32.
J’ai cru quitter la saison des morts lorsque, le vendredi 30 juin 1559, j’ai reconnu sur l’une des tribunes dressées dans la grand-rue Saint-Antoine cette jeune fille dont les cheveux blonds étaient noués en tresses comme l’avaient jadis été ceux de Mathilde de Mons. Sa robe bleu ciel rendait plus éclatant encore l’or de ses mèches.
Elle s’appelait Anne de Buisson et je l’avais rencontrée il y avait une dizaine de jours, à mon arrivée à Paris.
J’accompagnais le duc d’Albe, le prince Guillaume d’Orange, le comte d’Egmont et le comte Diego de Sarmiento, venus pour épousailles par procuration, avec Élisabeth de Valois qu’on commençait à appeler Isabelle de la Paix, puisque son mariage avec Philippe II devait sceller l’entente entre l’Espagne et la France.
Sarmiento avait insisté pour que je me joignisse aux seigneurs espagnols et flamands. Il fallait, avait-il dit, que le roi Henri II et la reine Catherine fussent informés que de nombreux nobles français appuyaient leur politique d’alliance avec l’Espagne. Et les adversaires du traité du Cateau-Cambrésis, ces huguenots têtus comme l’amiral de Coligny ou Guillaume de Thorenc, qui pensaient que le roi de France avait capitulé devant l’Espagne, devaient comprendre qu’ils étaient désormais impuissants.
Je n’avais pas eu cette impression en découvrant Paris.
Robert de Buisson, le corsaire huguenot qui nous avait conduits, Michele Spriano et moi, d’Alger aux côtes espagnoles, était venu me rendre visite au palais royal des Tournelles où l’on nous avait accueillis.
Il m’avait convié à le suivre dans la demeure de Coligny, l’hôtel de Ponthieu, au coin de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue de Bétisy, afin d’y rencontrer quelques-uns de ces nobles protestants qui honoraient en moi le fils cadet du comte Louis de Thorenc et le frère de Guillaume.
J’avais d’abord refusé, puis, peut-être en souvenir de mon père, comme pour me faire pardonner, j’avais accompagné Robert de Buisson et découvert une foule de gentilshommes fiers, pleins de faconde et d’assurance, sûrs de leur foi, résolus à empêcher que le roi et la reine ne suivissent comme des valets le souverain d’Espagne.
Ils maugréaient contre ce traité qui abandonnait à l’Espagne la Savoie et l’Italie, qui effaçait des années de politique royale, à commencer par celle de François Ier.
Ils regrettaient le mariage d’Élisabeth de Valois avec ce monarque licencieux dont on connaissait les frasques et auquel on allait livrer une pucelle royale d’à peine treize ans.
Ils assisteraient pourtant aux cérémonies, et même à la messe à Notre-Dame, et naturellement aux tournois et aux fêtes qui devaient se dérouler jusqu’à la fin du mois de juin.
On avait déjà dépavé la grand-rue Saint-Antoine, élevé les lices, dressé les tribunes. On savait que le roi aimait à combattre sous l’armure, à briser des lames.
C’est alors que Robert de Buisson avait raconté que sa plus jeune sœur, Anne, servait parmi les dames de la reine Catherine, laquelle aimait à s’entourer des plus belles jeunes femmes du royaume.
Anne de Buisson avait rapporté que la souveraine craignait pour la vie de son époux ; elle avait fait plusieurs cauchemars et y avait vu Henri la tête ensanglantée.
Puis elle avait lu les prophéties d’un mage de Salon-de-Provence, Nostradamus, médecin astrologue du roi. Or, dans ses prophéties, celui-ci avait écrit quelques vers qui pouvaient faire craindre pour la vie du roi :
En champ bellique par singulier duelle
Dans cage d’or les yeux lui crèvera
Puis mourir mort cruelle,
et d’autres astrologues avaient eux aussi conseillé au monarque de ne point participer aux tournois, car ils voyaient son visage couvert de sang, ses yeux crevés.
Les nobles huguenots s’étaient indignés. L’Italienne, la Médicis, préparait peut-être l’assassinat du roi pour mieux servir la cause de Philippe II. Et celui-ci, comment n’aurait-il pas cherché à tuer un souverain de France qui n’aurait pour héritier que des fils malingres et laisserait en fait le pouvoir à l’Italienne, l’empoisonneuse, la sorcière ?
Ces soupçons, cette haine, ces prédictions m’avaient glacé.
J’avais aperçu mon frère Guillaume, mais il m’avait paru à la fois méprisant et menaçant.
J’avais quitté l’hôtel de Ponthieu, raccompagné par Robert de Buisson.
Au moment où nous nous engagions dans la rue de l’Arbre-Sec, j’avais vu descendre d’une voiture arrêtée à quelques pas une jeune femme portant une cape noire sur laquelle venait se répandre, comme des fils d’or, ses longues mèches blondes.
La vivacité avec laquelle elle avait sauté sur le pavé, soulevant un peu sa robe, la manière dont elle s’était élancée vers nous, semblant à peine prendre appui sur le sol, m’avaient enchanté au point que je m’étais immobilisé.
Elle m’avait regardé tout en s’adressant à Robert de Buisson, lui annonçant que Sa Majesté la reine l’avait conviée à assister dans la tribune royale aux tournois qui se dérouleraient grand-rue Saint-Antoine, et auxquels le roi participerait malgré – elle avait baissé la voix – les craintes de son épouse et des astrologues.
Je l’écoutais. La regardais. Elle avait les traits fermes et réguliers, le nez droit, le front un peu bombé, et la manière dont elle me fixait faisait naître en moi un de ces enthousiasmes empreints de ferveur dont j’avais oublié à quel point ils peuvent faire paraître la vie légère.
Tous les jours suivants, je l’ai cherchée, indifférent à la morgue avec laquelle mon propre frère me saluait, m’interpellait, m’accusant d’être au roi d’Espagne, d’avoir oublié ma famille et mon royaume.
Je l’entendais à peine, comme si le monde, la vie s’étaient réduits pour moi à ma quête d’Anne de Buisson.
Enfin, le vendredi 30 juin, je l’ai vue assise non loin de la reine Catherine et, avant de me glisser vers elle, je l’ai observée.
Peut-être l’a-t-elle senti, car son immobilité me parut forcée, comme si elle s’obligeait à ne pas tourner la tête vers moi.
Mais j’aimais son profil de jeune fille.
Son frère m’avait confié qu’elle avait à peine quinze ans.
J’en avais trente-deux, comme Philippe II.
Et elle était sans doute huguenote. Mais, au moment où je m’avançais vers elle, je l’avais complètement oublié.
Je me suis assis à ses pieds. J’ai levé les yeux vers elle.
— Le roi va entrer en lice, m’a-t-elle dit sans me regarder.
Sa voix m’a paru enrouée par l’émotion.
J’ai entendu le battement sourd des sabots des chevaux se précipitant l’un contre l’autre.
Je n’avais d’yeux que pour le visage d’Anne de Buisson. Elle se mordillait les lèvres, les joues tout à coup creusées.
Il y eut un choc, des cris.
Anne de Buisson s’est levée, a écarté les bras, puis s’est laissée tomber en avant. Je l’ai saisie et j’ai pensé que la saison des morts continuait, que je serrais contre moi un autre corps sans vie, comme l’avait été celui de mon père. Mais Anne était légère, pantelante.
Autour de nous, d’autres femmes s’étaient dressées, puis avaient chancelé, évanouies.
J’ai vu le roi vaciller, son cheval heurtant la lice.
On se précipita. On retira son casque, et le sang jaillit.
Un morceau de lance, comme un épieu acéré, lui avait percé le front au-dessus du sourcil droit ; une autre partie de la lance brisée lui avait crevé l’œil gauche.
Avec grande souffrance pour le roi, j’ai su qu’on avait extrait cinq éclats de sa tête.
Les chirurgiens – Philippe II avait envoyé de Bruxelles son médecin personnel, André Vesale, et Ambroise Paré avait été appelé au chevet de Henri II – avaient fait décapiter plusieurs condamnés pour tenter de comprendre, en ouvrant leurs têtes, comment ils pourraient soigner le blessé royal.
Mais le monarque mourut.
Et moi je conduisis Anne de Buisson jusqu’à l’hôtel de Ponthieu où les gentilshommes huguenots parlaient de crime espagnol ou bien de châtiment de Dieu.
Comment aurais-je pu croire à la paix ?
J’ai quitté Paris pour l’Espagne en emportant le souvenir d’Anne, cette jeune fille aux tresses blondes, en robe bleu ciel.