21.
Seigneur, le jour de mes vingt-cinq ans, nous sommes entrés dans Grenade par la Puerta de Los Molinos.
J’ai entendu des voix aiguës, des rires et des chants.
Sur les berges de la rivière qui s’étirait entre les maisons ocre, les platanes et les collines, j’ai vu des femmes aux bras nus.
J’ai détourné la tête.
Le père Fernando, qui nous avait accompagnés depuis notre départ du village côtier de Veluz Málaga où nous avions passé notre première nuit de liberté, a saisi le bras de Michele Spriano et, de l’autre main, a montré la ville.
J’ai voulu oublier la présence des femmes et l’écouter.
Il parlait d’une voix exaltée.
Depuis des siècles, disait-il, Grenade, capitale du royaume des infidèles, avait été comme une plaie au flanc de l’Espagne. Personne n’avait pu vaincre les rois maures. Ils avaient cru posséder cette terre chrétienne jusqu’à la fin des temps.
Le père Fernando a tendu le bras, montré les collines, serré le poing.
— Campo de Los Martiros, Carmen de Los Martiros…, a-t-il dit.
Avec les os des martyrs chrétiens les Maures avaient construit leurs palais et leurs mosquées.
Il a fait quelques pas, nous invitant à le suivre, et j’ai découvert, au sommet d’une des collines, ces hautes murailles crénelées, ornées de mosaïques, ce fier et grand palais de l’Alhambra, la plus grande construction que j’eusse jamais vue.
Je suis resté interdit. Les infidèles n’étaient pas que des Barbaresques commandés par des renégats tel Dragut. C’étaient des rois bâtisseurs, puissants et dangereux.
— Ils se croyaient les maîtres, a ajouté le père Fernando. Les chrétiens, sous leur joug, se convertissaient pour ne pas être esclaves. Mais, un jour, le 2 janvier 1492, l’armée de Fernando et d’Isabel la Catolica a pénétré dans la ville par cette Puerta de Los Molinos, et le roi Boabdil, le Maure, s’est enfui. Et comme, apercevant au loin sa ville abandonnée, il s’est mis à pleurnicher – el sospiro del Moro –, sa mère lui a lancé, méprisante : « Ne pleure pas comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme ! »
Le père Fernando s’est arrêté sur le pont qui enjambait le río Darro.
— Les femmes sont à nouveau chrétiennes, a-t-il murmuré.
Elles lavaient, essoraient, étiraient, étendaient de grands draps blancs sur les galets.
Certaines d’entre elles étaient accroupies et leurs corps se déhanchaient. Lorsqu’elles se redressaient, leur poitrine gonflait leur blouse. Bras levés, elles glissaient du bout des doigts les mèches de leurs cheveux sous leurs coiffes.
D’autres femmes portaient de grands baquets de linge sur leurs têtes et soulevaient de la main gauche leurs longues robes noires, puis elles entraient dans la rivière et traversaient à gué.
J’ai aperçu la toile des jupons, la peau blanche des bras, des mollets et des cuisses.
J’ai eu honte et me suis senti emporté, mon ventre et mes joues dévorés par une joie aussi brûlante qu’une promesse.
Je ne connaissais de la chair que les soupirs des sodomites dans la pénombre de la chiourme et du bagne, ou les cris des femmes écartelées par les infidèles, deux d’entre eux tenant leurs chevilles, deux autres leurs poignets et leurs épaules, le cinquième s’enfonçant entre leurs jambes.
J’avais craint d’être choisi par l’un de nos gardes-chiourme pour lui servir d’amuse-nuit avant qu’il ne me renvoie, souillé, à mon banc de rame, ou bien qu’il me livre aux marins de la galère.
Mais ma condition de captif de rançon, bien personnel de Dragut, m’avait protégé.
J’avais aimé Mathilde de Mons et souffert qu’elle me rejette et se livre à la luxure avec Dragut-le-Débauché. Mais je n’avais jamais osé la désirer.
Le désir n’était pour moi que la gêne que me laissaient certaines nuits quand je retrouvais, au matin, mes cuisses poisseuses et me souvenais ainsi, le rouge au front, de mes rêves.
Tout à coup, les bras et les jambes nues de ces femmes, leurs voix et leurs chants, leurs rires m’enflammaient.
La liberté, c’était cela : une foi, une femme.
C’est avec ce feu en moi que je suis entré dans le Presidio, le palais du capitaine général, don Garcia Luis de Cordoza, calle de Los Molinos.