25.
Une nuit de mars, alors que les rats, comme pris de folie, couraient et sautaient d’un mur du réduit à l’autre, s’accrochant à mes bottes alors que j’essayais de les frapper – j’avais l’impression de soutenir un siège contre cette troupe grouillante qui montait à l’assaut de ma couche et m’eût submergé si j’avais cessé un instant de combattre –, Lela Marien a ouvert la porte.
La lumière blanche de la nuit ventée a envahi le réduit.
Les rats se sont immobilisés, formes noires serrées les unes contre les autres sur le sol.
Lela Marien a fait un pas et, tout à coup, la vermine en couinant a disparu, s’enfonçant entre les pierres des murs.
Je me suis levé.
— Il ne reviendra pas avant plusieurs semaines, a dit Lela Marien en me prenant la main. Il faut partir dès cette nuit.
J’ai pris mes bottes. Énorme, un rat est sorti de l’une d’elles, me fixant de ses yeux rouges.
Il y a eu un sifflement, un coup sourd ; il gisait à présent, la tête tranchée.
J’ai vu le sabre recourbé que tenait Lela Marien.
Elle m’a entraîné hors du réduit.
Je n’ai oublié aucun moment, aucun mot de cette nuit-là.
Nous marchons côte à côte dans les corridors déserts du Presidio. On n’entend que le vent qui tourbillonne, balayant les cours, ployant les arbres des patios, s’engouffrant sous les porches. Il est si glacé, après avoir coulé le long des vallées du río Darro et du río Genil depuis les sierras enneigées, qu’il taillade les joues et les lèvres, écorche les mains.
Nous descendons quelques marches, avançons sous une voûte basse, guidés par un homme qui porte une torche. Des ailes me frôlent, des rats se faufilent et bondissent. Et tout à coup le ciel constellé, la rumeur d’une rivière.
Nous sommes sur la berge du río Genil. Je reconnais les arches du Puerte Verde que nous avons franchi lorsque nous sommes entrés dans Grenade en compagnie de Michele Spriano et du père Fernando. Je porte la main à ma poitrine pour m’assurer que La Divine n’a pas glissé, que le livre est resté entre ma chemise et ma peau.
Le vent est si fort que nous devons marcher courbés jusqu’aux chevaux que tient un autre homme.
— C’est Juan Mora, dit Lela Marien. Il ne te quittera que si tu le lui demandes.
Elle me tend une bourse. Le geste est si déterminé, sa voix si résolue que je l’accepte sans mot dire.
— Tu seras à Valladolid avant que don Garcia ait regagné Grenade. Si Diego de Sarmiento est vraiment ton ami, le capitaine général ne pourra plus rien contre toi.
J’ai voulu enlacer Lela Marien. J’ai senti son hésitation. J’ai cru qu’elle allait s’abandonner.
Je l’ai appelée Aïcha et lui ai proposé de fuir avec moi. Nous quitterions l’Espagne. Nous gagnerions la France. Nous vivrions au Castellaras de la Tour. Nous oublierions le monde. Nous chevaucherions et chasserions sur nos terres, de Thorenc à Andon, de Cabris jusqu’aux falaises qui dominent la vallée de la Siagne.
Je me suis interrompu.
J’ai revu la Grande Forteresse de Mons.
J’ai pensé à Mathilde, à Dragut.
Aïcha m’a repoussé, me répétant qu’il me fallait partir aussitôt, traverser Grenade et remonter la vallée du río Darro afin d’être déjà sur la route de Linares quand le jour se lèverait.
— Juan Mora est un bon guide. Il sait tuer quand il faut, a-t-elle dit.
J’ai tenté de la prendre par les épaules. J’ai répété qu’il lui fallait quitter Grenade, l’Espagne, et venir avec moi.
Juan Mora était déjà en selle.
— Va ton chemin, a murmuré Aïcha. Si Allah le veut, nos routes se croiseront à nouveau. Mais tu es chrétien…
Elle a ri.
— Moi aussi.
Elle m’a embrassé.
— Mais tu m’as appelée Aïcha. Tu sais donc qui je suis. Va !
Jusqu’à ces pages que je viens d’écrire et dans lesquelles j’ai voulu rester fidèle à ce que j’ai vécu, je n’ai plus jamais donné à Aïcha son nom de baptême.
Lela Marien n’était qu’un masque et un mensonge.
Dans mon souvenir, Aïcha est la Mauresque intrépide qui brandit un grand sabre courbe pour trancher la tête d’un rat ou d’un chrétien.
Mais, évoquant ainsi la combattante et la rebelle, l’ennemie, je devance le cours des événements et de ma vie…
Je galopais encore sur la route aux côtés de Juan Mora. Le vent était si vif, si hostile que j’étais couché sur l’encolure de mon cheval, agrippé à sa crinière. J’étais tenté de ralentir l’allure, de mettre pied à terre. Je rêvais d’ouvrir les mains au-dessus d’un feu. Mais Juan Mora, lorsque je lui avais crié que je désirais faire halte, m’avait lancé un regard méprisant et, d’un coup de talon, avait fait bondir son cheval. Je l’avais suivi.
Nous avons traversé les sierras et les fleuves, contournant les villes de Linares, de Ciudad Real et de Tolède. Nous couchions dans des grottes dont Juan Mora savait retrouver le chemin entre buissons et rochers. Nous dormions pelotonnés l’un contre l’autre. Juan Mora rabattait le capuchon de sa houppelande sur son visage comme pour m’avertir qu’il ne répondrait à aucune de mes questions.
Les premières nuits, je lui avais parlé d’Aïcha, l’interrogeant sur cette famille de Thagri, si puissante, si riche et si noble. Comment leur descendante était-elle devenue cette Lela Marien, femme de plaisir d’un don Garcia de Cordoza, vieillard aux joues grises ?
Les lèvres serrées, Juan Mora avait paru ne pas m’entendre. Pourtant, une expression de colère durcissait ses traits.
Je l’ai dévisagé. Des rides qui étaient peut-être des cicatrices traçaient de profonds sillons de ses tempes à sa bouche. Une courte barbe noire et drue affinait son visage.
Appartenait-il lui-même au clan des Thagri ?
Quand je l’eus vu plusieurs fois par jour sauter de cheval, s’éloigner de quelques pas du bord de la route, puis s’accroupir et s’incliner en direction du sud pour prier son Dieu, j’ai compris que son nom de Juan Mora était lui aussi un masque.
Et, une fois encore, je me suis souvenu des propos de Robert de Buisson. Peut-être tous les Maures d’Andalousie étaient-ils restés fidèles à leur foi ? Peut-être un jour ce feu qui couvait embraserait-il l’ancien royaume musulman ?
J’ai dit à Juan Mora alors que nous marchions au pas, gravissant sous une bourrasque de neige la sierra de Guadarrama :
— Tu aspires à chasser les Espagnols. Tu n’es pas chrétien. Tu te caches derrière ce nom jusqu’au jour où tu pourras les égorger.
Nous étions parvenus au sommet du col. Il a tendu le bras et j’ai aperçu à l’horizon, là où confluent les rivières Esgueva et Pisuerga, les murailles de Valladolid.
Le vent était tombé quand nous franchîmes les portes de la ville.
Une foule bruyante se pressait dans les rues pavées entre les façades ornées de statues et de mosaïques. Cavaliers et voitures se frayaient difficilement un passage parmi les étals des marchands.
Nous avons mis pied à terre, tenant nos chevaux par les rênes pour traverser les places.
Cette ville était opulente et fière. Là s’étaient mariés les rois conquérants et catholiques, Ferdinand et Isabelle. Là était mort Christophe Colomb qui avait dressé la croix du Christ sur les frontières du monde et converti les païens à notre foi.
Là vivait la noblesse de Castille.
J’ai marché plus lentement. J’avais le sentiment d’avoir atteint mon but. Ici commençait ma vraie vie. J’étais enfin libre de mes chaînes.
Je me suis signé devant la façade d’une église aux pierres ciselées dont j’appris plus tard qu’elle était Santa Maria la Antigua, construite là sur ordre de l’empereur bourguignon et germanique Charles Quint.
À quelques pas se dressait, ocre et austère, le Palacio Sarmiento, la demeure de Diego de Sarmiento, mon ancien compagnon de chiourme.
Et la joie m’a envahi. Alors que nous débarquions des galères sur les quais de Toulon, la ville livrée aux infidèles, il m’avait lancé le mot d’esperanza. Et j’étais là, libre. Dans la cité des Rois Catholiques qui avaient fait plier le genou aux infidèles. Ces rois dont, dans le bagne d’Alger, Sarmiento nous avait tant de fois raconté l’épopée, la Reconquista.
Au moment où je m’engouffrais sous le porche, Juan Mora s’est approché de moi. Il plissait les paupières, masquant ainsi son regard.
— Tu peux me renvoyer, a-t-il dit. Je t’ai guidé là où tu devais aller.
Il a tourné la tête, montré la rue, la foule, la ville.
— Que veux-tu, toi ? ai-je demandé.
Il est resté silencieux, les bras croisés.
— Tu peux partir ou rester, tu es un homme libre, ai-je repris.
Son visage s’est contracté. J’ai deviné de l’incompréhension et du mépris dans cette façon qu’il avait d’avancer les lèvres, creusant les rides autour de sa bouche.
J’étais le maître auquel Aïcha l’avait donné. C’était à moi de choisir. Vivre, je le savais depuis qu’à Toulon j’avais refusé d’être racheté par mon père, c’était décider.
J’ai posé la main sur l’épaule de Juan Mora.
— Tu es à moi, tu restes avec moi.
Il m’a fixé, puis a relevé un peu la tête.
— Autrefois, le nom de Valladolid était Belad-Oualid, a-t-il dit.
Il a répété, d’une voix plus forte et plus rauque :
— Belad-Oualid, Belad-Oualid…