27.

J’ai vécu plusieurs années dans l’ombre de Sarmiento.

Je l’ai admiré.

Je l’ai vu sauter dans une arène, armé seulement d’une courte dague, affronter un taureau qui piaffait et dont la bave inondait le mufle d’une mousse blanche.

Il s’est avancé vers lui, bras écartés, semblant offrir sa poitrine aux cornes de l’animal.

C’était dans la petite ville de Benavente. Toute la cour, toute la noblesse de Castille se pressait sur les gradins autour de Philippe le régent et de son fils don Carlos.

Sarmiento me chuchota que cet enfant de neuf ans, héritier du trône d’Espagne, petit-fils de Charles Quint, était une pauvre marionnette folle qui souvent se roulait sur le sol, désarticulée, hurlant, frappant sa grosse tête ridée comme celle d’un vieillard contre les pierres, et bavant comme un animal furieux dont il n’avait pas même la force, boiteux, bossu, idiot, si laid qu’on osait à peine le regarder – telle était la croix que portait notre régent, notre Philippe.

Nous avons quitté Valladolid pour regagner La Corogne où nous attendait une flotte de cent vingt-cinq navires.

Depuis des semaines, dans le Palacio de Valladolid, il n’était pas un noble de Castille ou d’Aragon qui n’intriguât pour être de ce voyage, se rendre à Londres assister au mariage de Philippe et de la reine d’Angleterre, Marie Tudor.

J’ai pu mesurer en l’occurrence le pouvoir du comte Diego de Sarmiento.


Dès le lendemain de mon arrivée à Valladolid, il m’avait dit que je devrais toujours marcher à ses côtés.

— Je n’ai ni fils ni frère, avait-il ajouté. Tu seras et l’un et l’autre.

Et j’avais commencé d’entrer à ses côtés dans les salons des Palacios de Valladolid, ceux de la Plaza Mayor, de la Plaza del Ochavo, de la Plaza del Fuento Dorado.

Les nobles étaient tous vêtus de noir, leur pourpoint rehaussé par des colliers d’or. Leurs têtes brunes semblaient juste posées sur les collerettes de dentelle blanche.

Ils s’inclinaient devant Sarmiento, le sollicitaient. Ils voulaient faire partie de ceux – quelques centaines – qui accompagneraient Philippe et embarqueraient avec lui sur l’un des cent vingt-cinq navires qui cinglaient vers l’Angleterre.

Sarmiento écoutait distraitement tout en regardant les femmes.

Souvent il se dirigeait vers l’une d’elles : ainsi Efrusia de Guzmán, ou cette jeune fille d’à peine treize ans, Anna de Mendoza délia Cerda, la plus riche héritière d’Espagne, dont l’œil gauche était couvert d’un bandeau noir. Elle l’avait perdu au cours d’une leçon d’escrime ou d’un duel, mais le droit flamboyait et, lorsque son regard s’était arrêté sur moi, j’avais baissé la tête, troublé par son insolence, presque de l’impudeur.

Sarmiento, me prenant le bras, m’avait chuchoté de sa voix rauque :

— Anna Mendoza délia Cerda est d’abord à Philippe, puis à moi, puis à Ruy Gomez auquel Philippe l’a promise, parce que Gomez a négocié à Londres le contrat de mariage avec cette reine vieille et grise, sans cheveux, sans sourcils, et qui doit sentir mauvais, cette Marie Tudor que notre Philippe va devoir mettre au lit. Dieu lui en donne la force ! Mais il l’a, il l’a…

J’entendais les murmures. Je surprenais les confidences de Ruy Gomez qui arrivait de Londres, si fier d’avoir accompli sa mission.

— La reine Marie, qui n’a jamais approché un mâle, craint que notre souverain ne soit trop impétueux. Elle a peur des taureaux espagnols ! À trente-sept ans, elle est sèche comme un arbre qui n’a jamais donné de fruits, un figuier qui n’a jamais reçu de pluie. Et, en même temps, elle a si soif…

On assurait que Charles Quint avait écrit à son fils pour lui demander de « montrer beaucoup d’amour et de joie à la reine ».

Il y avait des rires étouffés et on lisait de la malice dans les yeux de ceux qui décrivaient Marie Tudor et rapportaient les propos de l’Empereur. On se tournait vers dona Isabel Osorio, la maîtresse de Philippe, et on murmurait qu’elle serait peut-être du voyage, à moins qu’elle ne se retirât dans un couvent, comme tant d’autres des femmes que Philippe avaient honorées.


J’écoutais, je regardais, j’apprenais. J’avais cru, Seigneur, que j’allais brandir le glaive contre Vos ennemis, à Votre service, et jour après jour je découvrais cet entrelacs d’intrigues, de jalousies, de corruption et de fornication qu’est le gouvernement des hommes. Où étais-je ?


Je logeais dans l’une des tours du Palacio. Juan Mora dormait devant la porte de ma chambre, couché à même le sol, enveloppé dans sa houppelande.

Quelques jours seulement après notre arrivée à Valladolid, j’ai été réveillé un matin par des cris étouffés, un bruit de lutte. J’ai ouvert la porte. Sarmiento était debout, bras croisés. Les trois gardes qui ne le quittaient jamais et dont je n’osais même pas croiser le regard, tant il y avait de violence et de cruauté dans leurs yeux, maintenaient Juan Mora agenouillé et l’un d’eux avait plaqué la lame d’un poignard contre sa gorge.

— Il m’a guidé depuis Grenade, ai-je dit. J’ai confiance en lui.

— Qu’il parte aujourd’hui ou on lui tranchera la gorge ! Pas d’infidèle auprès de moi, auprès de toi ! a répliqué Sarmiento.

Juan Mora était d’une famille de Maures convertis, mais je savais bien qu’il continuait de prier son Dieu.

J’ai voulu lui remettre une partie des ducats que m’avait donnés Aïcha. Il n’a même pas daigné voir mon geste. Il a enfourché son cheval sans un mot, sans un regard dans ma direction.

Cet homme-là n’aurait de cesse qu’il ne nous ait tués : Sarmiento, moi, les chrétiens, quels qu’ils fussent. Le voyant s’éloigner dans les rues de Valladolid, traverser la Plaza Santa Maria Antigua, j’ai pensé qu’il devait répéter le nom de la ville à l’époque où y régnait un gouverneur musulman : Belad-Oualid.

Lorsque Juan Mora eut disparu, je me suis senti accablé et j’ai douté de Votre volonté, Seigneur.

Vouliez-Vous que les hommes s’entre-déchirent ? Fallait-il, pour faire triompher la vraie foi – la foi en Vous, Seigneur –, tuer tous ceux qui ne la partageaient pas ?


Je n’ai pas confié mes doutes à Diego de Sarmiento. Déjà je le craignais. D’une inclinaison de tête, d’un mot, d’un battement de paupières, il pouvait décider du sort d’un homme. Il se tournait vers les trois gardes qui nous suivaient, la main sur leur dague où sur le pommeau de leur épée ; il montrait un passant et les trois hommes se précipitaient. Jamais je n’ai vu aucune de leurs proies leur échapper.

Il s’agissait là d’un marchand, ailleurs d’un changeur juif ou d’un Maure. Parfois, Sarmiento exigeait seulement qu’on lui versât quelques milliers de ducats. Le régent Philippe avait besoin de centaines de coffres de pièces d’or pour financer la guerre que Charles Quint livrait aux princes luthériens et au roi de France Henri II qui les aidait, ou bien pour organiser ces fêtes qui marquaient la signature du contrat de mariage entre le régent d’Espagne et la reine d’Angleterre.

L’empereur avait en outre conseillé à son fils de se montrer généreux envers les Anglais, de leur distribuer des milliers de pièces d’or. Car rares étaient les hommes qu’on ne pouvait acheter.

Sarmiento collectait donc les ducats pour Charles Quint et Philippe. Il s’emparait des coffres remplis d’or et d’argent que les marchands ramenaient de leurs voyages au Nouveau Monde et dont ils avaient chargé les coques des galions.

Qui aurait osé résister ? Celui qui s’y risquait était jugé comme hérétique. Ne désobéissait-il pas à un souverain catholique ?

J’ai vu dresser un bûcher sur la Plaza del Ochavo. Autour de lui commençaient à tourner des moines en coule noire, les mains jointes, récitant des prières.

Puis des soldats ont traîné un homme jusqu’au pied du bûcher. Un prêtre lui a présenté un crucifix. Mais l’homme n’a pas même eu la force de redresser la tête.

La foule sur la place murmurait.

Lorsque l’homme a été attaché au pilori, au centre du bûcher, il a commencé à psalmodier, à crier, à hurler qu’il était bon chrétien, qu’il n’avait jamais commis d’acte sacrilège, que Dieu savait combien il L’aimait et Le vénérait.

Puis il a lancé plusieurs fois :

— Pitié pour moi ! Pitié pour mes enfants !

Sa voix a été étouffée par la fumée et les crépitements du feu ont recouvert ses derniers cris.


Seigneur, j’ai prié pour ce supplicié dans l’une des chapelles du Colegio de Santa Cruz.

Et je me souviens de ma terreur quand la folle idée, la pensée sacrilège m’a de nouveau envahi.

J’ai imaginé, Seigneur, que Vous étiez indifférent au sort des hommes, qu’après notre faute originelle Vous nous aviez voués au malheur.

La terre était enfer. Parfois, quelques instants seulement, purgatoire.

Dragut n’était pas plus cruel que Sarmiento ; Mathilde de Mons pas plus renégate qu’Aïcha Thagri.

Puis j’ai craint que Diego de Sarmiento n’eût revêtu l’armure d’un chevalier de la Croix que pour cacher qu’il était un soldat du diable.


J’ai enfoui au fond, au plus profond de moi ces hérésies et j’ai continué de marcher aux côtés de Sarmiento.

Lorsqu’un courtisan se présentait à lui, il se tournait vers moi, me donnait d’une voix méprisante le nom de ce noble castillan et ajoutait, penché vers l’homme :

— Voici Bernard de Thorenc, agissez avec lui en tout comme avec moi. Mieux qu’avec moi. Nous avons été assis côte à côte sur le banc de la chiourme barbaresque. Notre sang s’est mêlé. L’un vaut l’autre.

On me regardait avec déférence, mais je lisais dans les yeux l’éclat de la jalousie.

Les femmes s’approchaient mais je savais que, bien souvent, c’était Sarmiento qui leur demandait de me rejoindre. Il avait usé d’elles, il s’en était dépris. Il m’offrait comme un lot de consolation.


J’ai forniqué, Seigneur, avec l’avidité et la rage de mes vingt-sept ans.

Ce n’était autour de moi que jupes soulevées, jambes écartées, seins dénudés.

Toutes ces fornications, ces adultères, ces défloraisons de jeunes filles pubères s’accomplissaient dans la pénombre, derrière les portes closes, les rideaux et les voiles, parfois à même le sol.

L’on prétendait que le fils de Philippe, don Carlos, qui n’avait pas dix ans, était déjà un taureau vigoureux qui effrayait les femmes, même les plus ambitieuses, prêtes à tous les sacrifices, par sa monstrueuse laideur et sa folie, serrant les cous, éructant, glapissant.

On disait que Juan Manuel de Portugal, neveu de Philippe, était mort à dix-sept ans d’avoir chaque jour, depuis déjà des années, chevauché femme sur femme jusqu’à épuisement du cavalier et des montures.

Où vivais-je ?

À Valladolid, en Espagne, à la cour du descendant des Rois Catholiques, ou bien à Sodome et Gomorrhe, dans les quartiers de la débauche ? Dans l’antichambre de l’enfer ?

Mais j’avais vingt-sept ans. La vie m’entraînait. Je la découvrais. Elle était si intense que rares étaient les moments où je pouvais me retirer du monde, oublier mes appétits ou le spectacle de ces hommes en noir et de ces femmes aux robes à volants qui se frôlaient avant d’aller s’étreindre dans leurs alcôves.


Ce monde me grisait.

Je me suis agenouillé devant Philippe qui venait de m’accorder, à la demande de Sarmiento, le privilège de l’accompagner en Angleterre, d’être l’un des nobles conviés à assister à son mariage avec Marie Tudor.

En m’approchant du souverain, j’avais découvert son visage aux yeux voilés, au lourd menton prognathe encore alourdi par une barbe courte. Elle entourait, avec la moustache, une bouche large dont la lèvre inférieure, grosse et boudeuse, exprimait de la morgue, presque du dégoût. Deux rides accentuaient cette expression. Les sourcils s’évasaient et se terminaient en deux fines lignes noires qui donnaient au visage une cruauté maîtrisée, aiguë et perverse.

Cet homme dont les traits m’inquiétaient était l’occupant légitime du trône, le fils de l’empereur du Saint Empire, le monarque que je devais et voulais servir.

J’ai embrassé la main qu’il me tendait comme s’il avait été un prince de l’Église.

Puis je me suis éloigné à reculons en me glissant près de Sarmiento.


Après quelques jours de fêtes, d’illuminations, de joutes et de spectacles qui firent de Valladolid un grand théâtre, nous partîmes pour La Corogne.

À la halte de Benavente, j’ai découvert don Carlos et je n’ai pu détacher mes yeux de cet enfant à la tête démesurée, marquée comme celle d’un vieillard.

Puis ont commencé à nouveau les fêtes, les jeux, les duels et les tournois, et, pour finir, cette course de taureaux dans les arènes. Ces monstres noirs se précipitaient, cornes baissées, sur les chevaux des picadors dont plusieurs déjà avaient été renversés et éventrés au milieu des cris de la foule.

Et j’ai vu alors don Carlos tomber sur le sol, aux pieds de Philippe, se mettre à trembler et à baver, les yeux révulsés.

Quatre hommes l’ont saisi par les bras et les jambes et emporté cependant qu’il se débattait, se cabrait, le corps tout à coup raidi.

Dans l’arène il ne restait plus qu’un seul taureau, une masse noire que n’osaient pas même approcher les cavaliers armés de leurs piques.

Alors Diego de Sarmiento a sauté dans l’arène, sa courte dague à la main, et je l’ai vu s’avancer vers le taureau, bras levés et écartés.

L’animal s’est rué vers lui. Sarmiento l’a esquivé, puis s’est accroché aux cornes, collé à l’animal qui l’a traîné, tentant de se débarrasser de cet homme qui l’égorgeait.

C’est la bête qui a ployé les genoux cependant que le sang jaillissait, couvrant son assaillant.

J’ai admiré Sarmiento et l’ai craint plus que jamais.

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