14.

Une nuit – mais c’étaient des mois, peut-être même plusieurs années après la visite du père Verdini et le départ de Sarmiento –, j’ai marché jusqu’au mur qui entourait les jardins et la demeure de Dragut, et je l’ai franchi.

Je savais que le capitan-pacha avait quitté Alger à la tête de ses galères. Son fauteuil pourpre, en face de la potence, sur l’aire du bagne, restait vide, entouré de janissaires. Les bourreaux torturaient chaque jour, mais sans l’invention, la débauche de cruauté ni la perversité qu’ils déployaient lorsque leur chef assistait au supplice. Là, en son absence, ils semblaient accomplir leur tâche au plus vite, égorgeant d’un seul coup de lame, alors qu’ils avaient l’habitude, pour satisfaire Dragut, de taillader lentement le cou, de laisser la gorge longtemps ouverte pour que le sang s’écoule en même temps que les râles.

Et Dragut, lorsque la mort n’était survenue qu’après une suite interminable de souffrances, leur lançait des pièces d’or qui roulaient dans le sang répandu.

Le capitan-pacha avait donc pris la mer.

Mocenigo et Ramoin, les renégats, m’avaient rapporté que cette saison de course serait longue ; peut-être même empiéterait-elle sur l’hiver, Dragut s’abritant dans les baies, les rades, les golfes des îles Ioniennes et en surgissant entre deux tempêtes pour attaquer les navires vénitiens ou génois, fondre sur les comptoirs de la Sérénissime, ou bien, longeant les côtes, piller les villages d’un bout à l’autre de la Méditerranée.

Mocenigo et Ramoin pensaient que Dragut voulait, par des succès éclatants, ayant amassé un butin considérable et enlevé des milliers de chrétiens, obtenir du sultan d’être non seulement le maître d’Alger, mais celui de Tunis, peut-être même d’en recevoir le droit de s’approprier toutes les terres jusqu’au Presidio espagnol d’Oran.

Peut-être encore Dragut espérait-il que le sultan l’appellerait auprès de lui, à Constantinople, comme l’un des vizirs. La plupart de ces derniers étaient, comme Dragut, des renégats ou des fils de renégats, voire des enfants chrétiens enlevés dans les villages grecs, calabrais ou siciliens et devenus de fiers musulmans, serviteurs dévoués du sultan, architectes de la politique de la Sublime Porte.


En écoutant Mocenigo et Ramoin, j’ai eu l’impression que ma bouche se desséchait, que mes yeux se voilaient.

Chaque jour, depuis mon arrivée à Alger, je rêvais de franchir le mur de la demeure de Dragut afin d’apercevoir Mathilde de Mons, de la convaincre de me suivre. Et une partie de mes nuits se passait à échafauder des plans d’évasion.

Mais, si elle quittait Alger pour suivre Dragut à Constantinople, quel rêve me resterait-il ?

Je serais l’un de ces damnés plongés dans un marais glacé dont, dans le dernier cercle de l’Enfer, les larmes gèlent sitôt jaillies.

J’appartiendrais à « la gent perdue », livrée à Lucifer, enfouie au centre de la Terre.

Trop, Seigneur, pour mes fautes ! Trop ! J’ai décidé de franchir le mur.


J’en connaissais toutes les pierres.

Je l’avais longé plusieurs fois, des rochers du rivage, où il commençait, jusqu’à la colline où il serpentait.

Mais je n’avais jamais pu – ou osé – l’escalader.

Spriano m’avait supplié de ne rien tenter. Ma mort, si j’étais pris, serait plus atroce que celle de cet homme que l’on avait enterré jusqu’aux épaules. Est-ce que je me souvenais de ses cris ? De l’effroi qui nous avait tous saisis, plusieurs jours durant ?

J’avais écouté Spriano.


Puis, un jour, Dragut, passant parmi nous avec sa garde de janissaires, s’était arrêté devant moi et, penchant un peu la tête pour me jauger, avait murmuré :

— Bernard de Thorenc qui a oublié ce qu’est la chiourme…

Quand on m’a enchaîné à mon banc, sur la galère où l’on m’avait conduit, j’ai pensé que je ne reverrais jamais plus Mathilde de Mons, Spriano, Sarmiento, que mon corps, après avoir été brisé, serait jeté par-dessus bord.

Mais non, désormais je savais reprendre souffle entre deux mouvements de la rame. J’avais appris à vivre avec les hommes et les rats. Ma peau et mon âme s’étaient tannées.

J’ai donc survécu. Je suis rentré à Alger, la tête pleine des cris des femmes enlevées, des hommes massacrés dans les villages que Dragut avait attaqués, pillés, incendiés.

Il fallait que cet homme fût dévoré par Lucifer.

Ou qu’il subisse le sort du Prophète qu’il avait élu, ce Mahomet condamné en Enfer à avoir le corps sans cesse tranché par le mitan.

Avec moi Spriano a demandé à Dieu que ce châtiment lui soit réservé, puis nous avons remercié Notre-Seigneur et la Sainte Vierge d’avoir permis que nous nous retrouvions.

L’amitié, la prière, les vers de Dante m’ont permis, autant que le pain et l’eau, de vivre et d’espérer encore.


J’ai donc recommencé à longer le mur, à imaginer Mathilde de Mons enfermée dans le palais de Dragut dont je devinais, derrière les branches d’orangers, la blanche façade, la coupole dorée et les mosaïques bleues.

Parfois – je m’arrêtais alors, saisi par le doute – je mesurais que le temps – peut-être plusieurs années – avait passé et que Mathilde n’était plus la jeune fille que j’avais vue à Marseille, puis au Castellaras de la Tour, ou entraperçue sur cette place, à Toulon, les cheveux dénoués, si fière.

L’angoisse me saisissait. Peut-être, mis en face l’un de l’autre, serions-nous comme deux étrangers ayant tant vécu séparés qu’ils ne peuvent plus se comprendre ?

Mocenigo et Ramoin m’avaient raconté comment, après des années de captivité, et avant qu’ils ne se soient convertis à l’islam, l’un et l’autre s’étaient retrouvés en pays chrétien. Mais ils avaient été si surpris par des mœurs qu’ils avaient oubliées qu’ils avaient choisi de retourner parmi les infidèles dont ils se sentaient désormais plus proches. Et ils étaient ainsi devenus musulmans, des renégats.

Je ressassais ces propos et mes propres doutes. Je ne quittais plus le bagne en dépit des exhortations de Spriano qui tentait de me redonner espoir.

Il me parlait de Sarmiento qui avait dû regagner l’Espagne et commencé soit à réunir notre rançon, soit à rassembler un équipage pour armer une frégate qui viendrait rôder devant les côtes barbaresques et nous recueillir quand nous serions prêts à fuir.

Il faudrait profiter du départ de Dragut et de l’arrivée d’un nouveau capitan-pacha moins averti et peut-être moins cruel.

Mais Mathilde de Mons, éloignée d’Alger, serait à jamais perdue.

Il fallait que je la voie, qu’elle fuie avec moi.

Je devais franchir ce mur.

Загрузка...