38.
La guerre est là.
Je la devine dans le regard de cet homme accroupi à l’entrée du pont étroit qui franchit le Guadalquivir.
Il ressemble à Juan Mora. Ses yeux brûlent dans son visage couturé à la peau presque noire. Il baisse la tête. J’imagine qu’il doit compter les chevaux de notre troupe ; dès que nous serons sur l’autre rive, il s’élancera vers la sierra del Anuar où se sont rassemblés les insurgés.
Ils ont des armes. Ils seraient des centaines.
Ils descendent de la sierra, sortent des forêts et des cavernes où ils se cachent, pour saccager les églises, brûler les couvents, égorger les moines et les prêtres, tuer les chrétiens, violer leurs femmes. Ils contraignent les convertis à retrouver l’islam. Ils tuent ceux qui s’y refusent et entraînent hommes, femmes, enfants vers leurs refuges.
La guerre est là.
Je la vois. Les cadavres sont allongés les uns près des autres, décapités, devant les maisons de ce village qui ne sont plus que poutres calcinées, murs détruits. Des hommes sont pendus aux arbres.
Ceux-là, ce sont les troupes du capitaine général de Grenade, don Garcia Luis de Cordoza, qui les ont exécutés.
Une femme est debout, visage découvert, cheveux défaits. Ses yeux hagards sont bleus. Mais peut-être est-ce le souvenir de ceux d’Aïcha qui s’impose à moi ?
Il ne me quitte pas. Dans chaque femme aperçue, il me semble reconnaître celle qui n’était plus pour moi cette Lela Marien, la convertie, la maîtresse qui disait gouverner le corps et l’esprit de don Garcia Luis de Cordoza, mais Aïcha la Mauresque au sabre courbe qui avait permis mon évasion, l’héritière de la famille Thagri dont on disait que les descendants, tous convertis, cependant, avaient pris la tête de la révolte.
Ils voulaient, proclamaient-ils, reconstituer le grand royaume des Maures, de Cordoue à Grenade.
J’imaginais qu’Aïcha avait elle aussi gagné les forêts et les sierras, et qu’elle s’élançait à la tête des rebelles pour être celle par qui serait vengée l’humiliation subie par les rois maures, ceux que des esclaves chrétiens avaient trahis, livrés aux Rois Catholiques.
C’était maintenant à elle de trahir don Garcia Luis de Cordoza et tous ces porcs, ces chiens d’Espagnols !
La guerre est là. Je l’entends.
Je chevauche aux côtés de don Juan, le bâtard de Charles Quint auquel Philippe II a confié le commandement des troupes chargées d’écraser les infidèles et de noyer dans le sang cette révolte des morisques qu’attisent les Barbaresques et les Turcs.
Chaque nuit les corsaires de Tétouan et les galères turques débarquent des hommes sur les côtes andalouses, entre Almeria et Málaga, non loin de la plage sur laquelle la chaloupe nous a naguère déposés, Michele Spriano et moi. Dans le noir, guidés par des paysans, ils gagnent les sierras qui entourent Grenade. Des crêtes, ils aperçoivent les murs ocre et crénelés, les mosaïques de l’Alhambra. C’est leur Grenade. Ils rêvent de la reconquérir.
Ils ont essayé de soulever la population maure de la ville. Mais ces convertis-là sont repus, gras, attachés au nouvel ordre. Ils ont refusé de se révolter. Ils se sont même rendus auprès de don Garcia Luis de Cordoza, le capitaine général, et ont juré fidélité au roi d’Espagne et à la religion catholique. Et j’imagine Aïcha la Mauresque au sabre courbe les entendant, les méprisant, décidant le soir même de quitter le Presidio et son maître, d’arracher ce masque de Lela Marien qu’elle porte depuis son baptême, et rejoignant les insurgés dans la sierra del Anuar ou dans celle de Las Albujarras.
Et j’entends, alors que nous entrons dans un défilé de la sierra Nevada, une voie aiguë qui, du haut des falaises et des amoncellements de rochers qui nous surplombent, nous maudit. Je pense aux appels des muezzins qui me réveillaient dès l’aube, à Alger. J’imagine que c’est Juan Mora ou Aïcha qui a lancé ce cri.
Je fais prendre le galop afin d’échapper à cette voix, à ce piège. Et, derrière nous, dans un sourd fracas, j’entends les rochers qui se détachent, rebondissent sur les parois, s’écrasent sur le chemin.
La guerre est là.
Nous entrons dans Grenade en longeant le río Darro.
Je me souviens des bras nus des femmes et de leurs cuisses quand elles soulevaient leurs jupes pour traverser la rivière.
Tout à coup, des cris.
Des femmes encore, en haillons. Elles courent vers nous, bras levés, hurlant, disant qu’elles sont chrétiennes, que les Maures, ces faux convertis, ont tué leurs maris, leurs frères, leurs fils, qu’ils ont violé leurs filles, leurs sœurs, qu’il faut les égorger, les pendre, les brûler tous, donner la terre aux Espagnols dont le sang est pur.
— Nous sommes celles-là, les mères nées chrétiennes, qui enfantons des chrétiens ! Que le roi catholique nous protège et nous venge !
Je regarde don Juan.
Son visage d’homme de vingt ans, lisse, rose et joufflu, s’est crispé. Il croise mon regard.
Ces femmes nous guettaient. J’ai aperçu les soldats qui les poussaient vers nous. C’est don Garcia Luis de Cordoza qui veut nous imposer sa manière de vaincre la révolte : la mort ou l’expulsion pour les morisques, qu’ils soient ou non convertis. Il n’y a plus de place en Espagne pour des sangs impurs, infectés par le Maure.
Dehors, les Maures, comme ont été chassés les Juifs !
Le royaume catholique d’Espagne n’est la patrie que des Espagnols au sang pur, chrétiens depuis qu’il y a des peuples en Espagne !
Don Juan m’écoute.
Je l’ai vu tressaillir quand nous avons traversé ce village où les troupes du capitaine général avaient égorgé, décapité, pendu.
Je m’incline. J’ajoute que souvent, je le sais, il faut répondre à la mort par la mort.
Je murmure que le Christ, pourtant, jamais n’a prêché la mort.
Don Juan sourit.
— Le glaive n’est pas la croix, dit-il. Le chevalier passe d’abord. Sa lame tranche. Puis vient le moine. Nous ne sommes pas des moines…
Sa voix est claire comme son regard.
Il chevauche lentement au milieu des troupes rassemblées par don Garcia de part et d’autre de la Puerta de Los Estandartes. Les soldats lèvent leurs piques et leurs bannières.
Don Juan se dresse sur ses étriers. Il a la beauté d’un chevalier de vitrail. Éperons d’or, bottes blanches, cuirasse moulant son jeune torse, le métal rehaussé de pierreries et d’incrustations d’or. Il porte un toquet de velours noir orné d’une longue plume d’autruche que retient une grosse émeraude. Partout des perles aux manches du pourpoint dont s’échappe des remous de dentelles. Et à son bras gauche flotte la longue écharpe cramoisie, signe de son commandement général.
Il se place près de don Garcia Luis de Cordoza dont le regard m’a effleuré sans paraître me reconnaître. Le capitaine général se penche vers don Juan. Son visage est empourpré. Il porte casque et cuirasse, cuissardes noires. Près de lui se tiennent deux valets qui ont dû l’aider à se mettre en selle. Il est difforme, ses cuisses écrasent les flancs du cheval. Il faudra l’aider à mettre pied à terre. Un mot me vient tout à coup aux lèvres : « porc ».
C’était celui qu’utilisait à son sujet Aïcha la Mauresque au sabre courbe.
Le capitaine général lève le bras. Deux cents cavaliers s’ébranlent : les cent premiers en court manteau de velours cramoisi couvrant en partie leur cuirasse ; les cent autres, une djellaba posée sur leur armure, un turban enroulé autour de leur casque, presque l’uniforme des Maures de l’ancien royaume de Grenade, comme si on ne pouvait l’effacer alors même que Philippe a décidé que le port de leur costume traditionnel est interdit aux Maures. Et voici que ceux qui doivent extirper d’Andalousie le souvenir mauresque le revêtent au moment même où va s’engager la vraie guerre.
Elle est à feu et à sang, cette guerre.
On dit qu’une Mauresque aux cheveux dénoués la conduit, tranchant de son sabre courbe la gorge des chrétiens. Rien n’arrête son bras, ni les pleurs d’une mère, ni les cris d’un enfant.
C’est Aïcha, c’est elle que je poursuis jusqu’au promontoire rocheux d’Inox qui domine la mer, près d’Almeria.
Je regarde la côte qui s’étire de baies en caps et qui me rappelle cette aube où j’ai sauté de la chaloupe, tant j’avais hâte de prendre pied sur la terre libre et chrétienne d’Espagne.
Et Michele Spriano, mon compagnon d’évasion, dans quel enfer est-il encore retenu ? Peut-être rame-t-il à bord d’une de ces galères ottomanes qui s’approchent des côtes alors que nous montons à l’assaut du promontoire où se sont rassemblés plusieurs milliers de morisques.
Mais la Mauresque qui les incitait au combat a réussi à fuir avec des centaines de combattants.
Les autres sont là, qui tentent de résister.
J’entends le sifflement des lames qui s’abattent, les cris étouffés des égorgés. Des milliers de femmes hurlent, serrant leurs enfants contre elles.
Avec le poitrail des chevaux et les hampes des lances on les pousse hors du promontoire, futures esclaves, enfants promis à la chiourme.
Nous quittons la côte.
Sur les crêtes des sierras des feux brûlent, annonçant notre marche. Et quand nous arrivons dans les villages chrétiens nous découvrons les corps mutilés des femmes et des enfants, les hommes empalés, leurs visages figés dans un hurlement de douleur, la peau griffée par la mort.
Tuer, tuer.
Je tue.
J’égorge.
Je fends les têtes d’un grand coup de glaive comme, il y a peu, sur les remparts du fort Saint-Elme.
Un cavalier nous rejoint, son pourpoint déchiré, tête nue, joues lacérées.
Il dit en comprimant sa poitrine à deux mains que les Maures sont entrés dans la ville d’Orgiba, qu’à leur tête se tient leur roi, l’ancien converti : Juan Mora.
Ils ont tué tous les chrétiens qui n’avaient pu fuir, déployé leurs bannières, brûlé églises et couvents, et les voix des muezzins ont retenti.
De toute la campagne et des sierras les Maures rebelles ont déferlé et rejoint la ville.
Tout le pays de la sierra Nevada, entre la côte et Grenade, est en révolte.
C’est la guerre sainte, contre nous qui sommes leurs infidèles.
Et c’est notre croisade !
Quel Dieu l’emportera, le Juste et le Vrai, ou celui du Prophète ? Le Christ ou Allah et Mahomet ? Point de pitié. Point d’hésitation.
Massacre à Orgiba, à Galera.
Il faut tuer tous les Maures en âge de prendre les armes. Il faut tuer les femmes et les enfants, témoins de ce massacre, pour que le désir de vengeance un jour ne les conduise pas à se rebeller de nouveau. Il faut piller les greniers et les coffres. Et que les soldats se parent des bijoux et des colliers volés, brandissent les poignards et les sabres courbes.
Dans les rues de Galera le sang ruisselle, les têtes décapitées roulent, boulets de chair, comme au fort Saint-Elme !
Qu’on rase les murs, qu’on brûle tout ce qui peut être brisé, qu’on répande du sel sur cette terre où s’élevait la ville de Galera dont même le souvenir doit être effacé !
Et qu’on agisse de même dans le quartier de l’Albaicín, à Grenade. Qu’on incendie ces palais maures, ces maisons opulentes où vivaient les riches convertis.
Plus de conversions. Des exécutions ! Des déportations !
Qu’on expulse les survivants, qu’ils aillent comme esclaves en Castille ou bien qu’ils quittent l’Espagne et rejoignent les terres barbaresques.
Ils sont des milliers à avoir été chassés du quartier d’Albaicín, à mourir sur les routes de Castille et d’Estrémadure ; des milliers d’autres, séparés de leurs femmes et de leurs enfants, à tenter de s’embarquer pour fuir, à mourir égorgés sur les plages.
Je suis las de tuer, de m’emparer de ces nids d’aigle où s’accrochent des combattants.
Exténué, le dégoût m’emplit la bouche quand, la bataille finie à Serón, puis dans la sierra de l’Alpujarras et dans la vallée de l’Almenzova, je vois tous ces corps massacrés.
Plus au nord, vers Guadix, nous mettons le feu aux récoltes, nous abattons les arbres fruitiers, nous tuons tous les hommes, y compris ceux qui ont cousu sur leur épaule une croix rouge en signe de soumission.
C’est le sang maure qu’il faut faire couler, même si celui qu’il irrigue se dit chrétien.
Quand je marche parmi les morts, je cherche Aïcha la Mauresque au sabre courbe, celle par qui j’ai appris ce qu’était la chair brûlante d’une femme, celle qui m’a permis de fuir la prison chrétienne où le capitaine général de Grenade m’avait enfermé.
Mais personne ne sait ce qu’est devenue cette femme aux cheveux dénoués, Aïcha la combattante.
En revanche, j’ai vu Juan Mora.
Pour racheter leur vie, quelques Maures lui ont tendu un piège, puis l’ont assassiné.
Ils sont rentrés dans Grenade avec son cadavre attaché sur un mulet.
Ils l’ont déposé devant le Palacio del Audiencia. La foule s’est rassemblée. Je me suis approché et j’ai reconnu Juan Mora dont la tête ne tenait plus au tronc que par quelques lambeaux de chair.
La foule crie, exulte.
Don Juan lève le bras et l’on commence à dépecer la dépouille. On exhibe la tête. Elle sera exposée sous la voûte de la Puerta Real. Celui qui osera enlever la tête du traître sera puni de mort.
Les tambours battent.
Don Juan se penche vers moi.
— Guerre noire ! murmure-t-il.