V


L’Aleph et ses suites










Je parle trop des choses, et il semble que ce soit inévitable. Ceux pour lesquels j’écris ce livre ont achevé leur existence avant que celui-ci n’ait commencé la sienne, et les choses sont apparues comme leurs seules remplaçantes légitimes. La broche au monogramme de l’arrière-grand-mère, le talith de l’arrière-grand-père, les fauteuils ayant survécu par miracle à leurs propriétaires, à deux siècles et deux appartements, sont tout autant ma parentèle que les inconnus des albums photo. Le savoir qu’ils proposent est trompeur, mais il émane d’eux, comme d’un poêle, la chaleur rassurante de la continuité. Et je repense soudain à la tante Galia, à ses précieux journaux, à l’amoncellement de ses agendas, comprenant qu’il sera impossible de rien conserver.

Dans La Filigonde qui croyait aux catastrophes, l’héroïne de Tove Jansson polit l’argenterie de son grand-père, époussette les cadres de portraits, lessive de petits tapis importants pour elle – des souvenirs –, et attend, craignant de perdre tout cela. La tempête, quand elle se lève (elle survient forcément), balaie d’un coup la maison entière, ses théières et ses serviettes en dentelle. Tout sombre dans le néant, ne reste que le vide de l’avenir. Alors, après la décrue, la filigonde se retrouve avec son dernier tapis et est enfin heureuse, nue comme un ver.

Je songe aussi à Janet Malcolm, à la maison où elle s’installe à Vienne et qui deviendra l’aleph de son livre – des maisons de ce genre, il y en a, ici, à tous les coins de rue. Celle que j’occupe date de 1880 (et dans la cour, comme dans le ventre d’une poupée russe, se trouve une maison plus petite, avec des volets blancs, construite par les propriétaires en 1905, quand la famille a commencé à prendre de l’ampleur).

J’avais appris incidemment que près de l’endroit où je travaillais, se trouvait un cimetière juif, le plus ancien de Vienne : j’avais ouvert au hasard un guide dans la boutique d’un musée. Le cimetière avait vu le jour en 1450 et avait été assassiné juste avant la guerre : après l’Anschluss, on l’avait rasé, puis, le temps ayant passé, on avait décidé de lui rendre sa place. Les monuments funéraires n’avaient pas disparu, ils gisaient sous la terre, en clandestins, on les avait ramenés à la lumière et vaguement disposés dans la large cour herbeuse de la grande maison de retraite qui avait eu le temps de s’installer là, quand ils n’y étaient plus.

Il y avait ce qu’on appelle des zazimki, les premiers frimas affectant les hommes. La rue se rétrécissait peu à peu, sur la gauche se profilait une maisonnette bleue à étage, rappelant celles de Londres où figurent également de petites plaques ovales portant les noms des célébrités qui les ont occupées. Ni plaques ni personne ici, le froid se faisait plus vif, des vieillards chenus-chenus en veston s’étaient mis au chaud dans le grand vestibule, ils n’avaient pas envie de rester dans le vent. Ils étaient maigres – une maigreur joviale de crevettes – et se transportaient lentement à travers l’étage dans leurs fauteuils roulants ou sur leurs deux pattes, s’offrant mutuellement le soutien tendre et vacillant de leurs coudes. Ils avaient en commun leur sourire, le même pour tous, faible, avec lequel ils s’avançaient vers une infirmière et, la regardant de bas en haut, lui posaient une question ou lui fournissaient une réponse. J’y allai aussi de ma question et l’on m’indiqua comment me rendre à l’endroit que je cherchais.

Il apparut que le bâtiment était tendu d’un long et large balcon, orienté vers un champ entouré de murs. Les herbes en étaient chamboulées par le vent, là, en bas, à quelques mètres, et il était clair qu’on l’avait voulu ainsi : le balcon avait été volontairement porté à une hauteur permettant au présent de tenir avec certitude le passé pour passé – un passé restauré, circonscrit, apaisé. Ajoutons qu’il était rigoureusement impossible de descendre à l’endroit où les herbes, au vu et au su de tous, étaient devenues complètement folles, il y avait bien un escalier, mais il était fermé par un verrou de fer sans équivoque.

Cependant, quelque chose se passait par là-bas, la partie du champ la plus éloignée était recouverte d’une structure aveugle en toile, aux longs pans verts, à un angle de laquelle deux individus s’affairaient au-dessus de pierres. Les stèles me faisaient face, elles ne ressemblaient pas aux semi-fauteuils des cimetières ordinaires : on eût dit des portes, des portails pour des non-transports vers on ne savait quoi, certaines laissaient deviner l’envolée d’une arche. Au cimetière de Wurtzbourg où repose ma mère, on trouve parfois des ébauches de dessins figuratifs, discrets saluts à ceux qui restent : flamme simplette en stuc, deux mains donnant une bénédiction, étoile de David. Rien de tel ici, juste des lettres, du texte : le cimetière pouvait se lire comme un livre – feuillets épars, cousus au petit bonheur. L’un de ces textes s’agençait en demi-cercle ascendant ; un « livre » – il était le seul – présentait, galopant de droite à gauche, un cheval miniature pareil à un lièvre.

Les vieillards, cependant, avaient fait mouvement de l’autre côté de la frontière de la vitre éclairée, et l’on voyait une jeune fille vêtue de blanc essuyer soigneusement les tables de la cantine. Ici, sur le balcon, il n’y avait personne, ni à côté des cendriers ni plus loin où glougloutait une fontaine, tandis que sur l’eau sombre voguaient, le ventre en l’air, des canetons tout jaunes qu’on eût dits en plastique. J’ai lu qu’on avait découvert en ce lieu nombre de pierres tombales, deux ou trois cents, or on eût pu croire qu’il n’y en avait pas.

L’herbe était très haute, ce n’était pas l’herbe des villes, mais celle, irréductible, des friches. Des vagues la parcouraient.

Il était pourtant encore une tombe dont j’appris l’existence quelques jours plus tard. Un ami me demanda si j’avais vu le poisson, à savoir ce qui ressemblait à deux pavés jetés l’un sur l’autre, alors qu’il s’agissait d’un gros poisson de pierre recroquevillé sur lui-même. L’histoire était la suivante : Siméon, un juif de Vienne, avait acheté un poisson pour son dîner. Il s’apprêtait à le faire cuire quand, sur la table de la cuisine, le poisson avait ouvert la bouche et dit : « Chema Israël », ce que tout juif se doit de dire avant de rendre l’âme. Peut-être le poisson eût-il pu ajouter quelque chose, mais il était trop tard, on lui avait coupé la tête. Le rabbin avait déclaré qu’il y avait du dibbouk dans l’air, une âme errante séparée du corps. Aussi le poisson avait-il été inhumé avec les hommes et au même titre qu’eux. On se sent parfois pareil à ce poisson, ouvrier de la onzième heure, soldat du dernier appel, qui, à l’instant ultime, réussira peut-être à dire et à faire ce qu’il faut.

Au Muséum d’histoire naturelle, les fenêtres étaient tendues de je ne sais quoi et Vienne apparaissait au travers comme derrière un épais rideau de cendres. Dans une rassurante pénombre à l’ancienne mode, l’échelle de Lamarck se déroulait à l’envers : modèles expérimentaux du laboratoire naturel, ours grands et petits, nombreux chats tachetés, le parc aux cerfs et antilopes du chevalier, avec leurs cous, leurs bois, les girafes et tous les autres, dont certains, déjà plus culture que nature, présentaient des points et des stries rappelant des pots en terre. Venaient ensuite des oiseaux empaillés, encore plus morts, ratatinés jusqu’à n’être plus qu’une boule, mais conservant leurs couleurs, et des rangées terrifiantes de bocaux, collection de trucs osseux liés à des sons et directement extraits de celui qui les produisait. Dans le tas, au milieu des perroquets et des corneilles, se trouvait un oiseau gris, rembourré de duvet, avec d’étranges étincellements de rouge près de la queue et au-dessus des yeux, répondant au nom d’Ægintha temporalis. Aussi temporalis que lui, je lui adressai un signe de tête, comme à un proche, avant de me diriger vers les cirripèdes et les annélides, vers les poissons dressés sur leur queue dans le formol.

Karl Kraus disait : « Immer passt alles zu allem », tout s’accorde à tout, autrement dit, dans la langue de Tsvetaïeva : tout rime. Que chaque nouvel élément de l’enfilade de cette ville pût servir de métaphore m’expliquant ma propre histoire était palpitant, mais ne changeait rien à l’affaire. Je savais que j’avais déjà dans ma poche le véritable aleph de ce récit.

C’était une figurine de trois centimètres, en faïence blanche, d’une qualité toute relative, un garçonnet bouclé, nu, qui aurait pu passer pour un amour, n’étaient ses hautes chaussettes. Je l’avais acheté dans une brocante à Moscou, où l’on s’était aperçu un peu tard que le passé coûtait cher. On y trouvait, malgré tout, des trucs à quelques kopecks. C’est ainsi que, sur un éventaire de bijoux fantaisie, j’avais repéré une grande boîte dans laquelle ces gamins blancs étaient jetés en petit tas. Étrangement, aucun d’eux n’était intact, ils présentaient tous diverses mutilations : l’un avait perdu ses jambes ou son visage, tous étaient ébréchés ou couturés. Je les avais longuement examinés, cherchant le plus sympathique, et j’avais enfin trouvé le plus joli. Il n’était presque pas abîmé et avait le brillant d’un cadeau. Ses boucles, ses fossettes étaient bien en place, de même que ses chaussettes, jusqu’aux ondulations du tricot ; il n’avait pas la moindre tache sombre sur le dos, il possédait ses deux mains, ses deux bras, bref, il n’avait aucun défaut qui pût empêcher de l’admirer.

J’avais, bien sûr, demandé à la vendeuse si elle n’en avait pas un encore en meilleur état et j’avais eu droit, en réponse, à une histoire dont j’avais décidé de vérifier l’exactitude. Ces figurines de quelques sous avaient été fabriquées pendant un demi-siècle en Allemagne, à partir des années 1880. On les vendait partout, dans les épiceries, les quincailleries, mais ce n’était pas l’essentiel : bon marché, modestes, elles servaient à amortir les chocs lors des transports de marchandises, à empêcher que les objets lourds de l’époque ne se frottent mutuellement les côtes, se heurtant dans l’obscurité. Autrement dit, ces gamins étaient fabriqués pour être mutilés. Puis, juste avant la guerre, l’usine avait fermé ses portes. Les stocks étaient restés sous clé jusqu’à ce qu’ils soient la cible d’un bombardement. Un peu plus tard, on avait ouvert les caisses, où l’on n’avait trouvé que des débris.

C’est alors que j’avais fait l’acquisition de mon gamin, omettant de noter le nom de l’usine et le téléphone de la vendeuse, mais sachant avec certitude que j’emportais dans ma poche la fin de mon livre, la solution qui se trouve d’ordinaire dans les dernières pages des cahiers de problèmes. Il disait tout à lui seul. Qu’aucune histoire n’arrivait entière jusqu’à la fin, sans pied cassé ou visage en miettes. Que lacunes et béances étaient les inéluctables compagnes de la survie, son moteur caché, le mécanisme de son accélération future. Que seul le trauma nous tirait de la production de masse pour nous changer en nous concret et sans ambiguïté. Et, naturellement, que j’étais moi-même ce gamin, un produit de fabrication industrielle, un dérivé de la catastrophe collective du siècle passé, sa survivante et son involontaire bénéficiaire, me retrouvant miraculeusement au nombre des vivants et à la lumière.

Au demeurant, la figurine que j’avais choisie n’était pas la plus infortunée : les autres, les sans-tête, je les avais laissées dans la boîte. En d’autres circonstances, un peu plus d’un siècle auparavant, l’école viennoise d’histoire de l’art affirmait que le Beau ne valait que pour des choses « neuves » et « intactes », alors que les vieilles choses, fragmentées et fanées, étaient jugées monstrueuses. Bref, poursuis-je, la conservation d’un objet constitue sa dignité, elle est le petit col amidonné sans lequel il perd tout droit à un rapport avec les hommes.

Il en était bien ainsi : malgré tout ce que je pensais de l’incomplétude et du caractère fragmentaire du moindre témoin ayant survécu, j’exigeais, au fond, intégrité et conservation. Je ne voulais pas que la mutilation de mon garçonnet de faïence soit trop grave ; pour le dire plus brutalement, je voulais qu’il me soit agréable à voir. À demi anéanti un siècle plus tôt, il devait avoir l’air tout neuf.

Ce qui illustrait plus ou moins l’intégrité de mon histoire familiale et personnelle se changea d’un coup en allégorie de l’impossibilité de raconter cette histoire, de l’impossibilité de conserver quoi que ce soit et de mon incapacité totale à me construire à partir des morceaux d’un passé qui n’était pas le mien, ou ne fût-ce qu’à me l’approprier vraiment. Je ramassai tout ce que je pus et l’étalai sur mon bureau, à l’instar des pièces d’un puzzle. C’était irrécupérable.


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