31.

Le souvenir de mon père m’a longtemps hanté.

Chaque nuit, je l’ai porté, sanglant, jusqu’à sa sépulture. Je l’y couchais, mais aucune pelletée de terre ne pouvait l’ensevelir.

Je le retrouvais assis près de moi dans cette chambre au plafond haut et aux rideaux jaune et noir du château d’Arenberg.

Je voulais m’enfuir. Il s’agrippait à mon bras. Il m’interrogeait d’une voix étonnée et souffrante. Pourquoi l’avais-je trahi ? me demandait-il. Pourquoi avais-je rejoint le camp de ses ennemis ? Pourquoi m’étais-je ligué avec ceux qui l’avaient tué ? Étais-je sûr qu’ils fussent du parti de Dieu ? Et ce parti existait-il sur terre, ou bien chaque homme, qu’il fût huguenot ou papiste, ou bien même infidèle, devait-il le choisir à chaque instant, cherchant en lui-même ce qui plaisait à Dieu ou à diable ?

Je priais. C’était à moi de l’accuser, lui qui avait trahi notre Église !

Il me regardait tristement. Je ne me souvenais pas de lui avoir jamais vu une telle expression.

Il se levait, s’éloignait, me lançait : « Es-tu sûr que ce soit moi ? »

Je me réveillais.


Je marchais dans la chambre, le corps couvert de sueur.

J’entendais les éclats de voix, le tintement des verres, les rires en provenance des grandes salles du château.

Sarmiento fêtait la signature du traité du Cateau-Cambrésis entre la France et l’Espagne, dont il avait été l’un des négociateurs.

Avec une joie qui m’avait blessé, il m’avait dit que Guillaume de Thorenc, mon frère, qui représentait le roi de France, faisait grise mine, isolé des autres ambassadeurs français, seul huguenot présent, comprenant que c’en était fini de la tolérance de Henri II pour les « mal-sentants de la foi ».

D’ailleurs, ce dernier avait commencé à nettoyer sa capitale. On avait brûlé des huguenots place Maubert, on les avait pourchassés dans ces rues de la Montagne-Sainte-Geneviève où ils avaient l’habitude de se réunir, l’épée au côté, comme s’ils étaient les maîtres.

— C’est l’Espagne qui devient maîtresse, avait conclu Diego de Sarmiento.

Un nouveau règne commençait.


Charles Quint était mort à Yuste et j’avais assisté, le 30 décembre 1558, à la messe mortuaire célébrée quelques jours plus tard à Bruxelles en l’église Sainte-Gudule.

Je m’étais agenouillé dans la grande nef aux côtés de ces milliers de moines et de prêtres venus prier pour le pieux empereur. Mais j’avais prié pour mon père, la tête appuyée contre l’un de ces immenses piliers ronds, certains étayés de contreforts, qui par dizaines se dressent dans la nef et le chœur.

J’avais entendu la voix de Guillaume d’Orange crier, en frappant de son glaive le cercueil vide :

— Il est mort ! Il restera mort. Il est mort et un autre s’est levé à sa place, plus grand qu’il n’était !

Philippe II était alors apparu et les chants avaient succédé aux prières.

Le vif chassait le mort.

Et quelques semaines plus tard c’était Marie Tudor, la trop vieille épouse, la laide reine d’Angleterre, la catholique, qui trépassait.

Qui pouvait croire au deuil de Philippe II ? Il allait d’une femme à l’autre et cherchait une épouse pour remplacer Marie Tudor. Il songeait à Elisabeth d’Angleterre, laquelle se dérobait. Puis, pourquoi pas, à l’une des filles de Henri II et de Catherine de Médicis, Élisabeth de France, une pucelle de treize ans alors que lui-même était âgé de trente-deux…


Sarmiento s’étonnait que je m’abstinsse de participer aux banquets et aux fêtes.

Ne devions-nous pas célébrer la grande victoire du souverain catholique, Philippe II, qui ralliait à lui le roi de France ?

Et l’on allait enfin jeter les huguenots au bûcher, et quand cette tâche serait parachevée on repartirait en croisade contre les infidèles !

Était-ce la mort de mon père qui me rendait ainsi morose, incapable de festoyer, de célébrer la grandeur espagnole, alors qu’on commençait à oublier d’où je venais, que la fidélité au roi comptait davantage que l’origine ?

Je me retirais dans ma chambre, tentais de m’enfermer dans la prière, de retrouver des certitudes.

Mais le vicaire du Christ, le pape, n’avait-il pas excommunié un temps Philippe II et Charles Quint ? Comment les suivre aveuglément, dès lors ?

Tout était mouvant dans la vie des hommes. Il fallait avancer pas après pas pour ne pas être englouti dans l’erreur.

Peut-être l’avais-je été en rompant le lien originel avec les miens ?

Je m’allongeais, fermais les yeux.

Et marchais vers la fosse où mon père ne se laissait toujours pas ensevelir.

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