22.

J’ai haï ce vieil homme aux joues grises.

Il trônait dans la pénombre, au fond de la grand-salle du Presidio où nous sommes entrés, précédés par deux soldats aux uniformes sang et or.

À chaque pas ils frappaient de la hampe de leurs piques le parquet aux larges lattes croisées.

Des officiers, des prêtres, des femmes dont les blanches dentelles tranchaient sur leurs amples robes noires se tenaient sur les côtés de la salle, formant ainsi une allée bruissante jusqu’à l’estrade au centre de laquelle don Garcia Luis de Cordoza était assis.

Les soldats se sont immobilisés à quelques pas de l’estrade.

J’ai vu le père Fernando et Michele Spriano se ployer. Je me suis borné à baisser la tête un court instant.

Lorsque je l’ai relevée, j’ai croisé le regard du capitaine général.

Ses yeux étaient enfouis dans les chairs fripées, blafardes, de son visage parcheminé.

Le père Fernando s’est mis à parler d’une voix humble, presque suppliante. Il soupirait, en appelait à la bonté de don Garcia Luis Cordoza. Il semblait solliciter le pardon, la grâce du capitaine général comme si nous étions coupables de nous être enfuis, d’avoir été des captifs de rançon, d’avoir débarqué sur la côte andalouse, près du village de Veluz Málaga.

J’ai eu plusieurs fois la tentation de dire que j’avais imaginé qu’on nous accueillerait avec affection, qu’on nous fêterait comme deux chrétiens qui, durant des années, avaient refusé de céder aux infidèles. Mais dans cette salle du Presidio de Grenade les murmures étaient ceux du soupçon et de la moquerie.

— Ils ont été, poursuivait le père Fernando, compagnons de chiourme et de bagne de votre illustre neveu, le comte Diego de Sarmiento, que Dieu le protège et l’éclairé dans les lourdes charges qui sont les siennes auprès de Notre Sainte Majesté, le roi Philippe II…

D’un mouvement à peine esquissé de la main gauche, le capitaine général a interrompu le père Fernando. Ses doigts étaient noueux, crochus, déformés par la goutte ; ont eût dit de courtes griffes rougies surgies de ses mains boursouflées.

— Un marchand toscan, a-t-il énoncé.

Son visage exprimait le dédain, mais il n’a pas eu un regard pour Michele Spriano.

— Un Français…

Sa voix était tout aussi méprisante. Il m’a fixé longuement d’un air de dégoût, les paupières à demi fermées, si bien qu’il me fallait imaginer son regard.

Je me suis souvenu de celui de Dragut-le-Brûlé, de Dragut-le-Cruel.

— Français ! a-t-il répété.

Il n’a pas posé de question mais a légèrement levé la tête, et, d’un petit coup de menton, suivi d’un autre, m’a ordonné de parler.

J’ai regardé autour de moi. J’ai deviné tous ces visages dont la pénombre effaçait les traits. Les flammes des grands chandeliers faisaient briller l’or, les rubis, les diamants des colliers et des bagues.

— Je suis Bernard de Thorenc, ai-je dit, vicomte, captif de rançon depuis plus de sept ans, chrétien, heureux, jusqu’à cet instant, d’avoir touché la terre catholique d’Espagne. Je demande à prendre place dans son armée, derrière son roi, pour combattre l’infidèle où qu’il soit.

Je crois qu’en parlant j’ai martelé le parquet de mon talon droit.

Le capitaine général s’est redressé, prenant appui sur ses accoudoirs. Il a répété « vicomte Bernard de Thorenc… » d’un ton si hostile que c’était comme s’il me souffletait.

J’ai vu ses doigts se crisper sur les bras du fauteuil, comme si ses ongles s’y incrustaient, et un sentiment d’effroi – le même que celui qui m’avait envahi en face de Dragut – m’a paralysé.

Puis tout mon être s’est révolté. Je me suis cambré. Je n’avais pas plié le genou devant Dragut-le-Cruel ; comment aurais-je pu céder devant ce vieillard aux joues grises ?


Il a longuement parlé, Seigneur, et je n’oublierai jamais l’humiliation subie, la honte et la colère qui m’étouffaient.

Je n’étais pourtant pas surpris par les accusations qu’il portait contre mon père. Ne l’avais-je pas moi-même rejeté ? Cependant, j’avais l’impression, en écoutant don Garcia Luis de Cordoza, qu’il m’écorchait, que chacun de ses mots m’arrachait un lambeau de chair, comme si, ses mâchoires m’ayant agrippé, ses dents s’incrustaient dans mon corps, dans mon âme pantelante.

Il disait qu’il avait connu Louis de Thorenc – « le comte, cracha-t-il avec mépris, votre père » – à Madrid, à Milan, lorsqu’il s’agissait de négocier le montant de la rançon exigée par « notre grand empereur Charles Quint » pour libérer François Ier, son prisonnier !

— Que ne les ai-je tués tous les deux, le roi félon et son âme damnée, le comte, ton père, Louis de Thorenc !

Il me tutoyait comme pour mieux me cingler au visage.

Il s’adressait aussi à l’assistance dont les murmures, les exclamations ponctuaient ses propos.

François Ier et son fils Henri II, rois illégitimes puisqu’ils s’étaient opposés l’un et l’autre à l’empereur du Saint Empire romain. François, le père, complice de Soliman le Turc. Quant au comte Louis de Thorenc, après que son maître François eut recouvré la liberté, il s’en était allé jusqu’à Constantinople sceller l’alliance démoniaque avec le sultan contre l’empereur catholique, roi d’Espagne, Charles Quint, que Dieu le garde !

Et, maintenant, Henri II, le fils, l’époux de cette perverse Catherine, florentine, fille de marchands, payait et dressait les princes hérétiques allemands contre leur empereur. Il recrutait pour eux des soldats, payait leur solde. Et qui allait d’un prince à l’autre pour les séduire, les corrompre, les convaincre de partir en guerre contre leur souverain légitime, « notre Charles Quint » ? Qui ? Le comte Louis de Thorenc, son fils Guillaume, et ce capitaine général, Philippe de Polin, qui avait amarré ses galères françaises, flanc contre flanc, aux galères turques !

Voilà ce qu’était le comte Louis de Thorenc, âme damnée de souverains rebelles à leur Église, renégats à leur foi, prêts à toutes les félonies pour conserver, augmenter leur pouvoir, ennemis de l’Espagne, ennemis irréductibles de la juste et sacrée dignité impériale !

Il s’est penché vers moi.

— Et tu voudrais, toi, vicomte Bernard de Thorenc, prendre place dans notre armée, derrière notre roi ? Et tu voudrais que l’on te fasse confiance pour que tu plantes le poignard de la trahison dans le dos espagnol ?

Les soldats m’ont retenu au moment où je m’élançais vers les marches de l’estrade. Ils ont pesé sur mes épaules, m’ont forcé à m’agenouiller. Ils ont croisé sur ma nuque les hampes de leurs piques dont le bois m’a écrasé, m’obligeant à ployer l’échine.


J’ai deviné que Michele Spriano faisait un pas vers moi. J’ai senti sa main sur ma tête.

Il a dit que j’avais préféré le bagne et la chiourme des infidèles à la liberté que m’offraient mon père et ce Philippe de Polin.

— Don Garcia Luis de Cordoza, illustre capitaine général de Grenade, Bernard de Thorenc a refusé que les alliés des infidèles paient sa rançon. Je l’ai vu chaque jour au bagne d’Alger. J’ai soigné les plaies que les bourreaux de Dragut lui ont infligées. Je sais ce qu’il a subi, le courage qu’il a montré. Il a tué un renégat pour conquérir sa liberté, capitaine général, il ne l’a pas rachetée ! Demandez à votre neveu, Diego de Sarmiento. Faites-lui savoir que ses compagnons de bagne, Michele Spriano et Bernard de Thorenc, sont à Grenade.

Don Garcia a dû faire un geste, car les soldats ont ôté leurs hampes de ma nuque et je me suis redressé.

J’ai regardé le capitaine général. Il avait croisé les doigts sur sa poitrine, cachant ainsi le sceau qu’il portait accroché à un long collier fait de grands anneaux d’or.

— Qu’on les garde au Presidio, a-t-il dit.

Le père Fernando a balbutié quelques mots et les soldats nous ont entraînés hors de la grande salle sombre.

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