37.
J’ai regretté d’avoir suivi Sarmiento en Espagne.
À peine avais-je fait quelques pas dans les grandes salles du palais de l’Escurial où Philippe II recevait sa cour, que j’ai eu l’impression d’avancer en enfer.
Ce n’étaient pourtant autour de moi que femmes et grands d’Espagne, soies, velours, colliers d’or et d’émeraude, bijoux et dentelles. Mais chaque regard, alors que je marchais vers le trône pour être présenté au roi, était comme la pointe acérée d’un poignard. On me lardait de coups. On m’écorchait vif. On voulait que j’arrive nu, sanglant, devant le monarque.
Philippe II m’a tendu la main alors que je m’inclinais.
J’ai vu ses yeux voilés, son teint d’homme de l’ombre dont on disait qu’il ne quittait son bureau que pour les alcôves. Et l’on murmurait que la pauvre reine Elisabeth de Valois souffrait des fondements, que ses suivantes françaises la baignaient plusieurs fois par jour dans du lait très chaud où l’on avait versé du safran, et qu’on l’obligeait aussi à engloutir heure après heure des compotes de prunes. Mais rien ne la calmait, elle avait le cul en feu, à hurler. Et que voulait-on que fît le roi d’une pareille épouse qui avait peut-être hérité de François Ier, son grand-père, la vérole ? Si le souverain se doutait de cela, il la répudierait !
Mais qui oserait le mettre en garde contre cette petite reine française, qu’il avait forcée et dont il était si épris ?
Voilà à quoi j’ai pensé pendant qu’il me tenait la main. Puis il a détourné la tête, contemplant la foule des courtisans chamarrés qui quêtaient l’un de ses regards, tout en me crucifiant de leur jalousie.
J’ai reculé, essayé de me glisser vers le fond de la salle, mais Diego de Sarmiento m’a retenu. Je devais rester avec lui au premier rang, parmi les grands d’Espagne, les conseillers du roi, leurs femmes qui étaient aussi le plus souvent les maîtresses du souverain.
Près de moi se tenait Anna Mendoza délia Cerda, princesse d’Eboli, qui du bout des doigts m’effleurait la main comme par mégarde. Mais elle me perçait de son œil vivant, le visage barré par son bandeau de borgne, et plus tard Sarmiento, dans le petit palais que nous occupions à Madrid non loin de l’Alcazar, me reprocha d’avoir, au vu de tous, répondu aux avances de la princesse.
Je jouais avec le feu, me dit-il. Si Philippe II était averti de mon attitude, je pouvais être jeté dans une prison de l’Inquisition ou condamné à quatre ans de galère.
— Nous avons besoin de rameurs, s’est exclamé Sarmiento, et le roi a demandé aux tribunaux d’infliger une peine d’au moins quatre ans aux pécheurs, dont tu es !
Ne savais-je pas que la princesse d’Eboli, la borgne Anna Mendoza délia Cerda, était à Philippe II, à son mari, Ruy Gomez, conseiller du monarque, à lui, Sarmiento, et même, disait-on, au secrétaire de son mari, Antonio Pérez ?
J’ai craint pour ma vie.
J’avais oublié que la cour d’Espagne était un champ de bataille et que les combats qui s’y livraient étaient plus cruels que ceux auxquels j’avais été mêlé sur les remparts du fort Saint-Elme.
J’ai eu la nostalgie de ces jours où la mort s’était avancée, bannière déployée, battant tambour, accompagnée par les explosions de la canonnade. Puis elle avait laissé derrière elle ces cadavres que la mer roulait, déposait sur les rochers, ou bien ceux qui pourrissaient parmi les blés, dans les fossés.
Ici, dans le palais de l’Escurial, mais aussi bien à Madrid, à Tolède, à Ségovie, hommes et femmes disparaissaient et l’on ne revoyait jamais leurs corps. Aucune vague ne les rejetait sur ces dalles de marbre.
Mais on savait.
Sarmiento recueillait toutes les rumeurs. Il payait en ducats ou en bijoux les hommes et les femmes qui, grands seigneurs en titre ou d’apparence, ramassaient, comme des détrousseurs ou des commis aux immondices, toutes les informations et les déversaient chaque nuit devant Sarmiento. Il les triait, puis rapportait les plus inattendues ou les plus dangereuses – parce que les plus proches de la vérité – au roi.
— Il m’écoute, impassible, me chuchotait Sarmiento.
Parfois, sa mâchoire est agitée d’un imperceptible tremblement. Puis il me renvoie sans m’avoir dit un mot, et souvent je me demande s’il m’a entendu, et même s’il sait que je lui ai parlé.
Je devinais qu’il regrettait de s’être confié à moi, qu’il ne me sentait pas lié à lui par ce pacte d’ambition et de complicité qui faisait de chaque courtisan ou conseiller un allié et un rival.
Entre eux, des coalitions et des conspirations se formaient puis se défaisaient au gré d’un geste, d’un regard, d’une décision du monarque.
Sarmiento m’avoua qu’en compagnie de Ruy Gomez et de trois autres grands seigneurs il avait pénétré avec le roi dans la chambre de son fils, l’infant don Carlos.
— Le roi avait revêtu son armure. Nous savions que don Carlos gardait ses armes à portée de main, sur son lit même. Il fallait les saisir, l’entraver.
Peut-être Sarmiento perçut-il la répulsion que j’éprouvai à la pensée de ces hommes masqués surgissant au milieu de la nuit, accompagnés de gardes, et se précipitant sur don Carlos endormi qui, réveillé, criait, se débattait, hurlait qu’il voulait mourir, qu’il n’était pas fou !
Mais Philippe II le soupçonnait de comploter contre lui, d’avoir cherché à fuir l’Espagne, peut-être pour prendre la tête des gueux des Pays-Bas et réussir ainsi enfin à obtenir la couronne que son père lui refusait.
Don Carlos avait sollicité l’aide de don Juan, frère bâtard de son père, et naturellement celui-ci, comme tous ceux auxquels l’infant s’était adressé, l’avait dénoncé au roi.
On l’avait donc emprisonné. Et Philippe II d’expliquer que don Carlos était fou, qu’il avait, une nuit, tué à coups de nerf de bœuf près de quarante chevaux, et qu’on l’avait retrouvé hagard, couvert de sang.
Une autre fois, il avait tenté de violer une domestique. Il était aussi, murmurait-on, tombé amoureux fou d’Élisabeth de Valois, l’épouse de son propre père.
Fou, en tout cas, de ne pas être seulement resté un fils discret et obéissant.
Sarmiento me rapporta avec de l’effroi dans la voix ce que Philippe II avait dit :
— J’ai préféré sacrifier à Dieu ma propre chair et mon sang, mettant le service du Seigneur et le Bien universel au-dessus de toute autre considération. D’anciennes et de nouvelles raisons m’ont obligé à agir ainsi, et elles sont si nombreuses et si graves que je ne puis les dire…
Qu’était devenu don Carlos ?
On ne revit jamais son corps ; seulement son cercueil, plus tard, quand on l’ensevelit à l’Escurial avec tout le faste réservé à un infant d’Espagne.
Qu’avait-il subi dans sa cellule plongée dans la pénombre ? Y avait-il été enchaîné ? L’avait-on torturé pour l’enfoncer dans sa folie ? L’avait-on exposé au froid, puis à la chaleur ? L’avait-on affamé pour le laisser quelques jours plus tard se gaver, et ainsi se condamner, ne lui offrant que la mort pour issue ?
Elle était là, tapie, sa grande faux dissimulée entre les tentures, mais elle frappait.
On apprenait que l’un des ambassadeurs du peuple des Pays-Bas à Madrid, le baron de Montigny, avait succombé à la maladie. Et Philippe II ordonnait des obsèques solennelles alors qu’on murmurait que Montigny avait été emprisonné et étranglé.
Depuis l’Escurial, Philippe II ordonnait que le duc d’Albe frappât sans hésiter ces gueux des Flandres qui se déclaraient calvinistes ou luthériens, qui incendiaient les couvents, brisaient les statues dans les églises, et prétendaient vouloir se gouverner.
Le duc d’Albe constitua un Conseil des troubles, devenu Conseil du sang, qui envoya à la mort ces nobles que j’avais connus : le comte d’Egmont, le comte de Hornes. On leur trancha la tête à la hache, place de l’Hôtel-de-Ville, à Bruxelles.
Le duc répandait partout la terreur, incendiait les villages, pendait ou passait au fil de l’épée tous ceux qui se rebellaient.
Je sentais que Sarmiento le jalousait.
— Le duc se trompe et nous trompe, disait-il, quand il écrit à Philippe II : « Ce peuple est devenu si souple qu’il se courbera avec la plus parfaite obéissance sous la main de Votre Majesté quand elle lui apportera l’indulgence et le pardon. » Ces gueux sont plus coriaces qu’il ne dit ! L’Angleterre les soutient, les huguenots français leur apportent de l’aide. L’amiral de Coligny veut leur envoyer des troupes. Et Catherine de Médicis laisse faire. Elle a promis d’expulser les prêcheurs huguenots du royaume de France, mais elle signe des accords avec eux ! On ne peut faire confiance ni à Catherine ni à Charles IX. Ils ne veulent pas reconnaître que, pour extirper l’hérésie, il faut s’allier avec l’Espagne et se soumettre à son roi.
Sarmiento s’emportait.
Les huguenots, les Coligny, les Condés, les Bourbons avaient compris, eux, que leur religion prétendument réformée – une hérésie, une diablerie ! – ne l’emporterait que s’ils écartaient l’Espagne de la France. Ils voulaient empêcher Catherine de Médicis et Charles IX de respecter les promesses qu’ils avaient faites au duc d’Albe lorsqu’il s’étaient rencontrés à Bayonne.
Mais, depuis lors, la reine mère et le roi de France avaient oublié.
— Ils écoutent Coligny qui répète chaque jour qu’il faut que le souverain apporte son aide aux gueux des Flandres, que c’est la seule manière d’affaiblir l’Espagne, le royaume qui menace son pays ! Tout est mêlé : la religion et les ambitions. Mais celui qui veut défendre la juste religion doit suivre le roi d’Espagne. C’est lui que Dieu a choisi pour tenir le glaive de la vraie foi !
Pouvais-je oublier que Philippe II avait laissé l’ordre de Malte combattre seul les infidèles ? et qu’il ne nous avait célébrés qu’après notre victoire ?
Sarmiento était-il aveugle ou bien imaginait-il que je pusse être dupe de ses mensonges ?
Et pourtant, je ne lui ai pas répondu.
Où pouvais-je fuir ?
La mort rôdait autour de moi.
Elle suivait ces noires processions qui parcouraient les rues de Madrid, de Ségovie ou de Tolède.
Elle était dans les jugements de l’Inquisition qui ordonnait l’arrestation, comme hérétique, du cardinal prélat d’Espagne.
Elle était dans les flammes des bûchers dressés à Séville, à Tolède, à Barcelone.
Ils brûlaient des nobles soupçonnés d’hérésie luthérienne, des artisans français accusés d’avoir chanté des psaumes.
Et la mort était dans la réponse du roi lorsque, interpellé par un jeune noble condamné, il lui lança : « J’apporterais moi-même le bois pour brûler mon propre fils s’il était aussi coupable que vous ! »
La mort frappait sans relâche.
À la cour, la reine Élisabeth de Valois était emportée après une grossesse difficile.
— Le roi est triste, murmura Sarmiento. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Sa mâchoire tremble. Sa peau est devenue plus grise encore, comme un tissu froissé et délavé. Il a écrit à Catherine de Médicis, la mère d’Élisabeth : « Rien n’a été épargné pour sauver sa vie et sa santé qui m’étaient plus chères que la mienne. Cependant, quand vient l’heure de Dieu, les remèdes humains n’ont guère de valeur, et je supplie en conséquence Votre Majesté de se consoler comme je le fais, considérant qu’elle est dans le royaume des cieux et ressent plus de pitié que d’envie pour ceux d’entre nous qui sont restés ici-bas. »
Je doutais de la sincérité du roi, mais j’avais peur de mes propres pensées comme si on avait pu les entendre. Et, quoi que j’eusse fait, on m’aurait condamné.
Il me semblait d’ailleurs que Sarmiento me soupçonnait.
Il me parlait avec rudesse, me répétait que la peine du roi était profonde. Le souverain s’était retiré durant plusieurs semaines dans un monastère proche de Madrid, puis s’était enfermé à l’Escurial et Sarmiento était l’un des seuls conseillers à l’approcher.
— Il sortira de sa mélancolie, disait-il. Il a été choisi par Dieu pour être le défenseur de la foi. Il ne peut s’abandonner à des chagrins privés. Un souverain ne pleure que le malheur de son royaume et de ses peuples ou les atteintes à la religion.
J’écoutais Sarmiento. J’aspirais à m’éloigner de lui, de cette passion pour le roi qui l’habitait.
J’ai refusé une fois encore de me rendre en France pour y aider les catholiques qui affrontaient derechef les huguenots.
Je n’ai pas osé dire à Sarmiento que les uns et les autres étaient pour moi des chrétiens. Robert de Buisson, le huguenot de La Rochelle, avait combattu à Malte, à mes côtés, tout comme Enguerrand de Mons.
Je lui ai dit que j’avais regagné l’Espagne avec lui pour empêcher les morisques d’Andalousie de menacer le royaume catholique. Les infidèles étaient mes seuls ennemis ; ceux qui m’avaient humilié, battu, emprisonné et dont je connaissais la cruauté.
Je me souvenais de chaque chrétien que j’avais vu supplicier dans la chiourme des galères de Dragut-le-Cruel ou sur l’esplanade, devant le bagne d’Alger.
Et il ne se passait pas de jour, feuilletant La Divine Comédie, où je ne pensasse à Michele Spriano.
Cette guerre contre les infidèles qui n’avaient jamais renoncé à nous combattre et à nous opprimer, je voulais la faire.
— Elle vient, m’a dit laconiquement Sarmiento.