4.

Cette victoire sur les infidèles, le dimanche 7 octobre 1571, Vous le savez, Seigneur, je l’avais attendue si longtemps !

Pour la première fois je Vous ai prié de m’accorder la grâce de vivre ce jour de revanche et d’éclat quand j’ai senti sur ma nuque le talon de la botte du capitan-pacha Dragut.

J’avais seize ans. J’étais à genoux, les mains et le visage plongés dans ce liquide gluant et rouge, le sang des hommes.

Autour de moi, sur le pont de cette galère dont Dragut venait de s’emparer, gisaient les corps des marins chrétiens – des Espagnols – avec qui j’avais combattu, essayant de repousser ces hommes à grands turbans qui jaillissaient des deux navires entre lesquels nous étions pris comme entre les mâchoires d’un étau.

Nous avions été ensevelis sous la nuée hurlante des infidèles brandissant piques, poignards, cimeterres et haches. J’avais vu les têtes chrétiennes rouler l’une après l’autre, et le pont se couvrir de sang.

J’avais été désarmé d’un coup de plat de lame sur mon poignet et j’avais pensé que ces hommes qui me saisissaient allaient m’égorger quand, tout à coup, j’avais vu, bondissant sur notre pont, un homme dont le turban enveloppait aussi le visage. Mais à sa haute taille, à ses bras démesurés, aux bagues qu’il portait à chacun de ses doigts, à sa manière si souple de se mouvoir, ses longues jambes ployées, comme toujours prêt à bondir et à courir, je l’ai reconnu d’emblée : c’était Dragut.


Je l’avais vu, quelques mois auparavant, entrer dans la grand-salle de notre Castellaras de la Tour, escorté par deux hommes armés de cimeterres. Sur l’aire, devant la poterne du Castellaras, se tenaient une dizaine d’hommes, eux aussi coiffés d’un turban.

C’est avec effroi et effarement que j’avais assisté aux embrassades que se donnaient Dragut, mon père et mon frère.

Dragut avait fait déposer devant eux des coffres dont il disait qu’ils étaient remplis de présents pour le grand roi de France, l’allié du sultan, Soliman le Magnifique.

Mon père m’avait appelé pour me convier à m’incliner devant Dragut, capitan-pacha d’Alger, émissaire du sultan, combattant valeureux, dont bientôt les navires, avec ceux du roi de France, attaqueraient Nice, ville du duc de Savoie, l’allié de Charles Quint.

François Ier venait de lancer à tout le royaume un « cry de guerre » contre l’empereur Charles qui, disait le souverain, voulait, sous couvert de défendre la chrétienté, imposer sa loi à toutes les nations. Le roi de France n’était pas le genre de monarque à plier le genou. Il en allait de même du roi d’Angleterre et des princes d’Allemagne, de même que des nobles et des peuples des Pays-Bas. Selon François Ier, dont mon père citait les paroles, Charles Quint n’était qu’un ambitieux Habsbourg qui voulait faire croire que son armée était une paisible procession de fidèles et de défenseurs du pape ! L’empereur avait-il oublié que ses reîtres et ses lansquenets avaient mis Rome à sac ?

— L’année même de ta naissance ! m’avait lancé mon père.


Je lui avais désobéi. Non seulement j’avais refusé d’aller saluer Dragut, mais j’avais montré avec insolence le mépris que j’éprouvais pour l’homme qu’il accueillait avec la familiarité dont témoignent entre eux les compagnons d’armes.

Le père Verdini m’avait révélé que Dragut était un renégat, l’un de ces nombreux chrétiens qui, prisonniers des Barbaresques, abjuraient leur foi et adoptaient celle de leurs geôliers. Ils échappaient ainsi à la prison et à la chiourme. Ils étaient libres. Mais comme ils craignaient que leurs maîtres ne les soupçonnassent de vouloir un jour revenir à leur ancienne religion et de songer à profiter de leur liberté pour s’enfuir, ils devenaient les plus cruels et les plus pervers des musulmans, les plus furieux des Barbaresques. Ils combattaient avec adresse, torturaient avec raffinement. Leur zèle étonnait leurs anciens maîtres qui, bientôt, leur accordaient confiance, pouvoir, fortune et parfois affection.

Le capitan-pacha Dragut était le plus illustre de ces renégats. Né en Calabre, les Barbaresques l’avaient enlevé avec tous les jeunes hommes de son village. Les femmes avaient été égorgées après avoir été violées. Ce jour-là, les infidèles n’avaient besoin que de rameurs pour leurs chiourmes. Ils avaient marqué Dragut au fer rouge sur la joue gauche comme s’il n’avait été qu’une bête de leur troupeau.

Or Dragut n’était ni un mouton ni un chien, mais un homme-loup, de ceux qu’on ne dompte pas et qu’aucun lien, aucune cage ne peut retenir prisonnier.

Il avait d’abord plié et accepté, le regard baissé, humiliations et sévices. Il avait obéi sans rechigner aux ordres des gardes-chiourme, tressaillant à peine quand les lanières des fouets lui cinglaient le dos et la nuque. Sa peau s’était tannée.

Au bout de quelques mois, l’un des gardes-chiourme l’avait choisi pour remplacer un marin qu’une vague avait emporté.

Dragut avait fait merveille, grimpant au mât, agile et soumis. Peut-être son corps souple et long avait-il séduit l’un des officiers de la galère. On l’avait laissé cacher sa marque infamante sous un grand turban et, peu à peu, on avait oublié qu’il n’était qu’un prisonnier chrétien. Il avait fait brûler avec une lame rougie l’empreinte qui le défigurait et, lorsqu’il ôtait son turban, on pouvait imaginer qu’il avait été blessé au cours d’un combat.

Car il était devenu l’un des plus renommés des pirates barbaresques, s’aventurant dans les golfes et les baies, les ports même des côtes espagnoles, italiennes ou provençales, pour attaquer les navires chrétiens, les piller, tuer ou rafler leurs équipages, libérer les rameurs musulmans. Il n’oubliait jamais d’offrir une part de son butin et les plus beaux et vigoureux de ses captifs aux représentants du sultan à Alger.

Après quelques années, il avait été nommé capitan-pacha de la ville et le sultan en avait fait souvent son émissaire auprès des chrétiens, qu’ils fussent vénitiens ou français.

Jamais il n’avait tenté de s’enfuir. Il demeurait non loin du port d’Alger, dans un palais entouré d’un jardin immense qui sentait l’orange et le laurier. Son harem comptait plus de soixante femmes, chrétiennes pour la plupart.


Lorsque j’avais hurlé son nom, à l’instant où il bondissait sur notre galère, il avait levé le bras, et les mains des soldats qui appuyaient déjà la lame de leur cimeterre contre ma gorge s’étaient immobilisées.

Dragut s’était approché de moi, plissant les paupières, dissimulant ainsi son regard dont j’avais pourtant perçu, entre les cils, la dure acuité. Les hommes qui me tenaient par les bras avaient voulu me forcer à m’incliner devant lui. J’avais résisté et dit :

— Castellaras de la Tour, Louis et Guillaume de Thorenc.

Dragut m’avait dévisagé puis, d’un geste, il avait ordonné aux soldats de me contraindre à m’agenouiller.

Ils avaient tordu mes poignets, pesé sur mes épaules jusqu’à ce que mes lèvres s’imprègnent de la suave tiédeur du sang qui inondait le pont.

Le talon de Dragut s’était enfoncé dans ma nuque.

— Qui es-tu ? avait-il questionné d’une voix rauque et méprisante.

Je n’avais pas répondu malgré les coups de pied qu’il commençait à m’asséner, frappant de la pointe de sa botte mes flancs et mon visage.

Mais j’étais prêt à mourir plutôt que d’avouer, parmi les morts qui m’entouraient, que j’étais le fils de Louis de Thorenc et le frère de Guillaume.


J’avais rompu avec eux.

Je m’étais enfui du Castellaras de la Tour en compagnie du père Verdini et de Salvus.

J’avais entendu mon père et mon frère promettre à Dragut qu’une flotte royale rassemblée à Marseille et à Toulon allait rejoindre les cent galères barbaresques que le Sultan avait promises à François Ier et que Dragut devait conduire devant Nice afin de bombarder puis de conquérir la ville.

J’avais compris que, depuis que François Ier avait lancé son « cry de guerre » contre Charles Quint, peu lui importait de connaître la religion de ceux qui étaient décidés à s’allier à lui.

Et mon père et mon frère partageaient cette opinion.

Ils se souciaient peu de savoir que des prisonniers chrétiens étaient enchaînés sur les bancs des galères de Dragut, qu’ils y étaient fouettés jusqu’au sang.

Ils étaient prêts à laisser les infidèles piller une ville chrétienne, en violer les femmes, en égorger les hommes ou les réduire en esclavage. J’avais honte de porter le nom de Thorenc.


J’ai confié à Enguerrand de Mons ce que je savais. Ce faisant, je n’ai pas eu le sentiment de trahir les miens ni le roi de France, mais, au contraire, celui d’être fidèle à ma foi. Je rachetais leur faute.

Pendant que je parlais à Enguerrand, j’ai aperçu sa sœur Mathilde qui m’écoutait, assise dans la pénombre. Ma voix s’est faite plus assurée.

Aujourd’hui, Seigneur, après tant d’épreuves subies, tant de sang répandu, il m’arrive de me demander si, dans ma résolution d’alors, il n’y avait pas avant tout le désir de plaire à Mathilde de Mons.

Je sais maintenant que les raisons qui poussent les hommes à agir sont aussi mêlées que les fils d’un écheveau.

Mais je n’ai pu alors m’approcher de Mathilde.

À peine ai-je eu le temps de croiser son regard et d’en être ému, puis de remarquer, au moment où son frère m’entraînait, qu’elle me suivait des yeux. J’en trébuchai tant j’étais troublé.

Mais l’heure n’était pas aux échanges courtois.

Enguerrand de Mons donnait l’ordre qu’on sellât des chevaux.

Il fallait, me dit-il, avertir les défenseurs de Nice de l’attaque qui se préparait contre leur ville.

Lui tenterait de s’y rendre par voie de terre. Mais l’entreprise était difficile ; les troupes de François Ier s’étant avancées jusqu’aux berges du Var, il craignait de ne pouvoir franchir le cours d’eau.

Il m’invita donc à embarquer sur l’une des galères espagnoles qui relâchaient dans les criques de la côte qu’on appelait des Maures, cherchant à surprendre les navires barbaresques dont les équipages dévastaient les villages du littoral.

L’un de nous, espérait Enguerrand de Mons, réussirait bien à gagner les terres du duché de Savoie.

— Dieu nous protège ! lança-t-il au moment où nous nous séparions.


Je ne suis jamais parvenu jusqu’à Nice.

À peine notre galère eut-elle quitté l’abri des rochers rougeâtres que deux vaisseaux barbaresques, plus rapides, nous prirent en chasse.

J’ai imaginé les galériens chrétiens courbés sur les rames, fouettés jusqu’au sang, accélérant la cadence afin que les navires de leurs bourreaux nous rejoignent.

Bientôt ce fut fait.

Alors les hommes de Dragut bondirent sur le pont de notre galère et commencèrent à hacher et à tuer.

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