30.

Je n’ai plus jamais entendu le rire de mon père qui m’avait si souvent choqué, comme une obscénité.

Je ne l’ai plus jamais vu marcher de son pas altier, la nuque droite, sa main serrant le pommeau de son épée, avec cette superbe qui me mettait hors de moi tant elle paraissait masquer une âme veule, prête à toutes les félonies.

Je n’ai plus jamais croisé son regard étincelant de colère ou de mépris, qui m’avait tant de fois humilié.

Et puis j’ai découvert parmi les hautes herbes, sur la berge d’un ruisseau, dans la plaine de Saint-Quentin, son corps étendu, à demi nu, mort.

Et j’ai pleuré, et j’ai prié.


J’avais depuis longtemps déjà quitté la tente royale où Sarmiento, Philippe II, son conseiller Ruy Gomez et le duc Emmanuel Philibert de Savoie ripaillaient, levant leurs verres à la victoire.

Enguerrand de Mons avait tenté de me retenir, mais je m’étais dégagé d’un geste brusque.

J’avais vu, lorsque nous avions chargé les gentilshommes français, trop d’entre eux s’abattre, encerclés par les fantassins allemands, anglais, espagnols et flamands, taillés en pièces par nos coups de glaive et nos lances.

C’était ma première bataille. Je m’y étais jeté avec désespoir. Je ne voulais point comprendre ces alliances qui se retournaient, ces traités que l’on avait juré sur les Évangiles, de respecter et dont, brusquement, on ne gardait plus souvenir.

Je savais aussi que mon père et mon frère, après avoir quitté Bruxelles, avaient rejoint les troupes royales à Saint-Quentin. Qu’aurais-je fait si j’avais vu au bout de ma lance la poitrine de mon père ou celle de mon frère ?

J’avais demandé à Sarmiento qu’il m’autorisât à accompagner l’empereur Charles Quint qui partait pour l’Espagne où il allait se retirer au monastère de Yuste, en Estrémadure, afin d’attendre la mort dans la prière et le recueillement.

Peut-être était-ce ce qui me convenait aussi : m’éloigner de ce monde qui chaque jour me paraissait plus obscur.

Comment aurais-je pu y trouver ma route ?

C’était le pape qui s’emportait contre Philippe II, « ce membre pourri de la chrétienté, cette petite vermine » !

C’était Philippe qui rompait avec Henri II et demandait à son épouse, Marie Tudor, de lui faire parvenir quatorze mille fantassins pour étriller l’armée du roi de France !

Où était la frontière entre l’hérésie et la vraie foi ?

Qui se trouvait du côté de la sainte Église ?

Et qui était du parti du Christ ?

Au gré des circonstances, chacun changeait de camp et d’alliés.

Alors, pourquoi ne pas rester agenouillé dans une cellule de moine ? Pourquoi ne pas consacrer ses forces à la prière et à la charité ? Être humble. Accomplir les tâches du paysan ? On disait qu’en Estrémadure l’ordre monastique de saint Jérôme, dont dépendait le monastère de Yuste, cultivait cinquante mille oliviers, élevait des milliers de têtes de bétail.

N’avais-je pas compris sur les galères de Dragut, puis à Toulon, à Alger, à Valladolid, à Londres, à Bruxelles, ce qu’était la vie des hommes, même les plus pieux, les plus valeureux ?

Mais Sarmiento refusa de m’entendre et le père Verdini, d’une voix hésitante, murmura que j’étais bien trop amoureux de la chair pour choisir l’habit de moine.

J’ai donc revêtu l’armure, rejoint l’armée, et nous avons chevauché jusqu’à Saint-Quentin.


J’ai vu les villages pillés et brûlés par ces hommes dont la peau ressemblait à du cuir tanné. Ils massacraient les hommes. Ils étripaient les femmes et les enfants.

Et sous la tente royale nous célébrions notre victoire ! Et Sarmiento disait que je m’étais battu comme un chevalier du Temple, maniant le glaive et la lance, ouvrant dans les rangs ennemis un sillon sanglant.

Il ne mentait pas.

Je m’étais battu comme un homme ivre. Mais j’étais dégrisé et je voulais sortir de cette tente où je voyais Philippe II poser sa main sur la cuisse d’Anna de Mendoza délia Cerda, l’épouse borgne de Ruy Gomez, son conseiller, et, tout en la lutinant, dire qu’il faisait don à Gomez de la principauté italienne d’Eboli. Et il baisait la main de la jeune femme en l’appelant princesse d’Eboli !

Anna de Mendoza délia Cerda roucoulait, penchée vers le souverain.


J’ai pensé à ce que j’avais vu au cours de cette bataille.

Non point d’abord aux chevaliers, aux fantassins tombés en luttant les uns contre les autres, mais à ces milliers de corps dépecés, mutilés, éventrés qui gisaient dans leurs maisons saccagées, vieux hommes et jeunes femmes livrés à ces bêtes casquées.

Et tant d’autres les rejoindraient quand la ville de Saint-Quentin serait conquise, pillée, dévastée, ses habitants abandonnés à la sauvagerie de la soldatesque.

C’était la règle.

Mais alors, où était le Bien, où était le Mal ? Nos lansquenets chrétiens, en quoi valaient-ils mieux que les janissaires musulmans ?

J’ai eu l’impression, en me levant et en quittant la tente royale, de vaciller comme si j’avais bu jusqu’à la déraison.


J’ai d’abord chevauché au pas parmi les blés. La campagne paraissait paisible, étouffée sous la brume de chaleur de ce 27 août 1557.

La bataille s’était déroulée au loin, là où s’élevaient les fumées des incendies. Les villages autour de Saint-Quentin brûlaient et la ville, à en juger par les couleurs rousses et jaunes des fumées, ne devait plus être qu’un brasier.

Au fur et à mesure que j’avançais, l’odeur de mort m’enveloppait.

Mon cheval s’est cabré. Les cadavres étaient devant lui, entrelacés. La plupart étaient ceux des gentilshommes français que les détrousseurs avaient déjà dépouillés de leurs armes et de leurs armures, de leurs bagues et colliers, et même de leurs vêtements.

J’ai sauté à terre et j’ai continué, tirant mon cheval par la bride.

Je m’arrêtais à chaque corps.

Je ne me disais pas : « Tu cherches ton père et ton frère. » Je croyais seulement être curieux de la mort, du rictus de ces hommes saisis en plein élan et qui n’étaient plus que des chairs déchirées, recroquevillées dans des postures souvent grotesques.

Je suis allé vers le ruisseau dont j’entendais le chant.

C’est sur la berge, au milieu de hautes herbes foulées, cassées, que j’ai reconnu mon père. J’ai alors su que c’était lui que je cherchais.

Peut-être avait-il été achevé d’un coup de lame à la gorge alors qu’un homme de son rang eût dû être fait prisonnier afin d’être échangé contre rançon.

Dragut le renégat m’avait épargné.

Mais mon père s’était défendu avec rage et son adversaire, après l’avoir blessé – une balle lui avait arraché l’épaule gauche –, avait frappé avec fureur, pour tuer.

À moins que les ordres n’eussent été donnés d’abattre le comte Louis de Thorenc, quelles que fussent les circonstances. Pas de pitié ni de considération pour les « adversaires résolus et dangereux », et mon père en était.

Diego de Sarmiento était homme à penser ainsi et à avoir chargé de cette mission quelques-uns de ses fidèles.


Je me suis agenouillé. J’ai prié. Honteux de mon émotion, j’ai sangloté. Et me souvenir de toutes les accusations que j’avais portées contre mon père et que j’estimais encore légitimes, n’a point tari mes larmes.


Je l’ai pris dans mes bras, son sang maculant mes mains et ma poitrine. Je l’ai déposé en travers de ma selle et suis retourné vers la tente royale.

Il n’y avait plus sous le dais que quelques ripailleurs dont Diego de Sarmiento et Enguerrand de Mons.

Je suis entré sous la tente en portant le corps de mon père.

Ils ont cessé de rire et de boire.

Sarmiento s’est levé, m’a entouré les épaules.

— Un père est un père, a-t-il dit.

Peut-être, s’il m’avait défié, aurais-je pris mon épée et me serais-je jeté sur lui pour mourir ou le tuer.

Peut-être l’a-t-il senti, puisqu’il a lancé des ordres pour que l’on donnât au comte Louis de Thorenc une sépulture digne de son rang et de son courage.

— Même s’il a été dans l’erreur, c’est un chrétien, a-t-il ajouté.


J’ai suivi les hommes qui avaient placé mon père dans un cercueil de bois encore vert.

Et j’ai attendu que la terre l’ait enseveli pour m’éloigner.


Seigneur, que Vous nous avez fait la vie rude ! Seigneur, comme Vous nous punissez d’avoir fauté !

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