IV


Le sexe des morts










J’avais une douzaine d’années et fouillais l’appartement en quête de choses intéressantes. Il y en avait beaucoup et il s’en ajoutait chez nous à chaque décès – laissées comme la mort les avait surprises, au hasard de cette apparence dernière que seul eût pu modifier leur propriétaire, or celui-ci n’était plus. Contenu du dernier sac à main de grand-mère, agencement de ses rayonnages de livres, boutons dans la boîte à boutons, tout s’était arrêté telle une montre, figé tel jour, à tel instant. C’est ainsi que j’avais trouvé, au fin fond des caisses, un truc – un vieux portefeuille en cuir – qui ne contenait qu’une photographie.

D’emblée, il était clair que c’était une photographie, non quelque « image », carte postale ou, par exemple, petit calendrier en couleur. Elle représentait une femme nue. Étendue sur un divan, celle-ci fixait l’objectif. Une photographie d’amateur, assez ancienne pour avoir eu le temps de jaunir, mais l’impression qu’elle suscitait n’avait rien à voir avec ce que sous-entendaient les lettres parisiennes de mon arrière-grand-mère ou les blagues rimées de grand-père. La photo n’ajoutait rien au sentiment de parenté qui vous serrait la gorge, aux innombrables visages du demi-chœur noir et blanc de ce dichorée familial qui se tenait toujours dans mon dos, à la soif de savoir que déclenchait cet inconnu-connu – Nice la nuit, sur les cartes postales d’avant la révolution. La photo recelait manifestement de l’interdit (ce qui ne me troublait guère, moi qui, en cachette de mes parents, étais justement partie à la recherche de cet interdit), une vague inconvenance (même si la nudité affichée de cette femme était franche et candide) et, plus curieux, elle n’avait aucun rapport avec moi. C’était quelque chose d’étranger. Et que le portefeuille fût resté sans propriétaire n’y changeait rien.

La femme étendue sur le divan de cuir n’était pas belle. Du moins selon mes critères de l’époque, façonnés par le musée Pouchkine et les images de la Mythologie de Koun*1. Il y avait par trop d’imperfections choquantes. Elle avait la jambe courte, une petite poitrine et de grosses fesses, un ventre mou sans rien de marmoréen, et tout cela la rendait plus vivante encore, comme il est vivant de tout savoir en ignorant l’existence des modèles. C’était une « adulte » d’une trentaine d’années, comme je le comprends aujourd’hui ; elle n’était pas dénudée, mais précisément très nue, ce qui, au demeurant, n’était pas le plus important. Elle fixait celui qui la regardait, autrement dit l’objectif, en l’occurrence moi, avec une intensité qui interdisait de tenir ce regard pour celui, distrait, d’une déesse ou d’un modèle dans l’atelier d’un artiste.

Ce regard était direct et utilitaire, il se passait quelque chose entre la femme et son témoin, ou il allait se passer quelque chose. Pour tout dire, ce regard était en lui-même un passage, le canal de ce qui devait advenir, son couloir, son trou noir. Le visage, un peu plat, aux joues larges, avec les petites fentes des yeux, était littéralement dévoré par ce regard. Le message n’avait pas de destinataire ; simplement, je me trouvais par hasard à la place de l’observateur et cela rendait la situation triste et absurde. Il était on ne peut plus clair (à la différence de toute forme d’art et d’histoire qui m’eût été nettement adressée et m’eût prise en compte) que la « Photographie sur divan de cuir » ne me visait pas le moins du monde, elle ne voulait pas me voir et savait avec certitude qu’il devait y avoir un autre à ma place, un autre doté d’un prénom, d’un nom et, peut-être, d’une moustache.

C’était précisément l’absence de cet autre qui donnait à la scène un tour aussi inconvenant. C’était, au sens strict, un coitus interruptus, et j’étais, de fait, l’instrument d’une intrusion, je me trouvais au mauvais endroit au mauvais moment, brusque témoin de ce que je n’aurais pas dû voir : le sexe. Le sexe n’était pas dans le corps, dans la pose ou dans le décor qui s’était pourtant fixé dans ma mémoire, mais dans le seul regard, dans sa franchise sans ambiguïté, dans sa volonté d’ignorer absolument tout le reste. Étrange, tout de même, de songer que trente ans plus tôt – et aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes, avec une probabilité de cent pour cent – les deux acteurs de cette scène n’étaient déjà plus de ce monde. Tototte et Toto tombent à l’eau. Qu’est-ce qui reste ? Le sexe, rattaché à rien, dans une pièce vide.

* * *

S’il me fallait expliquer ce que j’ai contre les images, je dirais qu’elles recèlent un mal commun, que je qualifierais d’amnésie euphorique : elles ne se rappellent pas ce qu’elles signifient, d’où elles viennent, à qui elles sont apparentées, et ne s’en sentent pas plus mal. Pour celui qui regarde (instance réceptrice qu’on ne sait plus comment appeler : le lecteur ? le spectateur ?), l’image semble faire plus et servir mieux. Son message parvient plus vite au destinataire, nulles vaines paroles, et surtout elle ne se lasse pas d’entrer en interaction avec lui : elle le stupéfie, l’accroche, le captive. L’image séduit par une illusion d’économie : là où le texte ne fait que dérouler les premières phrases, la photographie a déjà atteint son but, horrifiant, convainquant et cédant, magnanime, la place au texte qui – c’est entendu ! – s’occupera des détails secondaires, racontant ce qui a eu lieu et où.

Un siècle passé à répéter que la marque ou le problème de notre temps est la surproduction de matériaux visuels, le remplacement des pesants charrois de descriptions chargées de sens par de légers traîneaux d’images ! C’est parfaitement juste, et le problème n’est pas tant dans le poids du chargement, qui ne paraît insurmontable qu’au début, que dans le fait que les vivants aussi, pas seulement les morts, se perdent dans le couloir de verre de la démultiplication. Un essai de Krakauer sur la photographie décrit ce processus avec une évidence toute photographique, et l’on peut suivre les différents stades de notre attention à partir d’une photo de grand-mère : la façon dont l’aïeule disparaît sous nos yeux, se noyant dans les plis du vêtement, ne laissant à la surface de l’image que le petit col, la tournure, le chignon.

Il en va de même pour chacun d’entre nous, dans la mesure où le moindre selfie, la moindre photo de groupe ou d’identité, intègrent notre vie dans une chaîne – une histoire qui n’a rien à voir avec celle que nous nous racontons et aimerions transmettre à nos proches en un avant-après linéaire ; œuvres complètes d’instants et de poses choisis-réunis par d’autres que nous, ouverts pour la phrase suivante sortie de bouches et de mentons graisseux. Balzac avait pressenti la chose et refusait d’être photographié, estimant que chaque nouveau cliché exfoliait ou rabotait une nouvelle couche de balzac, et que s’il laissait faire cela de lui, il n’en resterait rien. (Ou bien ne demeurerait qu’une fumée légère, un vague trognon, une couche résiduelle de l’épaisseur d’un masque mortuaire.)

La mécanique de la photographie ne vise pas non plus à conserver ce qui est. La logique de son fonctionnement évoque plutôt la façon dont on préparerait un envoi pour ses descendants ou pour des extra-terrestres – informations sur l’humanité, anthologie de ce qu’elle a de meilleur, tentative d’autodescription en exposant les réalisations de notre civilisation : shakespeare-monalisa-cigare, pénicilline-iPhone-kalachnikov. Cela rappelle les préparatifs de funérailles égyptiennes, organisées comme de vastes valises emplies de tout le nécessaire. Mais si l’on prend pour hypothèse, chez les mêmes descendants/extra-terrestres, une curiosité que rien n’effraie, celle-ci ne pourrait être satisfaite que par une bibliothèque illimitée d’images, qui, tel un grenier, recèlerait tout : chaque minute de chacun d’entre nous. En admettant que l’on réunisse cet effrayant dossier et qu’on le laisse à disposition, il ne se distinguerait guère de celui – loin d’être complet – conservé, accumulé aujourd’hui quelque part dans les airs, dans leurs poches informes, et que l’on ranime d’un simple clic de souris d’ordinateur.

La photographie relève en premier lieu de changements qui sont toujours les mêmes : on grandit, puis on se dissout, avant de sombrer dans le néant. J’ai eu l’occasion de voir plusieurs projets photographiques se déroulant sur des décennies. Ils se baladent sur les réseaux sociaux, suscitant l’attendrissement, la nostalgie ainsi que cette sorte de curiosité malsaine des gens jeunes et en bonne santé pour ce qu’ils ne voient pas encore comme un avenir. Ici, un jeune Japonais se photographie avec son fils : le temps passe, le gamin a un an, quatre, douze, vingt. Une bobine qui s’enroule et se déroule en accéléré : l’un se gonfle de vie comme un ballon d’air, tandis que l’autre se dégonfle, se ratatine et s’assombrit. Là, des sœurs – australiennes ? – qui ont un an de différence et se photographient ensemble depuis quarante ans, année après année ; chaque nouvelle image montre avec plus d’évidence le vieillissement, la déception, les petits signaux de l’anéantissement. De ce point de vue, l’art est à l’opposé de la photo : n’importe quel corpus de textes réussi est la chronique d’un grandissement, une chose qui ne correspond pas pleinement à la chronologie parallèle des premières rides et des taches de vieillesse. En comparaison, la photographie est sans compromis ; elle est certaine que, très bientôt, tout cela ne sera plus et s’efforce, comme elle peut, de tout garder.

Je parle ici d’une photographie d’un type particulier, une photographie de masse – ce qui ne doit rien au hasard –, englobant dans un large cercle de craie tous les reporters professionnels, les amateurs et leurs clichés réalisés au moyen de leurs téléphones, et une panoplie de variantes intermédiaires. Ces clichés ont pour caractéristique commune que photographes et spectateurs y croient dur comme fer : le résultat de ce qu’ils ont produit a valeur de document, il montre la réalité saisie telle quelle, sans fard verbal – la rose est une rose, la grange une grange. La photographie artistique, avec ses tentatives de tordre et de reconstruire le monde visible pour la plus grande gloire de la perception individuelle, ne m’intéresse que sur des points non prévus par l’auteur, là où la réalité contrarie le dessein et flatte le spectateur qui remarque les coutures et les bâtis – grossières chaussures pointant sous une soie de carnaval.

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L’appareil photo, toutefois, a aussi des capacités qui vous laissent ébaubi. Il permet ainsi de convoquer un homme, un animal ou une chose comme un tout, une unité de texte, de décaler du réel le bonnet léger des signifiants, en ignorant superbement le signifié. Il met, pour la première fois, un signe d’égalité entre l’homme et son image – il y suffit de multiplier les images.

Il y a un siècle ou deux, le portrait était un témoignage exhaustif et, à de rares exceptions près, la seule chose, au fond, qui restait de toi (et pour toi). Il devenait, en quelque sorte, la justification de ta vie, son point focal, et le métier impliquait le labeur à la fois de l’artiste et du portraituré. Au temps de la peinture, le dicton « Chacun a le visage qu’il mérite » correspondait pleinement à la réalité pour ceux qui, dans l’organisation sociale, avaient droit au visage non commun de la mémoire ; ce visage était celui du portrait.

Ou – plus important encore – le visage de l’écriture. La plus grande part de l’héritage mémoriel était textuelle – journaux intimes, correspondances, Mémoires. À compter de la moitié du xixe siècle, les plateaux de la balance – écrit et visuel – s’inversent, les piles de photographies prenant de l’ampleur. Ces dernières ne présentent plus à la mémoire « moi telle que je suis », mais « moi, samedi, en amazone ». Le nombre de photos de famille n’est limité que par les cadres sociaux, les moyens financiers ; néanmoins, Mikhaïlovna elle-même, la nounou paysanne de grand-mère, avait trois photographies qu’elle gardait précieusement.

La vieille-dame-peinture (j’appellerai ainsi pour plus de commodité la capacité à reproduire manuellement le vivant, le matériau peut varier) est obsédée par l’impossibilité de la ressemblance, et elle se passionne d’autant plus pour sa tâche : donner une image exhaustive, unique, exacte aussi, c’est-à-dire différente ; proposer au portraituré un concentré de lui-même – de lui non pas maintenant, mais toujours, un cube compressé de l’essentiel. Au fond, c’est de cela que traitent tous les récits de Gertrude Stein qui, au fil des ans, s’était mise à ressembler de plus en plus à son portrait par Picasso, ou la façon dont l’homme peint par Kokoschka perd la raison et devient pareil à celui du tableau.

Objets constants de l’attention de la vieille dame, nous comprenons par trop qu’en place d’une ressemblance, celle-ci nous vend un horoscope : un modèle d’interprétation avec lequel on peut tomber d’accord (ce miroir me flatte) ou contre lequel on peut s’insurger. En revanche, avec l’apparition de l’image photographique, pour la première fois Madame Bovary peut déclarer sans hésiter : « C’est moi » – et choisir entre trente-six tirages les plus attrayants. La vie lui tend un nouveau miroir, et celui-ci reflète à profusion, sans rien exiger en retour ni s’appesantir sur rien.

C’est là que peinture et photographie divergent : l’une vers sa fin proche et inéluctable, vers la désincarnation ; l’autre vers ses réserves sans fond. Au partage de l’héritage, l’une reçoit la maison et le jardin, l’autre n’a que ses yeux pour pleurer. Marthe a pris le réel, Marie est restée à parler dans la langue des abstractions et des installations.

* * *

L’invention de la photographie numérique a fait coexister l’hier et l’aujourd’hui avec une intensité inouïe à ce jour, comme si, le vide-ordures cessant de fonctionner dans un immeuble, les détritus du quotidien demeuraient sur place. Plus besoin d’économiser la pellicule, il suffit d’appuyer sur un bouton, et même ce qui est effacé reste stocké dans la mémoire de l’ordinateur. L’oubli, singe du néant, s’est doté d’un frère jumeau, la mémoire morte de stockage. On regarde avec amour l’album de photos de famille : bien peu y est rassemblé, juste ce qui est resté. Mais que faire d’un album qui recèle absolument tout, le volume intégral, incommensurable de ce qui a été ? Dans les limites que vise la photographie, le volume de vie fixée est égal à la durée réelle de celle-ci ; pas d’à-coups dans la production, mais pas de consommateurs.

C’est ainsi que je vois ces gigantesques poubelles d’images, ratissant toutes les scories, tous les clichés ratés, les deuxièmes et troisièmes doubles, la queue d’un chien s’échappant du cadre, le plafond d’un café photographié par inadvertance. On peut en avoir une idée sur les réseaux sociaux, où sont suspendus des milliers de photos manquées, fixées par un tag comme par une épingle. Leur avenir ? Un cimetière alternatif, les gigantesques archives de corps humains dont nous ne savons rien, sinon qu’ils ont été.

Effroyable est cette immortalité, et plus effroyable encore le fait qu’elle nous est imposée. Ce qu’enregistrent actuellement les photographies n’est autre que le corps de la mort, cette part de moi privée de volonté individuelle et de choix, que n’importe qui peut s’approprier, qui se laisse fixer et conserver sans effort ; ce qui meurt, et non ce qui reste.

Aux temps anciens, le « je-ne-mourrai-pas-complètement » était affaire de choix. On pouvait y échapper et opter pour le lot commun : et « l’humble pécheur Dmitri Larine, esclave de Dieu et lieutenant-colonel, goûte sous cette pierre un éternel repos6 ». L’impossibilité de disparaître semble à présent inéluctable. Que nous le voulions ou non, une étrange existence prolongée nous attend, dans laquelle notre apparence physique se conserve jusqu’à la fin des temps ; ne disparaît que ce qui était nous.

Le luxe de se dissoudre, de sortir des radars, est désormais inaccessible à quiconque.

On se retrouve sous l’objectif comme sous l’averse, en se disant : « Et voilà, c’est parti ! » Qui va regarder tout cela ? Quand ? Notre apparence extérieure, décollée de nous par des milliers de caméras de surveillance dans les gares, aux arrêts de tramway, dans les magasins et les entrées d’immeubles, évoque les empreintes digitales laissées par l’humanité avant l’invention de la criminalistique. Elle n’a pas d’alphabet, elle n’a que la nouvelle (ancienne) multiplicité des feuilles dans une forêt.

L’invention de l’enregistrement, l’invention des archives ont fait disparaître de la vie sa part non reproductible. Comment jouait Mademoiselle George, comment chantait Bosio, tout cela nous était transmis par les moyens du Verbe et demandait un effort à ceux que la chose intéressait : il fallait deviner, reconstituer, se représenter. Aujourd’hui, tout le passé est à portée de main. Et plus long est l’enregistrement, plus il bloque les êtres dans une zone de demi-mort. Leur enveloppe corporelle bouge et parle, leur voix terrestre résonne à n’importe quel moment, ils peuvent repousser, séduire, susciter le désir (le corps d’un côté, le nom de l’autre, à l’instar des sous-titres au cinéma). Le summum est la pornographie des temps passés : des corps morts sans nom, fonctionnant mécaniquement, alors que leurs propriétaires sont depuis longtemps réduits à l’état de poussière ou de cendres.

Mais le corps lui-même se trouve hors de la légende : il n’a pas droit à une plaque avec son nom et des explications, il n’a pas de signes distinctifs. On lui retire après coup toute mémoire, toute trace de ce qui lui est arrivé, son histoire, sa biographie, sa mort, ce qui lui confère une indécente contemporanéité. Et plus il est nu, plus il est proche de nous et loin de la mémoire humaine. De ces êtres, nous ne savons que deux choses : qu’ils sont morts et qu’ils ne songeaient pas à léguer leur corps à l’éternité. Ce qui, auparavant, avait un sens purement fonctionnel – tourbillon du désir, rapide comme la molette d’un briquet, et de sa satisfaction –, ce qui ne visait pas à devenir un nouveau memento mori, continue de tourner comme une machine. En l’occurrence – c’est du moins ce que je ressens –, il s’agit d’une machine à fabriquer de la compassion.

Toutes les lois naguère décrites par Krakauer et Barthes s’appliquent ici : le punctum (la reproduction au-dessus du lit, les hautes chaussettes noires sur les maigres mollets de l’homme) tente de se changer en alphabet, de raconter ce qui se passe à la façon d’une histoire – celle de l’organisation du temps, des goûts, de la sensibilité. En réalité, on ne voit que la nullité qui apparaît brusquement ultime. Ces gens nus, avec leurs fesses, leur petit ventre, leurs moustaches et leur frange à la contemporanéité d’antan, sont livrés à la mansuétude de l’observateur. Ils n’ont ni nom ni avenir, tout cela s’est enlisé dans les années 1920-30-40 qui leur sont échues. Leur occupation sans malice peut être interrompue, accélérée, on peut les contraindre à la reprendre au début, et ils redresseront bras et jambes, refermeront à clé les portes, comme s’ils étaient seuls et tous encore vivants.

* * *

Une collectionneuse russe avait acheté au Sri Lanka une boîte de photographies qui, Dieu sait pourquoi, l’avaient impressionnée au point que, l’année suivante, elle y était retournée pour acquérir la totalité des archives. Et d’entamer des recherches, de trouver des traces de cette famille disparue – à la fin du siècle, il n’en restait pas le moindre survivant –, de tout faire pour lui offrir la curieuse immortalité qui échoit parfois aux objets n’ayant plus de propriétaire. Qu’avaient donc ces gens pour être définitivement distingués de la multitude des sans-rien-de-particulier ? Manifestement, ce qui différencie une pièce de musée de ses sœurs ordinaires : une qualité complexe qui lui donne droit à une attention préférentielle. Dans ces archives (le père de famille, Julian Rust, était un photographe professionnel), il n’est pas de photos ayant une fonction brute, à savoir la conservation utilitaire de ce qui est. Toutes sont aimantées par leur propre perfection, qui donne à l’image le brillant magique d’un objet d’exposition. Famille dans la neige, sous les pattes d’un sapin ; enfant dans un petit traîneau, avec un jeune renne domestiqué ; baigneuses ; cavalières ; bergers allemands ; on dirait des photographies de plateau de cinéma. Et le spectateur attend la suite de l’histoire, de nouveaux clichés, le spectateur veut savoir ce qu’il est advenu des héros.

Il y a là, si on y pense, une asymétrie voulue, au moins autant que dans l’existence d’une noblesse héréditaire ou, disons, dans les beaux-arts qui, sans laissez-passer, franchissent des portes fermées aux autres. Il est, toutefois, des photos intéressantes, autrement dit sorties de l’ordinaire, faites comme ça, sans prétention à un quelconque professionnalisme. Quelle qualité, quelle particularité les rendent envoûtantes, nous privant de toute résistance, nous aidant à ne pas remarquer la présence muette du passé, lequel ne se laisse pas utiliser, telle une lampe ou une carafe, et regarde depuis les poubelles et les étals des antiquaires ?

Que les êtres, comme leurs portraits, ne puissent échapper à la différence fondamentale, la première de toutes – la division en « intéressant » et « pas intéressant », entre « attirant » et « pas trop » –, est d’une profonde injustice. Tous, au fond – à commencer par nos corps et leur pragmatisme –, sont solidaires de la tyrannie du choix, toujours en faveur du beau et de l’attrayant (aux dépens de ce qui ne peut prétendre à notre attention et demeure du côté sombre de ce monde). Les préférences ne viennent ni de l’éducation ni de l’âge : les bébés de trois mois votent aussi solidairement pour les vraies valeurs de beauté, de santé et de symétrie.

Mais au-dessus de la loi commune, qui affirme l’agrément comme gage de fertilité et la norme comme garantie contre les désagréments, il en est une autre abolissant tout ce qui vient d’être dit. Elle exige de nous une sélection non naturelle, qui ne laisse que le surhumain, en d’autres termes le non-pleinement humain. Elle implique que l’homme dépasse ses capacités physiques par une suite de déformations lui conférant les traits de la divinité ou de l’autoparodie.

Qu’en est-il, alors, de ceux qui forment incontestablement la majorité – la population des « simplement humains » : deux yeux, un nez, une bouche, rien de particulier ? La beauté exige de nous transgression, déformation, outrance, ailes ou contours. La nature, elle, cherche à continuer, à pactiser avec la fille d’à côté et sa sympathie prometteuse, son maillot de bain largement échancré, 90-60-90, son acceptation de la litanie des enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants. Dans l’étroit delta entre les deux, se loge une zone de choix individuel, une place pour moi qui regarde, pour ma fidélité à l’idéal et mon aptitude au compromis. Ainsi les choses sont-elles agencées dans le monde des vivants ; mais quand il s’agit des disparus, tout est plus dur, immuable.

J’aime d’autant plus les photographies qui laissent entendre démonstrativement qu’elles n’ont aucun besoin d’interlocuteur et ne souhaitent pas me remarquer. Elles sont une sorte de répétition du néant, de la vie sans nous, du moment où il nous sera interdit d’entrer dans la pièce. La famille prend le thé, les enfants jouent aux échecs, le général se penche sur une carte, la vendeuse dispose les gâteaux ; ainsi se voit réalisé le très ancien et inexpugnable désir de jeter un coup d’œil par toutes les fenêtres d’un immeuble aux nombreux appartements et d’arracher au pot magique7 ce que les uns et les autres ont prévu pour le déjeuner. Le sens de ce rêve réside dans la volonté d’être un instant non-soi, d’être entièrement un autre qui ne nous ressemble en rien. La plupart des vieilles photos sont ici impuissantes, tout ce dont elles sont capables, c’est de ne pas en démordre : moi c’est le réel, et le réel est le réel.

Il en va de même des déchets de production – images n’ayant pas justifié les espoirs du photographe et, de ce fait, non vraiment réalisées. Chien que sa course a rendu flou et qui semble interminable, pieds dans des escarpins sur un trottoir mouillé, passant se retrouvant par hasard devant l’objectif ; au temps des tirages papier, ces clichés étaient les premiers mis de côté et détruits. Ils ont aujourd’hui un lustre particulier, le charme de ne pas nous être destinés (ni à quiconque). Ils ne sont à personne, autrement dit ils sont à moi, instants qui ont survécu par erreur, libres de toute attache, dérobés à la vie par la vie même. Ces images-là sont impersonnelles à l’extrême, et c’est pour cela qu’elles sont bien ; elles libèrent celui qui les contemple du fardeau de l’héritage, de la mémoire historique, de la conscience et du devoir envers les disparus, offrant à la place des images, catalogue cohérent du passé et du futur, d’autant plus juste qu’il doit plus au hasard. Une fois libéré du sens, on a une chance d’ajouter le sien propre : la liberté d’interprétation change l’image en miroir baignant dans le carré de son lac toutes les versions proposées. Les photos trouvées, tels des enfants trouvés, ont précisément l’avantage d’être prêtes à s’objectiver, éliminant une subjectivité désormais obsolète, prêtes à enterrer leurs morts, le photographe comme le photographié. Elles ne cherchent pas à nous regarder dans les yeux.


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