9.
Je n’ai pas suivi le conseil de Diego de Sarmiento.
Le souvenir de Mathilde de Mons, altière, les cheveux dénoués, debout au milieu des captives, n’a cessé de me hanter.
Je rêvais de la revoir.
Parfois, j’essayais de me convaincre que j’avais été victime d’une ressemblance ou d’une illusion, ou bien qu’Enguerrand de Mons avait versé une rançon et que sa sœur avait recouvré sa liberté.
Et, cependant, ma certitude demeurait qu’elle était là, dans cette ville, peut-être toute proche de moi.
J’aurais voulu pouvoir quitter chaque matin, comme la plupart des prisonniers, la salle de la forteresse où nous étions enfermés.
Je me présentais aux gardiens lorsqu’ils ouvraient les portes, dès l’aube, qu’ils pénétraient dans la salle, distribuant des coups de pied aux corps allongés, les frappant de leurs longs bâtons, hurlant que les chrétiens, ces chiens, devaient se rassembler, avancer.
Les prisonniers étaient employés toute la journée comme portefaix, charpentiers ou bûcherons. Certains – Sarmiento étaient de ceux-là – figuraient dans la domesticité des maisons que s’étaient appropriées les capitans barbaresques.
Je tendais les poignets aux gardiens pour qu’ils m’enchaînent, me conduisent au travail avec les autres et me permettent ainsi de traverser la ville, d’y apercevoir peut-être Mathilde de Mons. Mais je titubais, fiévreux, les jambes enflées, la peau lacérée, purulente.
Les gardiens me repoussaient en enfonçant leur bâton dans ma poitrine et je serais tombé si Sarmiento, à chaque fois, ne m’avait retenu.
Il me portait jusqu’à un coin de la salle proche des soupiraux. Il m’enveloppait avec les haillons que certains prisonniers abandonnaient. Il me répétait que je devais vivre et donc prier pour que Dieu me donnât la force de le vouloir.
Je le suppliais de se renseigner sur le sort de ces femmes, puis j’osais prononcer le nom de l’une d’elles, Mathilde, sœur d’Enguerrand de Mons qui avait sans doute combattu à Nice avec les défenseurs invaincus du château de la ville.
Sarmiento s’éloignait sans me répondre, rejoignant la file des prisonniers que les gardiens poussaient hors de la salle, frappant ces hommes qui se courbaient, lui seul ne baissant jamais la tête.
À son retour il s’asseyait près de moi. Son visage portait souvent les traces de coups qu’il avait reçus. Il ne se plaignait pas, me confiant seulement que le capitan Husseyin, qui l’employait, se conduisait avec lui en gentilhomme, lui offrant même du pain et des fruits qu’il partageait avec moi.
C’étaient donc les gardiens qui le frappaient tout au long du trajet et au moment où les prisonniers rentraient dans la salle de la forteresse, cherchant à le défigurer, ne supportant pas la noblesse de ses traits ni sa fierté.
— Ils ne me tueront pas, murmurait Sarmiento. Je suis un captif de rançon. Je vaux au moins cinq cents ducats. Dragut leur ferait trancher la tête si je mourais sous leurs coups.
Je l’écoutais, impatient de l’interroger, mais, avant même que je lui demande ce qu’il avait appris à propos de ces femmes, de l’une d’elles en particulier, il secouait la tête et répétait :
— Rien, rien.
Un soir, il s’est penché, a examiné mes plaies qui cicatrisaient, m’a assuré que je serais bientôt sur pied. Il s’est tu quelques instants, puis m’a dit :
— Le capitan Husseyin m’a parlé de Dragut-le-Brûlé.
Husseyin méprisait ce renégat qui avait abandonné sa foi non parce qu’il avait reconnu qu’Allah était le Dieu unique et Mahomet Son prophète, mais seulement pour complaire au capitan de sa galère, un homme qui pouvait décider de lui faire quitter la chiourme et devenir son protecteur. Cet homme…
En écoutant Sarmiento, Seigneur, j’ai pensé aux flammes purificatrices de Sodome et Gomorrhe.
Car Sarmiento me parlait là du vice de sodomie qui avait uni Dragut et le capitan de sa galère, de cette corruption du corps et de l’âme dont le renégat s’était servi pour se hisser au faîte du pouvoir. Maintenant qu’il était capitan-pacha, il continuait de corrompre, choisissant parmi les esclaves chrétiens les jeunes gens et les jeunes filles qui lui permettaient d’assouvir ses désirs.
Sarmiento m’avertissait ainsi de ce qu’allaient être les dangers que j’allais rencontrer. Il me faudrait résister non seulement aux coups, mais à la séduction, aux tentations, au vice. De nombreux jeunes chrétiens y succombaient, devenant des objets de plaisir, obtenant le privilège de vivre auprès de leurs amants. Ils échappaient ainsi à la chiourme et au bagne. Vêtus de vêtements de soie, portant des boucles et des bagues, partageant les festins de leurs maîtres, ayant perdu à la fin leur honneur et leur dignité, ils se convertissaient à la religion d’Allah.
Corrompus, dévoyés, perdus, ils devenaient les plus cruels des bourreaux. Ils ne supportaient pas de découvrir que des chrétiens préféraient le martyre au vice. Ces renégats tuaient pour oublier qu’il existait d’autres routes, d’autres choix que ceux, ignominieux, qu’ils avaient choisis.
Sarmiento s’est tout à coup interrompu. Il a paru hésiter, m’a dévisagé, puis, baissant la tête, me serrant l’épaule, comme je l’interrogeais, il a murmuré que Dragut était un damné, que la plupart des infidèles le méprisaient et le redoutaient. Eux étaient des hommes dont on devait rejeter la religion, qu’il fallait combattre afin de les chasser du tombeau du Christ et des terres chrétiennes, mais dont on pouvait espérer qu’un jour leurs yeux s’ouvriraient, qu’ils reconnaîtraient le mystère du Christ et la bonté de la Vierge Marie. Bien des Maures s’étaient convertis en Espagne, et même les Juifs avaient rejoint la sainte Église.
Mais Dragut, lui, ne méritait plus le nom d’homme. Le capitan Husseyin, pour sa part, le lui refusait, disant qu’il était l’allié des puissances du Mal. Un démon.
— Tu es si jeune, a ajouté Sarmiento. Défie-toi de lui. Il pourra faire de toi sa proie. Il jouera avec toi. Il agit ainsi avec les jeunes chrétiens.
Il les harcelait, menaçait de les torturer, paraissait un temps les oublier, puis les faisait à nouveau comparaître devant lui, les contraignait à assister à l’exécution d’un chrétien ou d’un musulman.
La mort du malheureux était toujours lente. On lui tranchait d’abord le nez et les oreilles. Entre chaque supplice Dragut se montrait disert, enjoué, caressant le visage, les cuisses des jeunes gens, puis c’était le moment du pal, l’atroce agonie.
Alors le monstre conduisait jusqu’à sa couche ces chrétiens pantelants d’effroi et il leur offrait de choisir entre le vice et le martyre. Il voulait qu’ils s’avilissent et se renient, et que, pour obtenir leur grâce, ils fussent les premiers à s’offrir, à devancer ses désirs.
Dragut jouissait de les mépriser et parfois les rejetait, les renvoyait au bagne ou à la chiourme, ou bien, après les avoir corrompus, les faisait libérer pour qu’ils témoignent parmi les chrétiens que personne ne résistait au vice, et que lui, Dragut, le renégat, avait sur tous pouvoir de vie, de mort et de perdition.
— Dragut peut aussi bien jeter son dévolu sur toi, a conclu Sarmiento. J’ai voulu que tu saches comment il agit. Car si le capitan Husseyin m’a ainsi parlé de lui, c’est pour nous mettre en garde.
Il s’est penché vers moi, m’entourant d’un bras les épaules, et m’a serré contre lui.
— Husseyin m’a aussi parlé de ces femmes. De l’une d’elles en particulier.
Dragut-le-Brûlé, Dragut-le-Damné était aussi le maître d’un harem de soixante femmes que même le sultan lui enviait. Il offrait jusqu’à cent ducats aux capitans de ses galères pour une jeune vierge chrétienne. À chaque retour de leurs attaques des villages d’Italie, de Provence ou d’Espagne, tous lui présentaient les femmes qu’ils avaient prises.
— Dragut ne choisit que les blondes, a précisé Sarmiento.
Mathilde de Mons avait été embarquée avec trois autres femmes sur l’une des galères de Dragut qui devait quitter Toulon pour Alger.
Husseyin avait raconté à Sarmiento que le capitan-pacha avait refusé de la libérer, quel que fut le montant de la rançon probable.
Un envoyé d’Enguerrand de Mons avait proposé mille, puis deux mille ducats. En vain. Dragut avait répondu qu’il se promettait d’épouser Mathilde, ajoutant qu’il accorderait un sauf-conduit à Enguerrand si celui-ci souhaitait assister à la cérémonie qui se déroulerait à Alger, d’ici à quelques mois, après que Mathilde de Mons se fut convertie à l’islam.
Seigneur, quel châtiment Vous m’avez infligé !
C’était comme si, à l’orée de ma vie, Vous vouliez me soumettre à la plus dure épreuve, à la joute la plus incertaine avec le démon et le désespoir.
Comme si, avant de m’adouber parmi Vos chevaliers, Vous me demandiez d’affronter sans armure, à mains nues, un ennemi caparaçonné, visière baissée, lance acérée, maître de toutes les ruses, capable de tous les pièges.
— Prie pour elle, m’a dit Sarmiento.
Puis, avant de s’allonger près de moi, et alors que les rats, aussi nombreux que par jour de tempête dans la chiourme, commençaient comme chaque nuit leur infâme sarabande, courant sur nos corps et nos visages, mordillant nos oreilles, Sarmiento a ajouté :
— Nous sommes tous dans la main de Dieu. Il n’exige qu’une chose, la plus difficile : que nous gardions notre foi en Lui. Prie pour elle, prie pour nous !