IX


Joseph ou l’obéissance










Il y a dans la ville de Wurtzbourg un palais, et dans ce palais un plafond, œuvre de Giambattista Tiepolo, qui ne ressemble à rien de ce qui existe au monde ; c’est là, d’évidence, une remarque inepte, car tout se ressemble au monde, tout rime. Il est rose et mordoré sur toute la longueur des cieux, empli d’étonnantes créatures que la réalité hésite, d’ordinaire, à montrer, leur ménageant une place au cirque ou dans les films hollywoodiens costumés. En l’occurrence, elles apparaissent toutes, réunies pour une parade de quatre continents, lesquels ont brusquement résolu de bouger, pris leurs impedimenta et se sont rendus à la fête commune organisée à la gloire du prince-évêque de Franconie, dont j’ai oublié le nom.

Le premier à arriver sur les lieux est l’artiste lui-même, qui séjourne trois ans dans cette ville pour lui septentrionale, avant que toute la compagnie ne se montre au plafond – perroquets, singes, nains, indigènes, alligators, jambes pâles de divines créatures, à demi dissoutes dans la roseur de l’air. Tout cela écrase notre monde avaricieux, suggérant la possibilité d’une réalité plus captivante que celle par nous construite.

Cet arc-en-ciel a bien failli tout entier partir en fumée le 16 mars 1945, quand, en dix-sept minutes, furent lâchées sur Wurtzbourg soixante-dix-huit tonnes de fer et de feu. La place sur laquelle, par un soir de printemps 1933, on brûlait des livres, était méconnaissable ; de la résidence du prince-évêque qui en faisait partie ne restait qu’un fantôme. Le palais n’avait plus de toit, ce que les flammes n’avaient pas dévoré était endommagé par l’eau et la suie. Le pâle plafond sculpté de la salle du trône, dont le méticuleux relief évoquait des fonds marins plus qu’une salle d’apparat, semblait n’avoir jamais existé ; plumes et hampes de flèches formaient le dessin d’arêtes de poisson rongées, quant aux lances réunies en gerbes, elles pouvaient sans effort passer pour des mâts de navires engloutis.

Aujourd’hui, tout a été restauré – sculptures, miroiterie, et cette pièce à l’étonnante couleur, dans laquelle l’argent vire au vert comme s’il n’y avait pas de différence entre eux. L’immense plafond, ses merveilles, ses alligators, étincellent à nouveau. Dans son ouvrage sur Tiepolo, Roberto Calasso parle de cette lumière rose comme d’un ultime sourire de l’Europe ancienne. Caractérisant la population bariolée de la fresque, il avance une idée fascinante. Nous observons, écrit-il, un exemple d’une autre humanité, qui n’a rien d’exotique et, en même temps, rien de provincial (diabolique différence, aurait ajouté l’exotique Nègre Pouchkine*1). Cette population peut être en relation et en fraternité « avec toute figure imaginable, homme ou demi-dieu, nymphes et autres habitants des fleuves et rivières*2. Pour Tiepolo, l’Indienne auréolée de plumes qui chevauche son alligator n’est nullement plus extraordinaire que les musiciens européens qui jouent à la Cour. » Dans la pacifique démonstration de l’artiste, tout le réel et l’inouï interviennent en même temps et à égalité ; les mystérieuses créatures, les êtres étranges fraternisent avec les représentants du monde familier, comme s’il fallait qu’il en soit ainsi. Aucun truisme, ici, qui se sentirait déplacé, aucune innovation non plus, susceptible de choquer les gens. Tiepolo « a créé ce dont on peut rêver aujourd’hui encore : une démocratie plaçant sur le même pied ceux qui sont en bas et en haut, une démocratie où la qualité esthétique anéantit toute différence de statut ». Sur le site du Whitney Museum de New York, on trouve la description d’un objet d’exposition similaire : une sorte d’inventaire de biens qui auraient pu appartenir à Tom Sawyer dans ses meilleurs jours. Y figurent un arbre décoré, du printed paper, des verres à apéritif, des boules de verre bleu, (une) tête en plâtre, une boule plus grosse en liège, des rails à guidage et des goupilles de verrouillage métalliques, du verre peint. Le tout, baptisé du mot cartonné d’« assemblage », est placé dans une boîte en bois fabriquée à cet effet, avec le panneau de devant en verre ; cela peut évoquer la vitrine d’un magasin, une cassette à bijoux, le revêtement d’une icône, une valise à ouverture transparente. Dans tous les cas, l’important est que le contenu soit mis à nu et en évidence, que sous le voile de verre il soit vulnérable (et qu’on puisse même le tenir pour invisible, vivant enfermé en lui-même).

Le sculpteur Joseph Cornell est surtout connu pour ses boîtes. Au cours de sa longue vie, il en réalise une énorme quantité : il recourt d’abord, pour ses incompréhensibles visées, à des boîtes toutes faites, industrielles, puis se met à en créer lui-même, dans la cave de sa petite maison de banlieue. Il en résulte des dizaines ; il en offre aux gens qu’il admire. Si son enthousiasme envers ces personnes fraîchit, il envoie un coursier exiger que le présent soit rendu à son propriétaire. Dans un cas comme dans l’autre, cela reste son trésor, son prodige.

Toutes les boîtes de Cornell sont vitrées ; on peut y voir un semblant de dérision quant à leur contenu, à croire que celui-ci est prévu pour qu’on touche chaque chose, qu’on y saupoudre du sable de couleur et qu’on fasse passer les boules de verre d’une coupe dans sa poche. Scellées telles des vitrines de musée, les boîtes, simultanément, promettent le jeu et sous-entendent que ce jeu est repoussé pour longtemps. D’ordinaire, le destinataire est déjà hors jeu : l’une des boîtes les plus célèbres de Cornell était destinée à une grande danseuse étoile disparue en 1856. La Cassette pour les bijoux de la Taglioni, tendue de velours marron, bordée d’un collier de grosses pierres, renferme seize petits cubes transparents rappelant des glaçons, déposés sur une vitre bleu clair, dans l’attente de leur propriétaire. Une plaque spéciale (une chaîne reposant sur le velours lui confère une ressemblance avec une inscription de monument funéraire) éclaire la signification de cette installation : « Par une nuit de lune de l’hiver 1835, un bandit russe de grand chemin arrête l’équipage de Maria Taglioni et enjoint à celle-ci de danser pour lui seul, sur une peau de panthère qu’il étend sur la neige, sous les étoiles. Cet événement (actuality) sera à l’origine de la légende selon laquelle, désireuse de conserver le souvenir de cette fantastique aventure, la Taglioni entreprendra de mettre dans sa cassette à bijoux et dans les tiroirs de sa table de toilette, des cubes de glace artificielle. Là, parmi les pierreries étincelantes, ils lui rappelaient les cieux étoilés au-dessus du paysage de glace. »

La Taglioni n’arrive en Russie qu’en 1837 ; la peu vraisemblable histoire du noble bandit sonne différemment dans la version originelle : en place d’une peau de panthère étendue sur la neige, on parle d’un tapis déroulé sur la route détrempée, et il n’est pas question de cubes de glace. La seule actuality, pour reprendre le terme de Cornell, n’est autre que l’artiste lui-même et sa foi frénétique dans le pouvoir des boîtes et des coffrets. Au cours de plusieurs décennies, il crée quantité de lieux clos de ce genre, au moyen desquels on peut construire quelque chose comme une maison de poupée, recelant toutes sortes d’abris et de cachettes secrètes : « Petits Coffres », « Cassettes », « Appareils pour faire des bulles de savon ». Ou encore une ville équipée d’« Hôtels », d’« Observatoires », de « Pigeonniers », de « Pharmacies », de « Volières », de « Fontaines de sable ». Il ne s’agit pas de travaux isolés, ce sont des séries entières, aux multiples variantes se complétant mutuellement et évoquant des enfilades.

Cornell meurt un an avant son soixante-dixième anniversaire, le 29 décembre 1972. Cette date lui aurait plu, déposée dans un coffret de fête, entre Noël et le nouvel an ; il était, en outre, né la veille de Noël. Il passe toute sa vie au même endroit, 3715 Utopia Parkway, dans une maison typique de la banlieue, en compagnie de sa vieille mère et de son frère Robert, gravement malade. Dans la cave où il a aménagé son atelier, se trouvent des dizaines de milliers d’images et de tirages photo, préparés pour de futurs travaux, des boîtes avec tout le nécessaire (« Rien que des boules en bois », « Des pipes en terre »), des dossiers contenant des coupures de presse et des notules. Ses étranges engouements font de lui un spécialiste dans de nombreux domaines pointus, de l’iconographie des ballets à l’histoire du cinéma muet, et des experts s’adressent à lui pour un conseil. Au fil des ans, il supporte de moins en moins les collectionneurs de ses propres travaux, s’efforçant de ne rien vendre, voire de ne rien montrer ; il y a, toutefois, un moyen de contourner le problème : il suffit de lui rendre visite en compagnie d’une jeune danseuse ou d’une starlette et de racheter ensuite tout ce que le vieil homme lui a offert.

Après la mort de son frère, Cornell répète à maintes reprises que celui-ci était meilleur artiste que lui ; son frère (comme le fait remarquer un critique venimeux) dessinait essentiellement des souris et se passionnait sérieusement pour les circuits de chemins de fer destinés aux enfants. Une énorme série de travaux mémoriaux lui est consacrée, signée de deux noms : Joseph et Robert Cornell. Le mécanisme simple et triste caché derrière ce désir de faire coexister encore un peu les deux noms, de réaliser encore quelque chose ensemble, est le grand moteur des multiples centres d’intérêt de Joseph, ce qui le pousse à passer à l’action. Robert Cornell, la Taglioni, Gérard de Nerval et bien d’autres avaient, chacun à sa façon, besoin d’amour, de petits temples érigés à la gloire du souvenir concrétisé. Il s’agissait le plus souvent des fameuses boîtes, mémoriaux de rencontres, brouillons d’espaces où la conversation pourrait avoir lieu.

Le système complexe de rimes intérieures élaboré par Cornell durant les années de ses recherches historiques et de ses expéditions dans les magasins d’antiquités permet sans grande difficulté de relier tout ce qu’on veut à tout ce qu’on veut ; tel est le secret plaisir de ses activités. Il tient Baudelaire et Mallarmé pour ses maîtres ; l’idée, importante pour les deux, des correspondances transperçant le monde de centaines de passages secrets, il la retourne en son parfait contraire. Entre ses mains, les choses font montre d’une docilité inouïe, chacune, après un temps de réflexion, se couche à sa place, se révèle apte aux visées de l’artiste : toutes forment une même famille. Chacune, fût-elle la plus humble, a une chance de se retrouver sous la lumière d’or de la visibilité ; un copeau, du sable de couleur, des boules en liège révèlent leur nature royale, plus habituelle pour les danseuses étoiles et les poètes. Il semble que le fait même de l’oubli et de la déchéance à venir rende chaque objet précieux pour Cornell. Il construit tout nouveau travail comme une arche de Noé, en vue d’une mission de sauvetage.

* * *

Ceux qui vivaient en Union soviétique dans les années soixante-dix peuvent voir dans les boîtes de Cornell l’équivalent des petits secrets, passion de mon enfance. Rien, dans le quotidien assez terne de l’époque, n’explique l’apparition de ce jeu. De fait, cela n’avait rien d’un jeu, hormis la présence de règles. Les petits secrets n’étaient pas une occupation, mais un mystère que l’on ne devait partager qu’avec ses plus proches amis, et tout ce qui y était lié, absolument tout, ne ressemblait aucunement à nos autres activités, à l’école ou dans la cour de l’immeuble. Les petits secrets étaient, au sens propre du terme, underground : on les gardait sous terre, tels des trésors ou des défunts. À la campagne, où l’on se penche sans cesse vers le sol pour y planter une graine ou y prendre quelque chose à manger, cela n’aurait rien eu d’extraordinaire. Mais nous étions des gamins de la ville qui nous remémorions le chemin de la maison grâce aux fissures de l’asphalte, et nous n’avions pas de relations particulières avec le sol noir granuleux d’où, au printemps, se libéraient le lilas et l’acacia.

Pour faire un petit secret, il fallait se laisser tomber par terre, choisir un endroit, y creuser un trou, en vérifiant alentour que personne ne regarde, l’emplir d’un contenu précieux, poser par-dessus un bout de verre propre, recouvrir le tout de terre, égaliser, comme si de rien n’était. Je le comprends aujourd’hui, ces microscopiques demeures, tendues de papier d’aluminium et emplies – on ne savait jamais – de toute la beauté du monde, évoquaient beaucoup les antiques chambres funéraires, leurs fresques et l’ensemble des objets préparés dans une perspective d’immortalité. Pour les petits secrets, on ne choisissait que des choses particulières, rares autour de nous : papiers dorés ou argentés, plumes, coupures de magazines présentant la photo d’un acteur ou d’une actrice, précieuses perles ou boutons, voire toutes petites poupées-baigneurs. L’invariable morceau de verre transformait la cachette en vitrine n’attendant qu’un spectateur.

Comme tous les trésors (Sésame, ouvre-toi !), ceux-ci n’étaient pas en sûreté et l’on pouvait, par avance, faire ses adieux aux choses qui se trouvaient là. Peu connaissaient ces petits cimetières, deux ou trois amies de confiance, des initiées. Et pourtant, venait l’instant, un ou deux jours plus tard, où, sous le buisson sacré, il n’y avait plus rien : les petits secrets disparaissaient, comme s’ils n’avaient jamais existé. Des gamins, à l’affût du moindre de vos déplacements, avaient pu les piller ; ils avaient pu être découverts par des rivales et cachés ailleurs ; on avait aussi pu oublier soi-même où il fallait creuser (les repères n’étaient pas plus fiables). On se disait parfois que les petits secrets, à l’instar des rivières souterraines ou des veines aurifères, vivaient à leur guise, voire se déplaçaient tout seuls.

En surface, ils n’étaient pas bons à grand-chose. Le système esthétique de la vie soviétique tardive, système élaboré et, dans son genre, assez convaincant, reposait sur des règles non écrites qui, d’une façon ou d’une autre, tournaient autour de l’idée d’understatement, de modestie digne et joyeuse, ne rêvant pas de carnaval. On admettait quelques menus coups de canif dans le modèle, un petit écart à droite ou à gauche. On pardonnait aisément une certaine sentimentalité, un léger voile de tendresse ou de tristesse lorsqu’il s’agissait de sentiments compréhensibles : nostalgie de la jeunesse, amour des enfants, espoir du meilleur. Tout ce qui égalisait/unissait était grosso modo jugé acceptable, il en allait autrement des excentricités qui distinguaient tel ou tel individu de la masse, sans qu’on saisît pour quelle raison et dans quel but. La moindre manifestation relevant de la démesure (fût-ce une écolière portant des boucles d’oreilles) était perçue comme une tentative de se propulser du côté de l’exceptionnel. Toutes ces choses, là, trop criardes, avec plumage et queues, feux de Bengale ou bas de soie, avaient été passées par-dessus bord et y restaient. Le bon goût était plus ou moins acceptable ; mais l’exotisme et son mauvais ton coloré allaient finalement contre la loi, ils menaçaient l’égalité générale. Est-ce pour cela que les petits secrets, qui n’étaient que démesure et concentraient une beauté inacceptable, perles de cristal, roses en papier, devenaient pour nous, me semble-t-il, quelque chose comme un asile politique, un franchissement des frontières étatiques et autres limites ?

Dans les fermes et les campagnes de notre immense pays, on cachait dans la terre – en attendant – des carabines à canon scié, les nagants des grands-pères, parfois des pièces de dix roubles-or de l’époque du tsarisme. Plus près de Moscou, dans les potagers des datchas, il y avait de l’antisoviétisme dans les ténèbres humides, manuscrits et livres de la sédition qu’il était dangereux de garder même au grenier. Mais notre rapport, en apparence insensé, à ces caches dans la terre, a peut-être un lien direct avec ce qui nous occupe : nous cachions à des yeux étrangers la beauté qui manquait alentour et que nous ne voulions pas partager avec n’importe qui.

Des années plus tard, j’ai rencontré l’expression petits secrets dans un livre de souvenirs ; un livre très court, écrit en anglais dans les années cinquante et qui n’avait rien à voir avec le brillant du verre et du papier alu. Il y était question des pogroms dans le sud de l’Ukraine au cours de l’année postrévolutionnaire 1919, vus par une petite fille. On y racontait comment, chaque nuit, tout un village les attendait, et ils venaient ; comment les femmes et les enfants se cachaient où ils pouvaient, au pied des palissades, derrière des souches, puis regagnaient les maisons et faisaient la toilette des morts. Les gens qui vivaient là avaient divers moyens d’échapper au malheur – on en trouve quand on n’a pas d’endroit où fuir. Il y avait des pièces secrètes, obstruées par des briques, des souterrains, des fosses, aménagés de manière à ce que toute la famille puisse s’y cacher et attendre que tout se termine. Parfois, cela marchait. Ces abris, disait le livre, et les lettres latines se mêlaient aux convulsions du cyrillique, avaient un nom spécial : sekreten.

* * *

En décembre 1936, dans une galerie de New York, Joseph Cornell présente à un petit groupe de spectateurs son premier film. Il s’intitule Rose Hobart et dure dix-sept minutes. L’œil du projecteur est barré d’un verre bleu foncé qui confère à l’image une nuance lunaire ; le film est projeté au ralenti, il n’y a pas de son, comme si tout se passait vingt ans auparavant, au temps du cinéma muet.

Parmi les spectateurs, se trouve Salvador Dalí, alors âgé de trente-deux ans. Vers le milieu de la projection, il bondit sur ses pieds, renverse le projecteur, hurle que Cornell l’a pillé. Cette idée, insiste-t-il, était dans son inconscient à lui, Dalí, ce sont ses rêves à lui, et Cornell n’avait aucun droit de se les approprier.

Après le départ de Dalí et Gala, la projection reprend ; des indigènes d’un bleu sombre, vêtus de pagnes bleutés, repoussent, à l’aide de perches, des crocodiles vers la rivière, le vent fait bouger les palmiers, une femme d’une éblouissante beauté s’approche de quelque chose, regarde attentivement, recommence une ou deux fois. Le soleil s’éclipse ; à la surface de l’eau apparaît une bulle ronde comme un œil. La femme joue avec un petit singe. Ce film ne sera plus montré nulle part ; au demeurant, il a déjà rempli sa fonction.

Il est à noter que Dalí estimait qu’on lui avait volé ce qui n’appartenait ni à lui ni à Cornell, du moins en termes de droits d’auteur ou de cycles de travail cinématographique. Ce qui est montré ce jour-là à la galerie Julien Levy, est constitué, à l’exception de quelques cadres, de fragments du film d’aventures East of Borneo, tourné quelques années plus tôt et ne se distinguant pas par des qualités spéciales. Les critiques soulignent l’invraisemblance du sujet, le nombre incroyable de catastrophes, l’économie de jeu de l’actrice principale. Elle a un nom de fleur, Rosa Hobart, des pommettes hautes et des cheveux blond vénitien, bref cela suffit à lui assurer l’immortalité.

Borneo et sa cavalcade d’événements dure soixante-dix-sept minutes ; il disparaît rapidement des écrans, et les négatifs en sont vendus dans une des nombreuses brocantes gravitant autour de Times Square. Cornell, qui récupère tout ce qui correspond plus ou moins à ses innombrables love interests, nourrit une passion particulière pour les rebuts de Hollywood, les photographies de bouts d’essai tournés par des acteurs, les film stills dont nul n’a besoin, les memorabilia liés aux films de série B, à toutes les starlettes anonymes et aux divas vieillissantes. Ayant fait l’acquisition de la pellicule de Borneo, il en retire le superflu, autrement dit tout ce qui ne se rapporte pas à Rosa et empêche de la regarder. Dans le film baptisé en son honneur, il ne se passe absolument rien, et c’est ce qui le rend aussi captivant.

Au lieu de foncer pour sauver Dieu sait qui, l’héroïne, invariablement vêtue d’habits de style colonial clairs, est vouée à ce que l’on peut qualifier d’existence pure – organique. Dès les premières images, où la caméra se faufile dans l’obscurité indigène vers la case éclairée dans laquelle dort Rosa et l’aperçoit enfin à travers un rideau transparent comme une vitre, elle paraît infiniment rapetissée, à croire que nous jetons un coup d’œil dans l’une des boîtes de Cornell. Sur une table, un chapeau blanc ; la jeune femme se meut dans un espace illuminé, son visage est presque immobile, au montage seuls ses vêtements changent, une robe, une autre, un petit trench-coat blanc et souple, aux revers arrondis. Elle dit quelque chose, serre ses mains contre sa poitrine, mais nous n’entendons rien : le film parlant s’est changé en film muet. Certains de ses mouvements se répètent, une fois, deux fois, trois fois, comme s’il était indispensable que nous suivions le moindre de ses gestes, telle la croissance d’une fleur dans son épanouissement progressif. Le plus souvent, il s’agit d’une chronique de l’observation : l’héroïne se fige et observe, elle recule d’un pas et regarde à nouveau. À un moment, le rajah amoureux écarte le rideau et offre à la femme blanche un spectacle rarissime : une éruption volcanique. Ils la contemplent ensemble, tels des cinéphiles sur un balcon plongé dans les ténèbres. Lui porte un turban de toile fine ; elle a une robe du soir qui lui descend jusqu’aux pieds. Devant eux, le feu et la ténèbre. On voit distinctement un énorme perroquet – hôte permanent des travaux de Cornell.

Tous les films de Cornell sont agencés à peu près de cette façon ; aucun ne dure plus de vingt minutes, et en règle générale ils sont plus courts. On ne les commente guère, et cela se comprend : tous sont assez étranges. Dans l’un d’eux, intitulé Les Siècles de juin, la caméra, fixée au niveau des yeux d’un enfant de neuf ans, ne cesse d’aller et venir lentement le long d’un escalier en bois, elle escalade le mur d’une maison, contemple le ciel à travers le feuillage, les genoux d’enfants creusant la terre, les chaussettes blanches d’une fillette qui s’éloigne, descendant une rue. Dans un autre film, la chronique d’une fête enfantine (l’énorme pomme que grignote un des héros semble, à la fin, grosse comme la lune) est entrecoupée d’étonnantes images : roues pivotantes en action, trou noir qui s’ouvre dans le ciel, artiste de cirque vêtue de blanc suspendue sous une coupole, tel un poisson à une canne à pêche : et de battre des pieds dans l’obscurité, et de tourner, pareille à un bouton vivant de fleur. Des branches s’agitent et fouettent l’air, la flèche d’une girouette secoue son bec, des mouettes battent des ailes ; apparaît, sur un cheval blanc, une enfant-fée, cheveux au vent, un terrifiant Indien revêt un masque noir et lance des poignards, sans toucher une tendre squaw. Dans un autre film encore, une jeune fille blonde court dans un parc ; elle tient un parapluie crème déchiré, des colombes se baignent dans une fontaine, elles s’envolent, une fillette maussade, portant des chaussettes blanches, se tient au milieu d’une placette et ne sait où aller. Il pleut à verse. Cela ressemble un peu à ce que montre la caméra d’un iPhone lorsqu’on appuie par mégarde sur le bouton « vidéo » et qu’on lui offre la possibilité de fixer la vie telle qu’elle est – dans toute son absurde amplitude.

Cornell évacue du processus temporel tout ce qui lui est cher, pareil à l’enfant aux ciseaux qui découpe dans un livre l’image de son tsarévitch ou de son cheval préféré ; ainsi, dans les années trente soviétiques, allait-on voir et revoir un film consacré à un commandant rouge ; un film célèbre, dans lequel s’entrechoquent et s’affrontent, une ultime fois, le vieux monde et le nouveau, entièrement refait. Une scène d’« attaque psychologique » en sera décrite par Mandelstam, alors en relégation dans son Voronej : le moment où apparaissent, « une mortelle papirosse entre les dents/ Les officiers de la toute dernière mouture/ Dans l’aine béante de la plaine » ; les armées blanches vont à l’attaque au son du tambour, comme à la parade, et, sans un mot, tombent sous le crépitement de la mitrailleuse. « Ils sont beaux à voir », dit un soldat rouge à un autre. Parmi les figurants engagés pour cet épisode, tirés du non-être afin de confirmer, une fois de plus, le bon droit des vainqueurs, et marchant bellement une dernière fois, se trouve le poète Valentin Stenitch, premier traducteur russe d’Ulysse. Il sera fusillé en 1938. On prétend qu’il se serait comporté d’effroyable manière aux interrogatoires ; Dieu nous épargne de savoir comment nous nous comporterions, nous !

Dans la tradition mémorielle russe, des histoires sont constamment liées au film Tchapaïev*3. À la fin du film, le valeureux Vassili Ivanovitch, héros de légendes et d’histoires drôles, meurt. Blessé, il traverse à la nage le fleuve Oural glacial (« l’eau est plus froide qu’une baïonnette », dit une chanson), les ennemis lui tirent dessus et nous savons qu’il n’en sortira pas vivant. Or, des auteurs de Mémoires – pas un, plusieurs, beaucoup – rapportent qu’ils sont allés voir ce film trois ou quatre fois, parce qu’on racontait que dans un cinéma, quelque part à la périphérie de la ville, Tchapaïev s’en tirait.

Il en va toujours ainsi : on a sans cesse l’impression que pour qu’un héros s’en sorte, pour qu’il reste avec nous, invulnérable, éternellement vivant, il suffit de tendre la main et de donner quelques coups de ciseaux afin de le découper du contexte, de l’extraire du filet des causes-conséquences. Après tout, n’a-t-on pas tué Pouchkine, dit Tsvetaïeva, parce qu’il ne serait jamais mort, qu’il aurait vécu éternellement ? Enfant, j’effectuais souvent cette opération à la fois simple et désespérée : mon héros préféré (ou mon « méchant » favori) disparaissait soudain, selon mon bon vouloir, d’une page de livre, où tout, notamment la belle sur son mustang moucheté, gênait notre bonheur ; alors, écarquillant les yeux avec angoisse, il tentait de se repérer dans les trois pièces de notre appartement en panneaux de béton, où plus personne ne menaçait désormais notre possibilité d’être ensemble. Aujourd’hui encore, quand on repasse soudain Tchapaïev, j’attends que commence l’attaque psychologique et j’essaie de deviner lequel est Stenitch, que Blok qualifiait de dandy russe : celui qui ne s’en est pas tiré.

La fameuse directive concernant l’affaire Mandelstam exige que celui-ci soit « isolé mais préservé » : il semble que le travail de bagnard, obstiné, effectué des années durant par Cornell, ait justement visé à isoler et préserver tout ce qu’on aime. Isoler (mettre en lumière, extraire, placer dans le bon contexte, entourer de correspondances et de rimes, obturer, sceller, loger là où la teigne et la rouille ne détruisent point, où les voleurs ne percent ni ne dérobent28), signifiait pour lui préserver. Dans le texte slavon de l’Évangile selon saint Matthieu, le verbe employé pour les trésors est skryt*4, autrement dit préserver signifie cacher, il n’y a pas d’autre solution. La version anglaise, en revanche – store up –, sent un peu sa cave ou son hangar, son gigantesque entrepôt ; c’est précisément à un entrepôt-warehouse de ce genre qu’est lié l’instant de la révélation qui va changer la vie de Cornell.

Il l’évoque à plusieurs reprises ; en deux mots, cette histoire se résume à une unique brève vision, que l’esprit ne saurait concevoir, aurait dit en pareil cas le poète russo-nègre. De malheureuses circonstances avaient fait de lui le nourricier des siens, sa mère et son frère malade ; son travail consistait simplement à aller présenter, dans les boutiques de Manhattan, des échantillons de tissu. Un soir, au coucher du soleil, alors que toutes les fenêtres du grand entrepôt de la West 54th Street paraissaient la proie des flammes, il aperçut dans l’encadrement de chacune d’elles Fanny Cerrito, danseuse étoile italienne renommée dans les années 1840. Elle se tenait là-haut, sur le toit du bâtiment, elle fermait elle-même les volets des centaines de fenêtres de cette imposante construction. « J’entendis une voix, je vis une lumière », devait dire Cornell à propos d’un autre cas semblable. Dès lors, il y en eut beaucoup dans sa vie, il devint chasseur et amateur de ces points de transfiguration soudaine. La Cerrito était née à Naples en 1817. La série des boîtes napolitaines (cartes de géographie, vues du Vésuve, ciel d’azur) était pour elle promesse d’une nouvelle et impérissable demeure.

* * *

Le volume de tout ce qu’il fallait sauver sans délai excédait les possibilités de Cornell, comme, au demeurant, de tout être vivant. Dans les conversations des Tchinari consignées par Leonid Lipavski, on trouve une énumération célèbre, que l’on peut lire et relire sans fin. Chacun – Oleïnikov, Zabolotski, Harms, Lipavski lui-même – prépare une liste de choses (sujets, situations, qualités) qui l’intéressent, et cette énumération acquiert un magnétisme : les constellations ainsi formées pourraient, dirait-on, être portées sur une carte et observées comme celles du ciel.

Un exemple : « D.H. a dit ce qui l’intéressait. À savoir : écrire des vers et, dans ces vers, apprendre diverses choses ; la prose ; l’illumination, l’inspiration, l’éclaircissement, la superconscience, et tout ce qui y est lié ; les voies permettant d’y atteindre ; diverses connaissances ignorées de la science ; le nul et le zéro ; les nombres, en particulier non séquentiels ; les signes ; les lettres ; les caractères et les écritures ; tout ce qui est insensé et absurde du point de vue de la logique ; tout ce qui suscite le rire, l’humour ; la sottise ; les naturalistes ; les signes anciens réinventés, peu importe par qui ; le prodige ; les trucs (sans soutien technique) ; les interrelations humaines ; le bon ton ; les visages humains ; les odeurs ; l’anéantissement du dégoût ; la toilette, le bain, la baignoire ; la propreté et la saleté ; la nourriture ; la préparation de certains plats ; la décoration de la table du déjeuner ; l’aménagement de la maison, de l’appartement, de la pièce ; les vêtements d’hommes et de femmes ; les questions concernant la façon de les porter ; fumer (la pipe et les cigares) ; ce que font les gens quand ils sont seuls avec eux-mêmes ; le sommeil ; les carnets ; l’écriture sur papier à l’encre ou au crayon ; le papier, l’encre, le crayon ; la consignation quotidienne des événements ; de même pour le temps qu’il fait ; les phases de la lune ; la vue du ciel et de l’eau ; la roue ; les bâtons, les cannes, les sceptres ; la fourmilière ; les petits chiens au poil lisse ; la Kabbale ; Pythagore ; le théâtre (le mien) ; le chant ; les offices et les chants religieux ; les rituels en tous genres ; les montres de gousset et les chronomètres ; les plastrons ; les femmes, mais uniquement celles qui correspondent à mon type préféré ; la physiologie sexuelle des femmes ; le mutisme. »

C’est la liste de Harms ; on pourrait s’en servir comme guide pour l’entrepôt intérieur de Joseph Cornell, où les boules, les pipes en terre et les visages humains, à côté des astres et des volatiles, étaient disposés dans des dossiers, des boîtes et des caisses, attendant leur heure. Il est important de noter que tout cela a lieu presque au même moment : Cornell et Oleïnikov s’intéressent au ballet, au cinéma et à la photographie, de même qu’aux verres et aux proportions ; Zabolotski s’occupe non seulement d’oiseaux, mais aussi de « la représentation des pensées sous forme de disposition aléatoire des objets et de leurs constituants ». Cornell a également sa liste. Elle est tapée à la machine sur une feuille de papier, à la façon des poèmes baroques qui emplissent de lettres une forme de fontaine ou une figure géométrique ; elle évoque une pagode ou un gratte-ciel. L’image s’intitule Cage de cristal et paraît dans le magazine View en janvier 1943, alors que ceux dont Lipavski consignait les centres d’intérêt de l’autre côté de l’océan ne sont plus ou peu s’en faut.

Je ne peux m’empêcher de penser que ces deux textes étonnants se complètent et se commentent l’un l’autre, sans le savoir. Parmi les choses auxquelles s’attache Cornell, je citerai au hasard : camera obscura jardins chinois poussière nids d’oiseaux faune jardins lointains musique lointaine bonnets phrygiens jardins botaniques miroirs fenêtres cycloramas Moqueurs polyglottes puits artésiens verre cirques couleurs phases de la lune funambules baromètres chouettes siphons instruments de musique en verre daguerréotypes comètes solariums bulles dioramas Gémeaux indigo jaune montgolfières gratte-ciel colonnades fanfares. Dans la liste de Zabolotski, on trouve, entre autres, l’astronomie populaire, la construction de tableaux de la nature, la vodka et la bière, les figures et dispositions des opérations militaires, ainsi que les cymbales et les navires. Chez Oleïnikov, on a des expériences sans instruments ; chez Harms des tours de magie sans accessoires.

Lipavski donne sa liste en dernier : « Les destins ; la trajectoire de la révolution ; la vieillesse ; l’extinction des besoins ; l’eau, le courant ; les tuyaux, les galeries, les tubes ; la sensualité tropicale ; le lien de la conscience avec l’espace et la personne ; à quoi pense un chef de wagon pendant le travail ; les cheveux, le sable, la pluie, le bruit de la sirène, la membrane, les gares, les fontaines ; les coïncidences dans la vie. »

Lisant à la suite ces guides coïncidant dans le temps (avec leurs fontaines communicantes, leur sable, leurs phases de la lune correspondantes), j’ai jugé que deux détails étaient importants. Le premier, évident, concerne les relations avec le monde extérieur : quatre Tchinari sont préoccupés, chacun à sa manière, par l’étude des roues dentées d’une machine qui broie. Lipavski s’intéresse à la trajectoire de la révolution ; Zabolotski a le même souci : les figures et dispositions de la révolution. La formulation d’Oleïnikov, qui s’enorgueillit de sa vitalité combattive, est plus évasive, mais le contenu est identique : l’histoire de notre temps, les situations internationales. Harms est le seul à ne pas évoquer du tout les événements en cours. Sa liste, la plus longue de toutes, s’achève sur le mutisme.

* * *

Les journaux de Cornell sont entièrement composés de l’énumération de ce qu’il a lu et vu, recherche avide de nouvelles pratiques qui lui soient proches. Cornell lit Breton et Borges, il est ami avec Duchamp, suit Dalí, est en correspondance avec la moitié du monde, cite Magritte (il a un collage assez sinistre, dédié à la mémoire de son frère, dans lequel le train de Magritte s’envole d’une cheminée comme un oiseau de sa cage), en appelle à Brancusi et Miró, sa petite bibliothèque des aventures de l’art contemporain est lue et relue jusqu’à l’usure. Tel est son contexte, tels sont ses interlocuteurs. L’étrangeté de la situation vient de ce que nul ne lui répond vraiment : lui, qui les connaît tous, existe dans le vide cotonneux d’une semi-reconnaissance. L’histoire de l’art s’est ingéniée à accepter Cornell sans le remarquer, à l’instar d’un étranger présent au vernissage d’une exposition à la mode.

Cela n’a rien d’étonnant : hommes et bêtes reniflent toujours l’intrus, celui qui n’est pas comme eux. Le régime dominant – les avant-gardes en tous genres – vise à changer le monde ; il convient de transformer les objets familiers, de les outrager, afin de les contraindre au renouveau. Cornell utilise les modes et procédés de l’avant-garde pour parvenir à tout autre chose, et ses collègues le subodorent, ressentant à son endroit une juste méfiance. Là où Duchamp inverse son porte-chapeaux et le suspend au plafond, lui conférant une nécessaire étrangeté (ce que les formalistes qualifient d’estrangement), pour Cornell le caractère sacré du ready-made est inviolable. Dans un monde où l’artiste a tous les droits, il montre une minutie de collectionneur, auquel il importe de conserver son bien dans le meilleur état. Les objets qu’il déniche ne sont pas des points de départ pour de nouvelles altérations, mais des êtres aimés, dotés d’une subjectivité. En un sens, il s’inscrit, sans jamais le confesser vraiment, dans la continuité de C.S. Lewis, pour lequel les animaux domestiques entraînés par l’homme dans un cercle d’amour développent une âme et, par là même, acquièrent une chance de salut. Pour cela, autant que je comprenne la chose, un chien ou un canari n’est pas obligé d’éprouver de l’amour : il y suffit amplement de celui que déversent sur lui ceux qui sont à ses côtés. Dans ce cas, les choses de Cornell se retrouvent de leur vivant au paradis pour la simple raison qu’elles ont été beaucoup aimées.

Or l’amour est un sentiment pataud, absurde, qu’on croirait spécialement inventé pour insuffler à l’homme une part d’humilité et d’auto-ironie ; une impression d’équilibre perdu, liée à des situations comiques et à une incapacité de se conduire en être libre – en apesanteur. L’amour a son poids propre, qui courbe celui qui aime jusqu’à terre, vers sa faiblesse et sa finitude, comme si ses jambes étaient pétrifiées jusqu’aux genoux. Il est lourd à porter ; plus pesante encore est la position de témoin. Cela explique en partie, me semble-t-il, l’incomplétude de la gloire de Cornell, son aspect de guingois : à la différence de Hopper ou, disons, de Georgia O’Keeffe et de leurs choses fabriquées qui s’éloignent grandement de leurs auteurs, ses boîtes demeurent un petit secret, le waste product d’une passion mal dissimulée. Le spectateur devient témoin ; on lui fait voir une chose par trop intime, genre peep-show à domicile avec des ours en peluche, exempt, au demeurant, de toute tonalité érotique (le contraire, justement, eût été le gage d’une normalité). Cornell est tout à la fois trop insensé et trop naïf pour être pris au sérieux.

Dans les lettres et les souvenirs des relations de Cornell, on voit, çà et là, se condenser un nuage de malaise. Le fardeau de l’enthousiasme ressenti par l’artiste devant chaque phénomène de la Création est en effet difficile à porter : la vie semble constituée pour lui de desserts en tous genres et de points d’exclamation, d’écume rose et de ballons. Au fur et à mesure de la lecture de ses journaux, lettres, notes de travail, la chaîne bien huilée des exclamations et des révélations, cette débauche d’enthousiasme commencent malgré tout à irriter, de même que les petits mots en français dont Cornell colorie sa réalité banlieusarde. C’est là un débordement ; sans s’en apercevoir, il a largement franchi la limite au-delà de laquelle l’homme contemporain ne va plus : l’enthousiasme comme mode de survie à la réalité est déclassé, expédié à la décharge, il est devenu l’apanage de dilettantes et de marginaux. La promptitude permanente à être dans l’extase était aussi naturelle que de respirer au temps de Goethe et de Karamzine*5 ; c’était alors prisé et qualifié de « flamme ». Cent ans plus tard, l’incapacité à se distancier a cessé d’être comme il faut*6. Marianne Moore, dont Cornell aime les poèmes, entretient une correspondance avec lui, elle accepte volontiers en cadeau ses boîtes et leur précieux contenu, mais lorsqu’il lui demande de le recommander pour une bourse dont il aurait grand besoin, elle se comporte comme si cela risquait de la compromettre.

L’impétueux Cornell, avec ses boîtes et ses découpages, son pistage quotidien des jeunes fées, qu’il nomme obstinément en français (la fée abricot travaille au comptoir d’un café, la fée lapin dans un magasin de jouets), sa vénération des stars de cinéma et ses descriptions de leurs petits chapeaux, se retrouvent dans un no man’s land, entre le territoire de l’art professionnel et le parc-réserve de l’art brut, qui n’a pas encore de nom ni de place au soleil. Son mode d’existence lui permet d’entrer dans le rang de ceux que nous connaissons sous le vocable d’illuminés, ceux qui témoignent d’une expérience extrême, regardent notre assiette du mauvais côté, font des choses artistiques sans avoir véritablement conscience de ce à quoi ils sont occupés. Leurs travaux nécessitent une notice biographique, faute de pouvoir les lire : ainsi plaque-t-on une feuille ou un pochoir de couleur sur un cryptage énigmatique.

De ce point de vue, l’artiste fécond Cornell, adepte de la science chrétienne, comptant les heures jusqu’au moment d’aller s’acheter une glace, est le frère de Henry Darger, gardien à Chicago, écrivant dans sa chambrette un interminable roman graphique sur de petites martyres et la guerre céleste. L’un et l’autre travaillent constamment, ne connaissant, dirait-on, d’autre moyen de survivre jusqu’à la fin de la journée, ils multiplient les variantes, accumulent les documents indispensables dans des quantités qui suffiraient pour des dizaines d’années, les répartissent dans des enveloppes (chez Darger, cela donne : « Images d’enfants et de plantes » et « Nuages : à dessiner » ; chez Cornell : « Chouettes », « Dürer », « Best white boxes » ; le mot nymphette apparaît, en outre, fréquemment dans son vocabulaire) ; tous deux ont d’inlassables relations ambiguës avec leurs héros. Il y a là une incandescence que leur envieraient les saints : la flamme régulière des illuminations et des révélations ne faiblit jamais. « Expérience transcendantale samedi matin », « tout un monde de souvenirs inattendus et importants » sont partie intégrante de leur menu quotidien. « Petit déjeuner à la cuisine : toast, cacao, œuf à la coque, tomate, petit pain – autant de mots entièrement inadéquats pour exprimer la gratitude que l’on ressent à chaque expérience de ce genre. »

* * *

La mémoire est le dernier bien immobilier accessible à ceux qui sont privés de tout le reste. Ses salles et ses couloirs non aérés retiennent la réalité dans des cadres. Les dossiers et les caisses dans lesquels Cornell garde ses préparatifs de travail évoquent quelque chose comme la cave ou le grenier d’une maison où l’on ne jette rien ; ses boîtes sont les pièces de réception où l’on accueille les invités.

Les chroniques journalières de Cornell évoquent une visite au Muséum d’histoire naturelle de New York, la salle de la bibliothèque où il copie quelque chose en regardant le portrait ancien d’une princesse indienne. « Jamais je n’avais été dans ces salles où tout est si paisible et où rien n’a changé, sans doute, depuis au moins soixante-dix ans… J’ai flâné en bas et remarqué, là aussi pour la première fois, une collection de nids d’oiseaux dans leur état naturel, comprenant tous leurs œufs ». Il se rend au planétarium, contemple ses étoiles diurnes, décrit, avec le plaisir d’un proche parent, les vitrines contenant tout l’attirail astronomique possible. Ce musée, ses Indiens et ses dinosaures, sont l’image d’un paradis immobile, éternellement accessible, impérissable, pas seulement pour lui. L’adolescent héros du célèbre Attrape-Cœurs de Salinger parle de ce lieu avec les mots de Cornell, à croire qu’un pont de coïncidences et de correspondances a été jeté entre eux.

« Que de vitrines de ce genre il y avait dans ce musée ! Et à l’étage, il y en avait encore plus ; là, les cerfs buvaient l’eau de ruisseaux et les oiseaux migraient vers le sud pour l’hiver. Les oiseaux les plus proches étaient momifiés et pendaient sur des barbelés, et ceux qui se trouvaient derrière étaient simplement dessinés sur le mur, pourtant on avait l’impression qu’ils volaient vraiment vers le sud et si, penchant la tête, on les regardait de bas en haut, on les voyait pour de bon filer dans cette direction. Ce qui était extra dans ce musée c’est que tout restait toujours exactement pareil. Y avait jamais rien qui bougeait. On pouvait passer cent mille fois, l’Esquimau continuait de pêcher, il avait déjà attrapé deux poissons, les oiseaux continuaient à voler vers le sud, les cerfs à boire de l’eau du ruisseau, et leurs bois étaient toujours aussi beaux, leurs pattes toujours aussi fines, et l’Indienne, là, à la poitrine dénudée, tissait toujours le même tapis. […] Rien ne serait différent. Rien, excepté vous. »

J’aime me trouver en ce lieu, surtout dans les salles des vieux dioramas. La dignité tranquille avec laquelle les bêtes mortes posent sur fond de montagnes et de forêts, comme mes arrière-grands-parents sur fond de brumes et de jardins artificiels, paraît immuable ; le monde réel, avec sa sciure et ses poils, se change sans bruit ni coutures apparentes en son illusoire continuité, en lointains roses et abîmes noisette, en cette perspective moussante-attendrissante dont j’ai gardé le souvenir sur les timbres-poste des albums de mon enfance. Le bleu sombre y est tel qu’on ne peut pas ne pas songer à Cornell, un okapi aux pattes gainées de petits bas à rayures tend le cou pour arracher une feuille qui baye aux corneilles, des rennes exhibent leurs bois, un lynx se déplace prudemment dans la neige, dans l’air surchauffé le moindre son résonne. Puis apparaît une forêt automnale, humide, rousse, grêlée, et je me mets à pleurer doucement dans ma tête, parce que c’est la forêt des environs de Moscou où j’allais en promenade avec papa et maman, il y a des milliers de verstes de cela, et que nous nous contemplons à nouveau mutuellement.


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