de se tourner vers Enguerrand de Mons.
Au moment où, malgré moi, à l’instar d’un sanglot qui envahit la poitrine, j’allais rappeler le souvenir de Mathilde de Mons, son frère a murmuré :
— Elle est morte.
Puis, en se redressant et en me fixant, il a ajouté d’une voix plus forte :
— Elle est comme morte pour moi.
Elle vivait donc et j’en ai été à la fois apaisé et heureux.
Je Vous ai remercié, Seigneur, de ne pas l’avoir châtiée, de lui donner encore le temps de vivre et d’obtenir peut-être Votre pardon.
— La faute est mienne, a dit le père Verdini en se martelant la poitrine de son poing fermé.
Il avait laissé s’accomplir la trahison de ceux dont il avait charge d’âme, expliqua-t-il. Et ces malfaisants avaient compromis les desseins de l’empereur et du roi.
Les Thorenc s’étaient dressés contre la sainte Église et s’obstinaient dans l’erreur et la trahison. Les prêtres et les moines anglais appelaient à l’aide contre ces malfaisants, ces « mal-sentants de la foi ».
— Il faut les empêcher de nuire encore, et c’est à nous qui les avons connus, qu’ils ont blessés au cœur de l’affection que nous leur portions, c’est à nous de les terrasser. Ils sont les fils du démon !
Il a parlé longtemps et j’ai compris que je serais l’appât qu’on leur tendrait.
Il me faudrait aller dans les rues de Londres, les poches remplies de ducats. Je rendrais visite à ceux dont on savait qu’ils étaient hostiles à ce qu’ils appelaient le « mariage espagnol ». Je dirais que je me repentais, que Dieu m’avait éclairé. Que je voulais retrouver mon père, mon frère et ma sœur afin de les aider. La lecture des Saintes Écritures m’avait ouvert les yeux. J’avais découvert que la cour d’Espagne était un lieu de corruption. Je voulais combattre les papistes, révéler que des troupes espagnoles – plus de dix mille hommes – s’apprêtaient à débarquer en Angleterre. Qu’une quinzaine de navires chargés de soldats avaient déjà quitté les Pays-Bas. Il me fallait retrouver mon père afin qu’il renseigne ses amis anglais sur les tortueuses intentions de Charles Quint et de Philippe. Qu’on me conduise donc à mon père, le comte Louis de Thorenc, et à ses enfants, Guillaume et Isabelle, dont je savais qu’ils étaient arrivés clandestinement à Londres.
— Ils voudront te rencontrer, a poursuivi le père Verdini. Nous les attendrons avec toi.
Il a regardé Enguerrand de Mons qui serait le bourreau. Lui, le prêtre, prierait pour les condamnés.
— Et moi, je suis Judas ? ai-je murmuré.
Le père Verdini s’est récrié. Lutter contre les malfaisants, c’était servir Dieu et non Le trahir. Eux, qui avaient conclu alliance avec les infidèles avant de devenir des hérétiques, étaient les seuls félons et devaient être châtiés.
Verdini s’est approché de moi : est-ce que j’avais oublié le bagne d’Alger ? les supplices infligés par Dragut-le-Cruel ? la mort des uns, la corruption des autres, l’humiliation de tous ? Voilà ce que les hérétiques et les traîtres avaient permis !
J’ai baissé la tête, pensé à Mathilde de Mons et à Michele Spriano.
Mais Dieu n’a pas voulu que je sois Judas.
J’ai fait mine, pourtant, d’accomplir ma mission.
Quand nous eûmes débarqué à Southampton, après cinq jours de traversée, j’ai chevauché par les ruelles de Londres.
On n’y aimait point les Espagnols, les papistes. Or, pour la foule, j’étais l’un d’eux. On m’insultait, on crachait dans ma direction. On tentait d’irriter mon cheval. Parfois, on me lançait des détritus au visage.
Le jour même où l’on célébrait les noces du roi Philippe et de la reine Marie Tudor dans la cathédrale de Winchester, on a tenté de me renverser. Des enfants s’étaient accrochés à mes bottes comme des rats. Et j’ai dû éperonner mon cheval, rejoindre un groupe de nobles espagnols qui regagnaient leurs hôtels.
Mais nous avons tous subi le même sort.
Ce peuple haïssait les étrangers au teint mat, élégants et fiers, qui paradaient dans leurs vêtements de velours noir et de satin blanc.
Les Espagnols avaient hâte de quitter cette ville, ce pays où la pluie ne cessait jamais, les contraignant à changer de vêtements plusieurs fois par jour, leurs chapeaux et leurs pourpoints imbibés d’une eau glacée qui ruisselait sur les pavés, et devenait, mêlée aux ordures et aux excréments, une boue noirâtre et glissante.
C’est dans cette boue qu’on m’a traîné.
Un matin, peu après que j’eus quitté l’hôtel, alors que la pluie tombait encore plus dru, les gouttes glissant dans mon cou, le feutre de mon chapeau collant à mon front et à mes joues, quelques hommes – et non plus cette fois des enfants ! – se sont précipités sur moi comme je passais sous un porche.
Il faisait si sombre que je n’ai pu distinguer leurs visages. Mais j’ai senti leurs mains m’agripper, leurs poings s’écraser sur mes lèvres pour m’interdire de crier. J’ai entendu leurs insultes : « Papiste ! Espagnol ! Inquisiteur ! » Deux d’entre eux se sont enfuis avec mon cheval et les autres, m’empoignant les jambes, m’ont tiré, ma tête heurtant les pavés, dans une sorte de corridor boueux entre deux maisons.
J’étais à demi assommé. Je ne savais plus où j’étais. Parfois, avec effroi, j’avais l’impression que l’on me traînait derechef sur les pavés des rues de Toulon et que cette foule dont j’entendais la rumeur était celle des infidèles.
On m’a bâillonné, bandé les yeux, ligoté, porté, jeté à même le sol. C’était un parquet. J’entendais crépiter un feu. On m’a débarrassé de mes liens et de mon bandeau.
Je suis resté quelques instants ébloui par les candélabres dont les flammes illuminaient la pièce. Ainsi elle m’est apparue dorée. Puis j’ai reconnu, assis côte à côte, mon père et mon frère. Et, debout près de moi, ma sœur qui me tendait la main pour m’aider à me relever.
Je me suis redressé seul, un peu chancelant, joyeux au fond de moi. C’étaient eux qui m’avaient pris et non moi qui les avait livrés.
Je préférais être cloué sur la croix plutôt que juge ordonnant le supplice.
— Te voici à Londres avec ces Espagnols ! a dit mon père.
Il s’est levé. Il m’a semblé aussi grand, aussi vigoureux, aussi menaçant qu’autrefois.
— Par Dieu, tu es toujours avec les ennemis de ton roi ! Et tu te mets au service d’un fornicateur, d’un incestueux qui épouse une vieille reine qui n’a ni cheveux ni sourcils et dont le nez mange toute la figure ! Elle pourrait être sa mère ! Tu crois que c’est Dieu qui veut cela ?
Mon frère Guillaume riait. Ma sœur se tenait un peu à l’écart. Je les dévisageai. J’essayai de retrouver en eux des traits qui m’appartenaient. C’étaient eux, ma famille en ce monde. Et cependant je n’étais pas ému, aucun élan ne me poussait vers eux. Ma vie s’était si longtemps abreuvée à une autre source que même leurs voix me paraissaient étrangères.
— Si tu continues à te dresser contre le roi de France…, a repris mon père.
Je l’ai interrompu. Savait-il que Henri II avait confié à l’ambassadeur d’Espagne, Rodrigo de Cabezón, qu’il ferait un jour « courir par les rues le sang et les têtes de cette infâme canaille luthérienne » ?
— Vous en êtes, vous, de ces réformés ! Donc, ennemis de votre roi et de votre reine Catherine ! Moi, je suis de leur côté !
Ils se sont indignés, mon frère venant vers moi à grands pas, poing gauche brandi et menaçant, main droite sur le pommeau de son épée.
Isabelle s’est interposée, mais ses yeux, sa bouche boudeuse disaient, mieux que les mots, le mépris qu’elle nourrissait à mon endroit.
Mon père a juré, lancé des malédictions, dit que la prochaine fois que nous nous rencontrerions ce serait l’épée à la main, pour un duel au sang.
Qu’étais-je ? a-t-il poursuivi. Un fils ingrat qui avait refusé la rançon déjà versée à Dragut-le-Brûlé, ce tribut qui lui aurait rendu la liberté. Un fils félon qui avait insulté le capitaine général de l’armée du Levant, le comte Philippe de Polin, et qui, au lieu de servir son roi, d’aider son propre père, s’était acoquiné avec des Espagnols, des Toscans, des papistes dont le seul but était de réduire le royaume de France, d’humilier et de détrousser sa noblesse !
Mais je devais prendre garde. Même si le roi Henri II et sa Florentine de mère, Catherine, perdaient la raison et se laissaient ensorceler par les Espagnols et les papistes, le royaume ne les suivrait pas. Les Bourbons, les Condés, les Montmorency, les Coligny, les Thorenc valaient mieux que les Valois, les Guises ou les Médicis.
— Tu seras avec eux si la folie et la lâcheté les emportent, mais tu seras contre nous, et nous tirerons l’épée ! Nous verrons bien quelles têtes rouleront et quel sang coulera dans les rues. Nous ne nous laisserons pas égorger comme des moutons !
Mon père m’a tourné le dos.
— Va rapporter à tes maîtres ce que nous pensons.
Des hommes sont entrés, munis de cordes et de foulards. Ils ont voulu me ligoter. J’ai tenté de me débattre, mais ils m’ont roué de coups, puis m’ont bâillonné et bandé les yeux.
J’ai eu le temps d’apercevoir mon père qui, le visage fermé, regardait la scène.
On m’a porté et jeté sur les pavés. Il pleuvait encore à verse et je me suis retrouvé les lèvres dans la boue.
Des chiens et des rats sont venus me frôler, me flairer, me mordre. J’ai rué comme j’ai pu pour les chasser. Au bout de plusieurs heures, des soldats m’ont trouvé et ont arraché mes liens. Ils riaient de me voir, moi, le seigneur qu’ils imaginaient espagnol, souillé, les vêtements déchirés.
L’un d’eux m’a dit :
— Ce n’est pas un pays pour les Espagnols ! Rentrez chez vous. Emportez la reine, nous en trouverons une autre…
Il a baissé la voix et a ajouté :
— Plus belle et moins papiste !
Quand il a vu mon visage et mon corps couverts d’ecchymoses, Diego de Sarmiento m’a juré qu’il me vengerait. Et j’ai su que ses gardes avaient parcouru les rues de Londres, forcé les portes des demeures, à la recherche de mes agresseurs et de mon père.
Mais le pays se dérobait.
Quand je sortais, même escorté, on me lançait des pierres. On se pressait autour des bûchers que dressaient certains évêques papistes, non pour voir brûler les hérétiques, mais pour tenter de les arracher aux flammes.
Sarmiento s’obstinait : il fallait combattre l’hérésie de ce pays en tuant ceux qui l’incarnaient, qu’ils fussent nobles, prêtres ou roturiers. Il s’emportait parce que Philippe II avait obéi à l’empereur qui recommandait la clémence.
Mais, dans ce royaume de la pluie et du brouillard, je sentais que, quoi que fît le roi, nous étions impuissants, et qu’il nous faudrait partir.
Même les femmes se refusaient à nous, au souverain, à Sarmiento. Et si quelques suivantes de la reine écoutèrent mes compliments, c’est parce que j’étais français, que c’était pour elles manière de manifester le dédain qu’elles éprouvaient pour les Espagnols.
Elles se moquaient même de leur souveraine qui prétendait porter un enfant de Philippe parce que son ventre gonflait ! Elles ricanaient. Marie Tudor, disaient-elles, n’était grosse que d’eau ou de tumeur, et non pas de vie. Il suffisait de regarder sa peau, ses cheveux clairsemés, pour savoir qu’elle n’était pas féconde, mais malsaine, stérile, et d’ailleurs Philippe la négligeait, se consolant avec de jeunes Flamandes qui, à l’abri dans les hôtels de Londres, attendaient son bon vouloir.
Enfin nous avons quitté Londres. Mais le vent à Douvres était contraire, comme si les éléments eux-mêmes se dressaient contre nous. Nous avons attendu durant cinq jours.
J’avais l’impression – et le père Verdini, Enguerrand de Mons, les nobles espagnols et sans doute Philippe lui-même partageaient mon sentiment – que nous étions pris au piège.
Quand, enfin, le vent a tourné, que l’on a hissé les voiles, j’ai failli crier de joie.
Débarqués à Calais, nous avons chevauché jusqu’à Bruxelles, et le soir de notre arrivée nous avons fait bombance, la mousse de la bière couvrant nos lèvres et nos mains fourrageant dans le corsage des filles.
Je connaissais et j’avais côtoyé Sa Majesté Philippe.
À Bruxelles, j’ai vu l’empereur Charles Quint.
Seigneur, c’était donc là l’homme qui régnait sur les royaumes d’ici et les terres du Nouveau Monde ?
Il attendait Philippe au bas des marches de son palais. Les doigts crochus, les mains déformées, le dos voûté, le cheveu blanc. La goutte le mettait au supplice et son visage était en permanence crispé par la douleur. Vêtu d’un austère habit noir, on eût dit que ce vieillard d’à peine cinquante-cinq ans portait le deuil de sa propre vigueur.
— La mort est en lui, a murmuré Sarmiento.
Philippe s’est agenouillé et lui a baisé les mains.
Le menton lourd, le corps disgracieux, il ressemblait à son père mais avait encore l’agilité de la jeunesse.
L’Empereur a pris appui sur son bras pour monter les marches.
C’était comme la rencontre entre le soleil qui décline et l’astre de la nuit qui se lève.