16.

J’ai fui, oubliant toute prudence, courant sans me soucier d’être vu ou entendu entre les massifs de lauriers, sous les orangers, écartant leurs branches avec violence, cassant certaines d’entre elles, puis m’agrippant aux pierres du mur, m’y déchirant les paumes et les genoux.

C’était l’aube et, après cette nuit lumineuse, le ciel s’était assombri, le vent venu du sud était chaud et humide, et j’ai reçu en plein visage les gouttes épaisses, larges et tièdes de l’averse rageuse qui noyait Alger.

Peut-être la pluie m’a-t-elle sauvé. Les portes des remparts n’étaient pas gardées. Les ruelles étaient vides. L’eau y courait, boueuse comme celle d’un torrent en crue.

J’avançais sans penser à rien et ce n’est qu’au moment de retrouver ma place dans le bagne que j’ai compris que j’avais l’enfer en moi.

Je me suis recroquevillé comme si j’avais pu ainsi étouffer ce feu qui me dévorait la poitrine.

J’ai serré aussi fort que j’ai pu mes jambes entre mes bras. J’ai martelé mon front contre mes genoux.

Mais la brûlure s’est faite plus vive.

J’étais l’un de ces damnés dont la tombe est un éternel brasier.

Mes flammes, c’étaient les rires de ces femmes dont l’une était Mathilde de Mons, dans le patio du palais de Dragut. C’étaient les perles et les bijoux dont elle était parée. C’était la langue des infidèles qu’elle parlait.

C’étaient enfin ces mots que j’avais entendus, dont je me persuadais peu à peu qu’elle ne les avait pas prononcés mais qui pourtant me tenaillaient comme une de ces pinces chauffées à blanc avec lesquelles le bourreau, devant le fauteuil pourpre de Dragut, arrachait les chairs des suppliciés, nos martyrs.

Et Mathilde riait dans le palais de ce renégat. Elle était même la première des femmes de son harem.


Je me suis tourné vers Michele Spriano. J’ai serré les poings sur ma poitrine et l’en ai frappée. J’ai dit :

— C’est une truie ! une traîtresse ! une renégate ! une putain !

Et les coups que je me portais étaient si forts qu’il me semblait que tout mon corps en résonnait.

Spriano m’a enserré les poignets, les a immobilisés. Je lui ai alors raconté ce que j’avais vu.

Il a baissé la tête et s’est mis à son tour à parler.

Mocenigo et Ramoin, les renégats, lui avaient confié depuis plusieurs mois que la jeune chrétienne blonde, la captive de noble famille française s’était convertie à l’islam et qu’elle régnait sur l’esprit de Dragut.

J’ai bousculé Spriano, l’ai injurié.

Pourquoi ne m’avait-il pas averti ? Pourquoi m’avait-il laissé, comme un aveugle, marcher vers ce puits noir, ce centre de l’enfer où j’étais tombé, dont le feu me dévorait la poitrine.

Il m’a pris aux épaules et m’a secoué avec une force, une colère dont je ne le croyais pas capable et qui me calmèrent.

L’aurais-je cru s’il m’avait dit cela ? a-t-il répondu.

Il avait essayé de me convaincre de renoncer à rencontrer Mathilde. L’avais-je entendu ?

J’ai confessé que j’aurais sans doute rejeté comme des calomnies les propos de Mocenigo et de Ramoin.

Mais, à l’instant où je disais cela, je me persuadais, malgré ce que j’avais vu et entendu, que la femme du patio n’était peut-être que l’une quelconque des épouses de Dragut qui ressemblait à Mathilde de Mons.

J’ai guetté l’approbation de Michele Spriano, mais il a secoué la tête. Je devais, a-t-il dit, en finir avec ces illusions.

Mathilde de Mons avait choisi, et elle seule aurait pu expliquer les raisons pour lesquelles elle s’était ainsi soumise.

Mais il n’était pas difficile de les imaginer. Il suffisait de penser à cette jeune fille qui, tout à coup, changeait de monde, était livrée à la cruauté de Dragut-le-Brûlé sans que personne ne pût la secourir.

Car Dieu, avait ajouté Michele Spriano en baissant la voix, Dieu restait bien silencieux. Chacun devait trouver en soi les forces de résister.

— Elle était si jeune, a-t-il encore murmuré.

Je me suis indigné.

J’ai répété que Mathilde de Mons, si c’était bien d’elle qu’il s’agissait, était la plus dévoyée des femmes. Putain et sorcière, luxurieuse et renégate, elle méritait le bûcher !

Tout à coup, je n’ai pu retenir les sanglots qui montaient dans ma gorge. C’était tout ce que j’avais ressenti pour elle depuis le premier jour où je l’avais vue et jusqu’à cette dernière nuit, c’était tout l’espoir et tout le désespoir que j’avais éprouvé, tous les rêves qu’elle m’avait inspirés, mes consolations, qui se changeaient en larmes et en lamentations.

Spriano m’a serré contre lui.

J’ai répété que je la maudissais, qu’elle était indigne, que je la tuerais de mes mains et vengerais ainsi tous les chrétiens que Dragut-le-Cruel, l’époux qui la comblait, faisait supplicier.

Spriano a murmuré qu’il fallait écouter ceux que l’on accusait et jugeait, qu’ils avaient le droit, comme tout homme, à notre compassion et à notre pardon.

Il m’a exhorté à implorer la Sainte Vierge Marie pour celle qui s’était égarée.

Je l’ai repoussé.

Je n’ai pas voulu, Seigneur, m’agenouiller et prier pour Mathilde de Mons.

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