34.

J’ai pu à nouveau marcher dans les rues de Valladolid sans crainte d’être arrêté.

Diego de Sarmiento, rentré de Bruxelles avec le roi, m’avait assuré que j’étais sous la protection de la cour. Le grand inquisiteur était un homme prudent qui jamais n’oserait défier le souverain.

Mais je voyais Francesco Valdés agenouillé aux côtés de Philippe II, au premier rang dans le chœur de Santa Maria la Antiga. Et ils quittaient ensemble l’église en marchant du même pas, le roi s’appuyant sur le bras de l’inquisiteur général, lui chuchotant quelques mots, et Valdés inclinait la tête, souriait. Il me semblait que son visage émacié était celui d’un carnassier.

Je ne me débarrassais pas de la peur.


Peu après le retour de Sarmiento, Luis Rodriguez m’a confié à voix basse qu’il allait quitter Valladolid.

Par des moines proches de Valdés, il avait appris que le grand inquisiteur n’avait jamais ignoré ma présence au Palacio Sarmiento. On m’avait suivi dès mon entrée dans la ville. On savait donc qui m’avait accueilli et caché au Palacio Sarmiento. Un jour, dans quelques mois ou quelques années, Luis Rodriguez craignait d’être arrêté, traduit devant le tribunal de l’Inquisition. On lui rappellerait comment il avait hébergé un étranger, un Français, ancien captif des infidèles, peut-être un renégat, un espion du roi de France et du sultan.

— Ils savent tout. Ils connaissent la vie des gens depuis leur naissance, a ajouté Rodriguez. Ils me condamneront quand ils jugeront le moment venu. Ils me proscriront ou m’enfermeront pour le restant de mes jours, ou bien ils me tortureront puis me brûleront sur la Plaza San Pablo. Ils choisiront ce qui sera le plus utile pour eux.

Il a serré les poings tout en les élevant devant son visage.

— Je suis entre leurs mains, a-t-il dit. Qu’est-ce que je suis pour eux ? Ils m’écraseront quand ils le voudront.


Je ne lui ai pas répondu.

J’avais le sentiment, moi aussi, d’être épié.

Lorsque je quittais le Palacio Sarmiento pour me rendre Plaza San Pablo, au Palacio Real, afin d’y retrouver Sarmiento, je voyais des silhouettes se détacher de la façade et me suivre, à quelques pas, sans même chercher à se dissimuler.

Je les retrouvais à la sortie du Palacio Real. Elles entraient derrière moi au Colegio Santa Cruz ou au Colegio San Gregorio, me suivant dans les bibliothèques. J’étais sûr qu’elles relevaient les titres des livres que je consultais.

Un jour, on m’accuserait peut-être d’avoir lu saint Augustin.


Je rapportais ces faits à Sarmiento. Il les écoutait distraitement. Il m’interrompait, me parlait sans cesse de l’arrivée prochaine de la jeune reine française que Philippe II n’avait pas encore rencontrée.

Élisabeth de Valois s’était mise en route avec ses suivantes, sa mère Catherine, des chevaliers français, mais, dès qu’elle franchirait le col de Roncevaux, elle serait sous la garde des seigneurs espagnols. Elle ne serait plus la fille du roi de France, mais la reine d’Espagne. Et le cardinal Mendoza lui réciterait le psaume 45 : « Écoute, ma fille. Regarde et prête-moi l’oreille. Oublie ton peuple et la demeure de ton père : alors le roi convoitera ta beauté. »

Sarmiento ajoutait :

— Le roi est impatient. Mais Élisabeth n’est pas encore femme. Il ne peut la forcer.

Il riait :

— Le taureau espagnol va devoir attendre ! Mais il s’ébroue ailleurs…


J’avais vu le souverain avec Efrazia de Guzmán.

Je l’avais vu faire sa cour à Anna de Mendoza délia Cerda, princesse d’Eboli, revenue avec lui des Pays-Bas où son mari Ruy Gomez était resté sur ordre du souverain. Et l’on jasait sur les amours de Philippe et de la jeune princesse borgne au bandeau noir.

— Bientôt on ne comptera plus les bâtards d’Espagne ! avait ricané Sarmiento. Le fils va faire mieux que le père, le roi que l’empereur !

Sarmiento m’avait conté qu’avant sa mort Charles Quint avait souhaité rencontrer ce fils qu’il avait eu d’une Flamande. Une putain italienne m’en avait naguère parlé, est-ce que je me souvenais ?

Sarmiento m’avait défié du regard comme s’il voulait me montrer par là qu’il n’ignorait rien du sort final de Mariana Massi.

— Philippe II a reconnu son frère, avait poursuivi Sarmiento après un instant de silence. Il va présenter don Juan à la cour.


J’ai imaginé les courtisans s’inclinant pour saluer ce fils d’un empereur et d’une lavandière flamande aux mœurs dissolues.

Et l’on ferait mine de ne pas comprendre pourquoi Efrazia Guzmán, dont la taille avait forci, épousait un prince italien que le roi honorait et récompensait d’une pension.

Était-ce donc cela, l’Espagne du Roi Catholique ? Celle du mensonge, de la débauche et de l’Inquisition ?

Sarmiento m’a pris le bras.

J’avais tort de m’inquiéter, m’a-t-il dit.

— Le grand inquisiteur est un archevêque qui aime l’or et le pouvoir. Il ne se dressera jamais contre le roi. Il a arraché à la régente Juana tout ce qu’il a pu. Maintenant, il sait qu’il doit se tenir coi. Il digère comme un fauve qui a englouti trop vite ses proies. Il ne ressortira ses griffes que si Philippe II lui en donne l’ordre.

Je devais comprendre que l’Inquisition était une arme contre les hérétiques, donc contre les infidèles. Ceux qui se dressaient contre elle servaient les ennemis de la foi. Il fallait seulement que les inquisiteurs n’oublient pas qu’ils n’étaient pas seulement des serviteurs de l’Église, mais aussi de la couronne d’Espagne.

— Francesco Valdés le sait.

C’était pour cela que, d’après Sarmiento, je n’avais rien à redouter.


Mais, lorsque je traversais la Plaza San Pablo, je distinguais encore sur le sol de grands cercles noirs. Ils rappelaient qu’ici et là on avait entassé des fagots de branchages secs et placé au centre de ces bûchers des hommes et des femmes revêtus de la robe de laine jaune sur laquelle avaient été cousues des langues de tissu rouge représentant des flammes et des têtes de diable.

Entre les pavés, malgré le vent et la pluie, subsistaient des cendres grises, poussière d’homme et de bois.


J’ai voulu quitter les murs de cette ville d’où suintaient la peur et le sang.

J’ai voulu m’éloigner de cette cour d’Espagne où régnaient l’hypocrisie et le mensonge.

J’ai voulu retrouver la foi jaillissante des combattants du Christ tels que saint Bernard les avait décrits dans la charte des chevaliers du Temple.

J’ai voulu affronter les infidèles et non pas être mêlé à ces courtisans qui ne cessaient de forniquer, ripailler, se jalouser.

Pour fuir la ville, j’ai accepté de faire partie des seigneurs espagnols qui s’en allaient accueillir à Roncevaux Élisabeth de Valois et ses suivantes.

Des bourrasques de vent et de neige balayaient le col.

J’entendais les rires de ces jeunes filles, et, parmi elles, j’ai aperçu Anne de Buisson, ses cheveux blonds s’échappant d’un capuchon bordé de fourrure argentée.

J’ai marché vers elle, devinant qu’elle m’avait reconnu.

J’ai saisi ses mains gantées. J’ai senti sous le cuir ses doigts frêles.

Je lui ai murmuré :

— Ne restez pas. Retournez en France. Ici ils ne pardonnent pas. Votre frère est huguenot. Ils le sauront, ou le savent déjà. Ils vous surveilleront. Ils vous éloigneront de la reine et vous condamneront. Partez, partez !

Je lui ai serré les mains autant que j’ai pu, mais elle les a retirées d’un mouvement brusque, laissant ainsi l’un de ses gants entre mes doigts.

Elle m’a tourné le dos et je l’ai vue chuchoter quelques mots à la reine. Puis, dans le vent et la neige, le cardinal Mendoza a récité les quelques phrases du psaume 45 dont je n’avais pas mesuré la violence et la cruauté : « Oublie ton peuple et la demeure de ton père : alors le roi convoitera ta beauté. »

Elle était belle, Élisabeth de Valois, l’innocence et la franchise riaient sur son visage.

J’ai pensé à la mâchoire lourde de Philippe II, à ce corps de roi jouisseur qui allait écraser celui de cette jeune fille. À ce taureau noir déchirant cette chair si blanche qu’elle en paraissait transparente, laissant voir de fines veines bleutées.


J’ai souvent vu la reine, et, autour d’elle, ses suivantes, toutes insouciantes et joyeuses, illuminant de leur jeune gaieté les salles glacées de l’Alcazar de Tolède qui se dressait comme un massif de pierre au-dessus des eaux noires de la boucle du Tage.

Sarmiento me guidait dans ces salles, parmi les courtisans, les conseillers, les femmes dont le visage exprimait la gravité et les yeux l’envie, la jalousie, l’avidité.

Sarmiento me montrait don Carlos, le fils difforme de Philippe II, qui s’en allait, sa grosse tête bosselée penchée de côté, rôdailler autour des femmes.

Puis il me désignait un jeune homme aux traits fins dont la beauté contrastait avec la laideur de don Carlos. C’était don Juan, le bâtard de Charles Quint. Près d’eux se tenait Alexandre Farnèse, le fils de Marguerite de Parme, autre bâtarde de Charles Quint.

Je cherchais Anne de Buisson, mais j’appris – aussitôt j’avais été comme emporté par un souffle de gaieté – qu’elle avait regagné la France où réformés et papistes avaient commencé à se livrer une véritable guerre et où il fallait, disait Sarmiento, exterminer les huguenots, en finir avec leur secte. Lui-même insistait auprès de Philippe II pour qu’une armée espagnole fut envoyée soutenir les catholiques.

Le nouveau roi de France, Charles IX, n’était encore qu’un enfant, et la reine mère, Catherine, qui s’était instituée régente, était une femme à qui personne ne pouvait se fier, décidée un jour à conduire une croisade impitoyable, le lendemain cherchant un accord avec les « mal-sentants de la foi ».

— Elle songe avant toute chose à sauvegarder le trône de son fils. Nous autres Espagnols pensons d’abord à l’Église du Christ.


Je doutais, Seigneur.

J’écoutais les rumeurs, devinais les intrigues qui pourrissaient la cour d’Espagne.

On assurait que Philippe II ne se souciait plus de combattre les infidèles, mais, comme un rapace couché sur sa proie, de garder ce qu’il possédait, oubliant ces milliers de chrétiens que Turcs et Barbaresques avaient réduits en esclavage.

Qui libérerait Michele Spriano ?

L’or et l’argent nécessaires pour armer des galères, payer la solde des troupes, acquitter les rançons, le roi les employait à construire un monastère et un immense palais à Escurial, non loin de la petite ville qu’il avait choisie pour capitale, Madrid.

Au lieu d’établir des plans de bataille contre les Turcs, il examinait chaque jour l’avancée des travaux de son palais de l’Escurial. Et, lorsqu’il rentrait à Tolède, il ne pensait plus qu’aux femmes.

On disait qu’il n’avait pas encore honoré la reine, trop jeune, mais, chaque soir, telle ou telle de ces nobles et fières Espagnoles, ou bien une simple fille rejoignait sa couche.

Sarmiento riait, avouait qu’il héritait de ces maîtresses d’une nuit, et je devinais qu’il utilisait, pour accroître son influence, cette complicité qui le faisait parfois coucher comme un chien fidèle au pied du lit du roi.


Sarmiento se moquait de moi, s’étonnait : j’avais bien changé, depuis les Pays-Bas ! disait-il.

— Tu vis comme un moine, mais sans la bure.

Il proposait de me ménager des rencontres avec ces femmes qui s’offraient et que quelques ducats suffisaient à satisfaire. Il me rappelait que, durant sa captivité en Espagne, François Ier avait acheté une jeune esclave noire qui venait le retrouver chaque matin.

— Tu n’es pas espagnol, mais es-tu français ? me demandait Sarmiento. Nous aimons chacun à notre manière trousser les filles. Mais toi ?

Il s’éloignait un peu, me dévisageait. Est-ce que je craignais la vérole ? Il écartait la menace d’un haussement d’épaules. Qui n’avait pas, dans ses ancêtres, un vérolé ? On vous léguait la maladie, eussiez-vous vécu dans l’abstinence.

Il baissait la voix, murmurait que l’on craignait que la reine Élisabeth de Valois, toute pucelle qu’elle fut encore, n’en fut atteinte. Sa vieille Italienne de mère, Catherine de Médicis, le craignait et faisait donner à sa fille des bains de blancs d’œufs pour que la peau de la vierge restât lisse. Catherine craignait que Philipe II, averti du risque, ne touchât pas à son épouse et ne la répudiât.


Je ne voulais plus écouter. J’étouffais. J’insistais auprès de Sarmiento pour qu’il favorisât mon départ d’Espagne, mon enrôlement parmi ces chevaliers de Malte si peu nombreux qui affrontaient les infidèles. Eux étaient les héritiers des chevaliers du Temple ! Enguerrand de Mons les avait déjà rejoints.

Je m’impatientais.

On apprenait que les galères de Dragut avaient, devant Djerba, détruit une flotte espagnole et fait prisonniers des centaines de chrétiens.

Désormais, les Turcs et les Barbaresques imposaient leur loi d’une extrémité à l’autre de la Méditerranée.

Je voulais les combattre comme on se purifie.

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