23.

Ils m’ont enfermé dans une petite pièce voûtée seulement éclairée par une meurtrière que deux épais barreaux en croix partageaient. Le vent froid y glissait sa lame et ses sifflements étaient si aigus qu’ils me faisaient frissonner.

Parfois s’y mêlaient des voix de femmes, lointaines et fugaces.

J’imaginais ces lavandières que j’avais aperçues sur les berges du río Darro, le jour de notre arrivée à Grenade. Mon esprit volait vers elles. J’oubliais la colère qui torturait mon âme depuis que les soldats m’avaient poussé dans ce réduit qui comportait pour tout mobilier une couche étroite et un tabouret scellé au sol, ainsi que deux écuelles.

J’écoutais ces chants, ces rires. Je m’agrippais aux barreaux. Je tentais de voir ces berges, ces femmes. Je me souvenais de leurs bras nus, du mouvement de leurs corps, de la peau blanche de leurs jambes.

Mais les collines qui dominaient Grenade bouchaient mon horizon.

J’apercevais seulement le sommet des murs de l’Alhambra et le grand crucifix qui s’élevait sur le Monte Mauror, au milieu du Campo de Los Martires.

Je retombais dans ma fureur.

Seigneur, je me rebellais contre Vous !

N’avais-je tant souffert des infidèles que pour connaître une prison chrétienne ? Et que m’importait que l’Alhambra ne fût plus le palais des rois maures si les rats qui couraient sur mon visage, la nuit, dans la chiourme des galères de Dragut ou dans la citadelle de Toulon, menaient ici aussi leur sarabande autour de moi ?

Me faudrait-il attendre sept années encore pour qu’enfin la liberté me fût accordée ?

N’avais-je pas assez payé pour les trahisons de mon père et de mon frère ?

Fallait-il que je connaisse le désespoir ?

Je vous interrogeais, Seigneur, avec hargne, je le confesse.

Dans quel nouvel abîme infernal aviez-Vous décidé de me plonger ? À quelles épreuves encore alliez-Vous me soumettre ?

Ces questions, cette rage m’ont lacéré le cœur plusieurs jours.

Puis, un matin, la porte a été ouverte et une femme a fait son entrée.


J’ai d’abord vu les points bleus de ses yeux cerclés d’un blanc intense.

La peau de son visage osseux n’en paraissait que plus mate, si foncée, même, que j’ai aussitôt pensé qu’il s’agissait d’une Mauresque : peut-être l’une de ces converties de gré ou de force, sincères ou masquées, qui peuplaient l’ancien royaume musulman de Grenade et de Cordoue, l’Andalousie dont Robert de Buisson, le corsaire, m’avait dit qu’elle était toujours rétive, prête à égorger ces Espagnols qui croyaient l’avoir soumise.

Cette femme a repoussé la porte et s’est avancée.

J’ai reculé. Que voulait-elle ?

Une mantille noire couvrait ses cheveux de jais et ses épaules, les coins de la dentelle nouée entre ses seins.

Elle était élancée, le corps serré dans une ample robe de velours sombre. Le tissu avait des reflets violets et rouges, et était rehaussé sur la poitrine de broderies de fil d’or.

Elle a fait quelques pas dans le réduit, la tête levée vers la meurtrière.

Son port était altier, son expression pleine de dédain. Sous la dentelle blanche qui bouffait autour de son cou, j’ai remarqué un large collier d’argent dans lequel étaient sertis des émeraudes et des rubis.

J’ai pensé qu’elle ne pouvait être ni une servante, ni une épouse. Elle était trop richement vêtue et trop libre de ses gestes.

Je l’ai imaginée couchée près de don Garcia de Cordoza, tout comme Mathilde de Mons était allongée – Dieu savait où ! – près de Dragut.

Et mon corps et mon âme en furent tranchés d’un grand coup de hache.


Tout à coup, je me suis souvenu d’elle, de ce regard bleu.

Quand nous avions traversé la salle du Presidio, après que le capitaine général eut ordonné qu’on nous enfermât, je n’avais vu que des visages hostiles dont les yeux s’étaient plantés en moi comme des piques.

Ces hommes et ces femmes entre lesquels nous avancions, encadrés par les soldats, murmuraient leur mépris et leurs moqueries sur notre passage. Ils m’avaient même semblé que leur haie se resserrait, ne nous laissant qu’un étroit corridor, et qu’ils étaient sur le point de nous frapper.

Près de la porte à laquelle nous étions enfin parvenus, j’avais discerné cette femme qui se tenait à l’écart comme si personne n’avait voulu ou osé s’approcher d’elle.

Ses yeux bleus m’avaient dévisagé sans haine. J’avais même cru y déceler de la compréhension, de la compassion et même de la douleur.

Mais les soldats m’avaient poussé hors de la salle et je ne m’étais pas retourné.

Cependant, la première nuit, alors que je cherchais en vain le sommeil, rejetant d’un brusque mouvement des jambes les rats qui s’aventuraient sur ma couche, le souvenir de ces yeux avaient été seul capable de m’apaiser.

Ils étaient là à me fixer.


Elle a glissé les mains sous les volants de sa robe, se penchant un peu, laissant apparaître son long cou serré par le collier. Et j’ai eu la tentation de tendre le bras, de lui arracher ce que je pensais être le symbole de sa servitude.

Elle s’est approchée de moi. Il y avait bien de la douceur dans son regard. Elle a placé devant mon visage, comme pour se protéger de mes yeux, le livre relié de cuir fauve, aux lettres d’or incrustées, à demi effacées tant il avait été caressé, ouvert par les doigts de Michele Spriano.

C’était sa Comédie, sa Divine, le livre de son maître, Dante. Lui-même m’avait dit qu’il avait plusieurs fois mis sa vie en péril pour pouvoir le conserver et qu’il eût préféré mourir plutôt que d’en être séparé.

Ils avaient donc tué Michele Spriano.

J’ai eu l’impression qu’on m’assénait un coup sur la nuque.

Je n’ai pas saisi le livre. Je me suis agenouillé.

J’ai senti la main de la femme se poser sur mes cheveux. J’ai entendu sa voix, rauque, celle d’une Mauresque, en effet, dont les accents pouvaient tout à coup devenir aigus.

Ce livre était à moi, maintenant, disait-elle. Michele Spriano avait voulu qu’on me le remît au moment de son départ.

J’ai relevé la tête. Elle a retiré sa main, mais souriait.

Don Garcia Luis de Cordoza avait rendu la liberté à Michele Spriano, qui avait quitté Grenade le matin même.

Il allait à Málaga et, de là, sitôt qu’il trouverait un navire, si un convoi de galères s’y rendait, il embarquerait pour Barcelone, puis Gênes ou Pise.

Michele avait souhaité que je conserve ce livre jusqu’au jour de nos retrouvailles ici-bas, ou bien au Purgatoire.

Elle avait continué de sourire.

Il n’imaginait pas, a-t-elle poursuivi, que vous vous retrouveriez au Paradis ou en Enfer.

Il m’a dit que vous aviez d’ailleurs déjà séjourné en Enfer.

De Barcelone, a-t-elle ajouté, le marchand toscan ferait parvenir un message au comte Diego de Sarmiento, car il n’était pas sûr que don Garcia Luis de Cordoza l’avait fait.


Je me suis saisi du livre et l’ai serré contre ma poitrine.

La femme s’est assise sur le tabouret. La lumière tombait de la meurtrière, éclairait ses mains aux doigts fuselés, aux ongles nacrés.

— Je suis en prison comme toi, a-t-elle murmuré.

Elle a avancé les lèvres et je n’avais plus vu que cette bouche boudeuse.

— Mais – elle a montré les murs du réduit – il n’y a pour me retenir ni mur ni porte. Je peux sortir du Presidio à ma guise, monter jusqu’à l’Alhambra, longer le río Darro ; je peux choisir l’église où je vais prier…

Elle a ri.

— Je suis chrétienne, comme toi !

D’un mouvement rapide de la main gauche, elle a retiré sa mantille et passé les doigts entre ses mèches noires.

— Mon sang est maure, a-t-elle précisé. Ma lignée est noble, sache le. Je suis une Thagri.

Elle ne souriait plus mais s’est mise à parler de sa voix rauque, murmurant que tous les chrétiens ignoraient l’histoire des glorieux royaumes de Cordoue et de Grenade. Qu’ils regardent l’Alhambra ! Qu’ils mesurent la grandeur du royaume des Maures à la hauteur des murailles de ce palais ! Mais la force des Maures avait été défaite par une jeune esclave espagnole, Isabelle de Solis. Elle s’était convertie à l’islam, elle était devenue Thouraiya, et avait rendu fou de passion – aveugle, aussi – le roi Mohamed. Alors était venu le temps infortuné des rois lâches, des rois pleureurs, de Boabdil…

Elle s’est levée.

— J’étais Aïcha. Mais j’ai reçu le baptême. Je porte le nom de celle que vous appelez Vierge Marie. Je m’appelle Lela Marien.

Elle a ouvert la porte.

— Je gouverne le cœur et le corps de don Garcia Luis de Cordoza. C’est moi qui ai obtenu que Michele Spriano soit libéré.

Elle est revenue vers moi, m’a effleuré la joue du bout de ses ongles.

— Et toi, que veux-tu ?

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