26.

Diego de Sarmiento a ouvert les bras et nous nous sommes serrés l’un contre l’autre jusqu’à en perdre le souffle.

Puis nous nous sommes tus.

J’avais imaginé que nous évoquerions nos souffrances passées dans l’enfer des chiourmes et des bagnes d’Alger.

Je voulais lui parler de Mathilde de Mons et de Dragut, de Michele Spriano, et lui rappeler ce mot, Esperanza, qu’il m’avait lancé sur les quais de Toulon et que je n’avais jamais oublié.

Mais j’étais comme étouffé par ces souvenirs avec, dans la bouche, un goût douceâtre de sang et, devant les yeux, des images de mort.

Tant de corps martyrisés devant moi durant ces années !

J’ai regardé Sarmiento à la dérobée. Il se tenait penché en avant, les coudes sur les cuisses, immobile comme si lui aussi contemplait, fasciné, le temps écoulé.

Il émanait de lui une impression de force. Il était plus corpulent qu’autrefois. Son visage plus rond était pris dans une barbe crépue. Il serrait les poings.

J’ai tendu les mains au-dessus des flammes bleutées qui crépitaient dans la cheminée. Je lui ai confié que mes doigts avaient étranglé un renégat et que, souvent, le visage et le corps de cet homme venaient me hanter comme un remords, même si je ne regrettais pas de l’avoir tué.

Sarmiento s’est lentement tourné vers moi, puis a haussé les épaules.

Un renégat, a-t-il commencé, plus encore qu’un infidèle méritait à ses yeux le châtiment. Et le remords n’était qu’un piège du diable.

Il a élevé la voix et continué : celui qui combattait au nom du Christ avait le devoir de punir et de tuer ceux qui reniaient le baptême, commettaient des actes sacrilèges ou souillaient de leur présence les Lieux saints. Il ne fallait montrer aucune pitié pour les hérétiques ou les infidèles. Les uns refusaient la communion et la sainte messe, les autres maculaient le tombeau du Christ ou faisaient de nos cathédrales des mosquées.

Un chrétien pouvait-il accepter cela ?


Il avait souvent brandi les poings comme pour menacer des ennemis tapis dans la pénombre de la pièce éclairée seulement par ce feu qui me brûlait le visage mais laissait mes épaules et mon dos en proie au froid.

Il fallait, a-t-il repris, nettoyer les royaumes chrétiens, des terres de l’empire aux rives de la Méditerranée, de la vermine huguenote – protestante, calviniste, luthérienne, peu importait le nom dont elle se parait. Tous ces « mal-sentants de la foi » étaient les alliés des infidèles, et ceux-ci devaient être repoussés dans les grands déserts de l’extrémité du monde d’où ils avaient surgi, telles des nuées de sauterelles.

La Reconquista n’était pas achevée. Il fallait prendre Alger et Tunis, délivrer, comme Charles Quint l’avait fait des années auparavant, les esclaves chrétiens qui s’y trouvaient enchaînés, et agir de même à Constantinople et à Jérusalem.

Pour un catholique, c’était le seul devoir auquel se vouer.


Sarmiento s’est levé, la main posée sur le pommeau de son épée. Il a fait quelques pas qui résonnèrent dans la pièce aux murs de pierre.

Je l’ai suivi des yeux alors que l’obscurité enveloppait sa puissante silhouette noire.

Il est revenu vers moi.

— Bernard de Thorenc, a-t-il dit d’une voix solennelle, tu es au régent d’Espagne, notre Philippe. Tu es à son père, l’empereur du Saint Empire romain germanique, notre Charles Quint. Tu es à eux parce qu’ils sont les légitimes souverains catholiques, qu’ils sont les chevaliers de la Foi du Christ et qu’ils veulent rétablir d’un bout à l’autre du monde la Sainte Monarchie universelle.

J’étais ému. La conviction et l’énergie de Sarmiento m’entraînaient.

Oui, je voulais être l’un des soldats de cette croisade.

J’ai dit que j’avais fait serment de combattre les infidèles afin de libérer mes compagnons de chiourme et de bagne que j’avais vu supplicier par les bourreaux de Dragut-le-Cruel.

Et je voulais racheter ceux qu’il avait corrompus.

J’ai murmuré le nom de Mathilde de Mons.

J’ai ajouté que je voulais effacer la trahison de ceux des miens qui avaient servi les rois de France, alliés des infidèles.

Sarmiento a souri, méprisant.

— Les rois de France sont comme des voiles : c’est le vent le plus fort qui les tend et les gonfle.

Il m’a pris le bras et m’a guidé par les couloirs du Palacio.

Nous avons traversé de grandes salles aux murs desquelles étaient accrochés des crucifix, des armes et des tapisseries. Dans la pénombre, les meubles de bois noir ressemblaient à des rochers massifs. Je devinais de grands tableaux aux cadres dorés.

— Le comte Rodrigo de Cabezón, ambassadeur d’Espagne auprès du roi de France, nous écrit qu’Henri II se veut un bon catholique. Son épouse Catherine est nièce du pape. Elle navigue avec l’habileté d’un vieux marin. Elle voudrait marier l’une de ses filles à notre roi Philippe. Mais l’empereur a choisi pour Philippe la reine d’Angleterre, et, lorsque ce mariage sera conclu, la France, enserrée entre nos mâchoires, devra bien se soumettre.

Sarmiento s’est arrêté et m’a fait face.

— Sais-tu qui est ici auprès de moi ? Enguerrand de Mons, le frère de cette renégate. Il n’est pas le seul noble français à avoir choisi de servir le roi et l’empereur catholiques. S’ils veulent conserver leur trône, Henri II et Catherine doivent aller là où souffle le vent. Et nous sommes le vent !

Il m’a invité à le suivre, me racontant que, d’après le comte Rodrigo de Cabezón, Henri II, irrité par les conciliabules et les conspirations des « mal-sentants de la foi », s’était emporté : « Je jure que si je parviens à régler mes affaires extérieures, avait-il confié à l’ambassadeur, je ferai courir par les rues le sang et les têtes de cette infâme canaille luthérienne ! »

— Nous l’aiderons à régler ses affaires extérieures, a ajouté Diego de Sarmiento. Et même nous lui prêterons quelques-uns de nos soldats et de nos inquisiteurs pour qu’il en finisse avec ses huguenots.

Le ton de sa voix était tranchant comme une lame affilée. Il me glaça lorsqu’il ajouta que, selon Cabezón, le comte Louis de Thorenc, son fils Guillaume et sa fille Isabelle avaient rejoint les rangs de ces nobles protestants qui, autour de l’amiral de Coligny, du prince de Condé, de bien d’autres, avaient rompu avec la foi catholique et se proclamaient réformés.

De son bras Sarmiento m’a enveloppé l’épaule.

Toutes les lignées, a-t-il ajouté, même les plus illustres, portaient sur leur tronc des branches pourries.

Il savait que don Garcia Luis de Cordoza, son oncle, capitaine général de Grenade, protégeait une Mauresque, une rouée qui se prétendait catholique, mais qui était en fait une Thagri, de ces Maures qui n’avaient jamais accepté la Reconquista. Qui pouvait croire que cette femme était devenue bonne catholique ?

— Les convertis, les renégats ont des âmes de félons. Qui a trahi sa foi trahira de nouveau, a-t-il conclu. Mais don Garcia est un corrompu que l’empereur protège en souvenir des guerres passées.

J’ai commencé d’apprendre ce jour-là ce qu’est le gouvernement des hommes.


Nous étions arrivés dans une pièce plus petite que les autres, aux murs couverts d’étagères sur lesquelles s’alignaient des livres.

L’un d’eux, posé sur un chevalet, était ouvert.

Cependant que Diego de Sarmiento le feuilletait, j’ai dit que Michele Spriano m’avait confié, avant de partir s’embarquer à Málaga, un exemplaire de La Divine Comédie auquel il tenait plus qu’à la vie.

Je l’ai extrait de ma chemise et l’ai tendu à Diego de Sarmiento.

— Michele Spriano…, a-t-il murmuré en prenant le livre.

Sa voix était si sourde que je Vous ai prié, fermant les yeux, que je Vous ai supplié, Seigneur, de protéger Michele.

Mais il était trop tard. Vous aviez jugé qu’il fallait qu’il souffre encore, mais pour le punir de quelles fautes ?


Sur le même ton monocorde, Diego de Sarmiento a raconté comment des corsaires barbaresques avaient attaqué trois galères espagnoles qui avaient quitté Barcelone pour Gênes.

Michele Spriano était à bord de celle qui avait été capturée par les infidèles.

Il y avait eu un long combat. L’un des marins qui avaient réussi à rejoindre les autres navires espagnols avait expliqué que le marchand italien avait été épargné par les Barbaresques et jeté comme un sac sur le pont de la galère musulmane. Il s’était pourtant battu aux côtés de l’équipage, mais était de bonne prise.

Je l’ai imaginé enchaîné dans le réduit au-dessus de la chiourme, parmi les rats, dans les odeurs d’excréments.

Seigneur, pourquoi ?

— Ils ne le tueront pas, puisqu’ils ne l’ont pas fait durant le combat, a dit Sarmiento. Ils fixeront sa rançon. Et nous la verserons aux moines rédempteurs afin que, dès leur prochain voyage à Alger, ils puissent le racheter.

— Toute cette souffrance…, ai-je murmuré. Protégez-le, Seigneur !

Sans doute Sarmiento n’a-t-il pas apprécié ma prière, le ton suppliant de ma voix.

— Dieu ne nous aide que si nous brandissons le glaive ! a-t-il lancé. Il n’entend pas les pleureuses. Il veut des chevaliers !


Sarmiento s’est rapproché du chevalet et a commencé à lire d’une voix forte :

— « Le soldat qui revêt son âme de la cuirasse de la foi comme il revêt son corps d’une cuirasse de fer est à la fois délivré de toute crainte et en parfaite sécurité ; car, à l’abri de sa double armure, il ne craint ni l’homme ni le diable. Loin de redouter la mort, il la désire ; que peut en effet craindre celui pour lequel, dans la vie ou dans la mort, le Christ est la vie et la mort est un gain ?… Les soldats du Christ font la guerre en toute bonne conscience… C’est pour le Christ qu’ils donnent la mort ou la reçoivent… S’il tue un malfaisant, il ne commet pas un homicide, mais un malicide ; il est le vengeur du Christ contre ceux qui font le mal et obtient le titre de défenseur des chrétiens. »

Sarmiento a relevé la tête.

— Voilà ce qu’écrit saint Bernard dans la charte des chevaliers du Temple, a-t-il ajouté. Saint Bernard dit : « Si ces chevaliers tuent, c’est pour le Christ ; s’ils meurent, le Christ est pour eux ! »

Sarmiento s’est avancé vers moi.

— Jamais la Terre n’a porté autant de malfaisants, a-t-il dit. Sois ce soldat du Christ, toi qui te nommes Bernard !

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