8.

Seigneur, parce que j’avais proclamé ma foi en Vous, Dragut a, d’une inclinaison de tête, ordonné qu’on me fouette.

À tour de rôle, les deux gardes m’ont cinglé les mollets, les cuisses, les bras que j’avais toujours liés dans le dos.

J’ai entendu le sifflement des lanières, puis la douleur m’a envahi et, à chaque coup, mon corps, malgré moi, s’est cabré.

Le sang m’obscurcissait la vue et celui qui coulait de mes narines glissait jusque dans ma bouche.

Puis Dragut a crié et ils ont cessé de me frapper.

Je n’étais plus qu’un corps inerte qu’on a traîné dans les ruelles. À chaque fois que les deux gardes soulevaient le long bâton passé sous mes aisselles, voulant ainsi me contraindre à marcher, j’étais incapable de tenir debout et de faire un pas.

Ils me laissaient retomber, me tirant comme on fait d’un animal capturé et blessé qu’on conduit au boucher pour l’égorger.

Mes genoux heurtaient les pavés et je sentais le long de mes mollets le sang suinter de mes écorchures.

Dragut n’avait pas voulu que je meure.

J’ai laissé pendre ma tête. Le bâton me cisaillait les épaules et j’avais l’impression que ma poitrine se fendait par le milieu.


Sans comprendre où j’étais ni combien de temps s’était écoulé, j’ai deviné qu’on nettoyait mon visage et mes plaies.

Je n’ai perçu autour de moi que des silhouettes à peine distinctes dans la pénombre. J’ai entendu des chuchotements.

Puis j’ai enfin reconnu la voix de Diego de Sarmiento et je Vous ai remercié, Seigneur, d’avoir permis qu’il vive.

Je me suis redressé.

Une cinquantaine d’hommes étaient serrés les uns contre les autres dans une pièce ronde à peine éclairée par deux étroites ouvertures. Sarmiento était assis près de moi, sa main me caressait le front.

Il s’est penché, a murmuré à mon oreille que les gardes m’avaient jeté dans cette salle de la tour de la forteresse de Toulon. C’est là qu’ils enfermaient à la fois les chrétiens rebelles, ceux qui avaient tenté de fuir, donc promis au supplice, et ceux qui avaient refusé de devenir esclaves en se prétendant gentilshommes. Ces captifs-là, dont les familles allaient payer une rançon, devaient, dans l’attente de son versement, être respectés.

— Ici, a expliqué Sarmiento, il y a des hommes qui seront bientôt libres et d’autres qu’on empalera ou écorchera.

Il m’a pris la main, l’a serrée.

— Et toi ? a-t-il demandé.

Il s’est emporté quand il a appris que j’avais refusé d’être racheté.

— Il faut toujours choisir d’être libre ! s’est-il récrié.

— Et s’il fallait, pour cela, perdre son honneur, abandonner sa foi ? Devenir un renégat ?

Il n’a pas répondu, préférant me raconter ce qu’il avait vu.


La ville était occupée par plusieurs dizaines de milliers d’infidèles : des marins de la flotte de Dragut, des janissaires qui y vivaient avec leurs femmes. Chaque jour, des charrois apportaient de toute la Provence, sur ordre du roi Très Chrétien, des poules, des chevreaux, des lapins, des fruits. Il y avait même, amarrés aux quais du port ou ancrés dans la rade aux côtés des galères infidèles, des navires français commandés par un certain Polin que François Ier avait nommé chef et capitaine général de l’armée du Levant.

Chaque soir, Polin s’attablait avec Dragut et on faisait bombance. Les deux flottes devaient appareiller pour gagner Constantinople.

Sarmiento a craché à terre.

— Les Français disent Istanbul, comme les Turcs, a-t-il ajouté.

Il s’est emporté, parlant d’une voix rageuse, le corps penché en avant, les poings serrés.

Les Français, a-t-il poursuivi, ont oublié l’empereur chrétien Constantin. Ils ne sont plus les dignes fils de Saint Louis le croisé. Ils sont aussi maléfiques que les infidèles, pires même, peut-être, parce qu’ils continuent de se prétendre catholiques alors qu’ils trahissent la chrétienté, soucieux seulement de renforcer leur nation, de favoriser leur roi, prêts pour cela à s’agenouiller devant la Sublime Porte, à baiser les pieds du sultan, à lui livrer des villes chrétiennes, à combattre à ses côtés comme lors du siège de Nice.

Mais le châtiment viendrait. Le pape avait menacé d’excommunier François Ier. Qu’il le fasse, qu’il le fasse ! Quant aux Turcs…

Sarmiento avaient entendu quelques-uns des capitans barbaresques dire que le sultan devait conserver Toulon, qu’un musulman n’était pas lié par les promesses faites à un chrétien. Or, pour un infidèle, François Ier l’était. Il n’avait pas reconnu qu’Allah est le plus grand, et Mahomet Son prophète. Comme un brigand sans foi ni loi, il ne se souciait que de l’intérêt de son royaume. Viendrait un jour où il se rapprocherait de la papauté et de Charles Quint, comme il l’avait déjà fait par le passé.

Il y avait quelques années, le pape avait marié à Marseille l’une de ses nièces, Catherine, au fils de François Ier. Ce dernier avait accueilli à Aigues-Mortes l’empereur Charles Quint dont il était aujourd’hui l’adversaire, mais avec qui il ferait demain la paix. Il lui avait ouvert les portes de ses châteaux, celles de Paris, après lui avoir fait traverser la France entière pour le conduire jusqu’aux Pays-Bas afin qu’il pût y combattre ses ennemis.

Il fallait donc se défier de François Ier. Il faisait dresser des bûchers dans ses villes pour brûler ceux des chrétiens qui se disaient réformés protestants, huguenots, les mêmes que Charles Quint persécutait à Gand, Bruxelles, Mons. Complices et rivaux : tels étaient les deux souverains.

Comment croire que l’un ou l’autre pût être un allié sûr ?

Charles Quint n’avait au moins jamais tenté de chercher l’appui de la Sublime Porte, au contraire de François Ier. Exclusivement soucieux de ses intérêts, celui-ci était aussi retors qu’un Vénitien.

Mais, alors, pourquoi lui rendre Toulon, cette ville aux jardins innombrables, aux arbres chargés d’oranges amères et de citrons, dont la rade permettait d’abriter des tempêtes plus de deux cents navires ?

Les Français avaient perçu les hésitations turques. On disait qu’ils s’inquiétaient de l’attitude des infidèles et les pressaient déjà de se préparer à quitter la ville, conformément aux engagements pris. Mais Dragut se dérobait, exigeait qu’on libérât les galériens musulmans qui se trouvaient à bord des vaisseaux français.

Polin, ce félon qui se targuait d’être général d’une armée chrétienne et se pavanait aux côtés de Dragut, s’était exécuté et près de quatre cents infidèles avaient été ainsi débarqués, accueillis comme des héros par une foule en liesse.

— Et nous, nous sommes ici ! avait maugréé Sarmiento en frappant le sol de la main.

On assurait même que les Français avaient accepté de verser huit cent mille ducats aux infidèles pour qu’ils abandonnent la ville !

Plusieurs nuits durant, on avait vu des dizaines d’hommes entourés de janissaires entasser dans de grands draps blanc et rouge des monceaux de pièces d’or que l’on portait ensuite à bord des galères. Dragut avait veillé chaque nuit à l’embarquement de ce qui n’était qu’une rançon de plus.

— Le roi Très Chrétien rachète la ville qu’il a lui-même livrée aux infidèles ! a ajouté Sarmiento avec une grimace de dégoût. Mœurs françaises…

Il a secoué la tête, grogné que j’avais eu bien tort de ne pas accepter l’offre de Dragut. Le renégat allait garder les mille ducats et exigerait une nouvelle rançon, plus forte, lorsque je solliciterais mon père pour qu’il obtienne ma liberté, quand j’aurais découvert ce que sont les bagnes d’Alger et que j’aurais passé peut-être plusieurs années dans les chiourmes des galères infidèles.

— Je ne changerai pas d’avis, ai-je répondu.

Sarmiento a murmuré que j’étais plus têtu et plus orgueilleux qu’un Castillan.

J’ai hésité longuement, attendu que les autres prisonniers autour de nous se soient endormis, et alors seulement je lui ai parlé de ce groupe de femmes que j’avais vues, captives, sur une place proche de la demeure de Dragut. L’une d’elles…

Il m’a interrompu :

— Oublie les femmes, Français !

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