43.

Je me tenais à la proue de la Marchesa, ce dimanche 7 octobre 1571, quand le soleil m’a ébloui.

Jusque-là, nous avions navigué sur une mer lisse et noire, serrés entre l’île d’Oxia et la côte grecque.

Le ciel bleuissait, échappant à la nuit, mais l’ombre restait prisonnière du chenal. Elle nous enveloppait, nous protégeait. Elle nous rassurait. De temps à autre, Veniero, debout sur le château arrière, s’adressait à nous, nous invitait à prier ou bien nous haranguait, sa voix amplifiée d’avoir rebondi entre les falaises de la côte et l’île.

Du poing il martelait la rambarde.

— Hommes de la chrétienté, lançait-il, nous devons, ce jour choisi par le Seigneur, montrer notre puissance, châtier la rage et la méchanceté de ces chiens infidèles, de cette secte maudite ! Ayons la certitude de vaincre ! Prions le Dieu des armées qui régit et gouverne le monde ! Il est notre espérance et nous sommes Ses soldats ! Vive Jésus-Christ, Notre-Seigneur !

Nous répétions ces derniers mots.


Agenouillé près de moi, Vico Montanari murmurait que même si nous remportions la victoire nous n’en aurions jamais fini avec les infidèles.

— Nous sommes liés à eux comme le Bien l’est avec le Mal, à l’instar des corps des enfants monstres qui restent attachés l’un à l’autre.

Il se signait, appelait la protection de Dieu sur notre galère et sur nos vies, puis ajoutait :

— Notre avenir a la couleur du sang !


Je me suis rendu à la proue, me faufilant parmi les soldats casqués qui portaient l’armure et l’arquebuse. Ils somnolaient.

Nous glissions, poussés par une brise de terre, dans une douce pénombre. Les rames de la chiourme battaient à un rythme lent l’eau calme. Puis, tout à coup, cette lumière et ce vent qui me frappaient au visage… Enveloppé par les bruits, je me suis senti secoué car la mer, sitôt que nous eûmes doublé la pointe de Scropha, quitté le chenal et la protection des hauteurs de l’île et de la côte, s’était creusée de courtes vagues à la crête blanche.

Veniero hurlait, ordonnant de mettre bas les voiles, puisque nous étions désormais vent debout.

Il voulait aussi qu’on augmente la cadence des rameurs. Les gardes-chiourme commencèrent à faire claquer leurs fouets cependant que les rames s’enfonçaient bruyamment dans la mer houleuse.

Mais il y avait autre chose que ces bruits, que ces voix proches. Cela venait de l’horizon, porté par le vent…


Je me suis hissé sur le socle du canon de proue.

J’ai dû m’accrocher aux cordages, tant le vent soufflait fort. Comme le soleil était voilé par un mince voile blanc, j’ai vu devant moi la bouche béante du golfe de Patras et deviné, au loin, l’arsenal de Lépante.

D’un bord à l’autre du golfe, dessinant un croissant, j’ai distingué les galères d’Ali Pacha, voiles couleur sang, coques sombres. Elles étaient innombrables.

Au même moment, j’ai entendu ces chants, ces roulements de tambour, ces détonations, ces hurlements aussi qui allaient parfois jusqu’à l’éclat des trompettes et des cymbales.

C’était comme une vague immense s’amplifiant à chaque coup de rame qui nous rapprochait d’elle.

Il m’a semblé que je pouvais, dans la rumeur, séparer les voix les unes des autres, et j’ai imaginé chacun de ces hommes brandissant son sabre courbe, sa pique, son poignard, sa hache, son arquebuse. La rage et le désir de me tuer ou de faire à nouveau de moi un esclave l’habitait.

Il fallait que m’obsède le même désir de le tuer et de le vaincre.

C’était celui qui haïssait le plus qui l’emporterait.

J’ai levé la tête vers le christ aux yeux clos, ce christ d’amour et de compassion.

Il régnerait après que nous aurions tué et vaincu.

Jusque-là, il nous fallait le Dieu qui exige qu’on combatte et tue pour Lui.


J’ai brandi mon glaive.

J’ai vu Enguerrand de Mons, Vico Montanari, Benvenuto Terraccini et cet Espagnol avec qui j’avais échangé quelques propos, que je savais brûlé par la fièvre de la maladie mais qui avait voulu être sur le pont avec nous pour la bataille, Cervantès.

J’ai crié :

— Nous allons noyer ces chiens ! Vive Jésus-Christ ! Mort aux infidèles !

À cet instant, le vent a changé de direction. Il nous poussait maintenant vers la flotte d’Ali Pacha.

— Le vent nous aide ! a crié Ruggero Veniero.

— Dieu nous protège, Dieu nous guide !

Nous nous sommes tous agenouillés pour Vous remercier, Seigneur, de ce signe que Vous nous donniez.

Il y eut un coup de canon. C’était la Reale qui commençait le combat.


Ce que j’ai fait dans cette bataille, je l’ai déjà dit.

Mais, ce dimanche 7 octobre 1571, je ne puis m’en enorgueillir. Les actes que j’ai accomplis naissaient en moi sans que je les eusse voulus, médités.

Quand j’ai bondi sur le pont de la Sultane, la galère d’Ali Pacha où un janissaire venait de trancher d’un coup de hache la tête de notre christ après que notre mât eut été brisé, une force m’a poussé.

Je devais sauver cette tête de christ que le janissaire brandissait comme l’annonce ou le symbole de la victoire des infidèles.

Rien n’aurait pu m’arrêter.

J’ai frappé de mon glaive tous ceux qui tentaient de m’empêcher d’avancer vers toi, Seigneur, vers ton pauvre visage souffrant.

Peut-être, si tu avais les yeux clos, cette expression désespérée, était-ce parce que tu savais qu’on allait trancher ton corps à l’instar de celui de tant des nôtres.

Mais j’ai tué, frappé celui qui t’avait profané.

Et j’ai serré contre moi ta tête coupée.


Je n’ai vu de la bataille que ce qui se trouvait au bout de mon glaive, de ma dague, puis de la hache que j’ai ramassée sur le pont de la Sultane et avec laquelle j’ai taillé à grands coups les corps des janissaires. J’ai brandi à la pointe d’une lance la tête d’Ali Pacha coupée au ras des épaules.

Mais la bataille a continué jusqu’au bout de la journée. Lorsque je tuais, j’entendais – et cela ne faisait qu’augmenter ma fureur, l’ivresse que dispense la fade odeur du sang – le son des trompettes, le roulement des tambours, le claquement des arquebuses et des cymbales, les grondements de la canonnade mêlés aux cris de haine et aux hurlements de souffrance.

Le feu m’a plusieurs fois encerclé. Il semblait naître dans le ciel avant d’embraser les voiles, les mâts, les coques et jusqu’aux corps des combattants. Pour échapper à cet enfer, les hommes se jetaient dans les vagues, mais la mer elle-même brûlait, l’huile et la poix s’y étant répandues, tombées du ciel où les canons les avaient projetées.

Quand le feu se fut éteint, la mer est apparue, rouge de sang, les corps souvent enchevêtrés tels que les combats et les flammes les avaient unis, agglutinés les uns aux autres.


Tout à coup il y a d’autres cris plus aigus, ceux des esclaves chrétiens qui, sur les galères musulmanes, ont brisé leurs chaînes et qui se précipitent sur leurs geôliers, vivants ou blessés, et les achèvent à coups de poing, de dents, avant de se répandre dans les coursives, de piller, saccager, bientôt rejoints par les rameurs chrétiens de nos galères, libérés pour avoir participé au combat.

La nuit tombe et je vois leurs silhouettes éclairées par les incendies dont le rougeoiement se confond avec les teintes du crépuscule.


De temps à autre, d’ultimes cris, des chants : La victoire est à nous !

On jette des amarres pour remorquer les galères turques conquises.

Je m’assieds sur le pont, contre le château arrière de la Marchesa. Miguel de Cervantès est blessé, il a le bras et la main gauches brisés. Vico Montanari a le corps griffé de mille coups, les vêtements lacérés. Le visage de Benvenuto Terraccini est couturé, le sang a séché sur ses plaies.

Plus loin, parmi les corps, celui d’Enguerrand de Mons que je reconnais à sa croix de chevalier de Malte. Ensanglanté, il est seulement blessé.

Quant à moi je n’ai que le corps rompu, les bras entaillés par les coups d’épée, le front fendu par la lame d’une hache et, ici et là, des éraflures.

Je tiens entre mes mains le visage du christ aux yeux clos. Je le caresse comme s’il était l’un de ces combattants dont on craint, à les voir, qu’ils ne soient déjà morts. Je le touche. Je prie, me rassure. Il est vivant en moi.

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