VI


Charlotte ou la désobéissance










J’aime beaucoup les livres, les films, les histoires qui commencent ainsi : un homme arrive, par exemple, dans une modeste maison de la province française profonde, il ouvre les fenêtres, sort sur le balcon, déplace les meubles pour les agencer à son goût. Il déballe ses livres, crapahute sous la table pour brancher son ordinateur, étudie le contenu du buffet et choisit la tasse qu’il utilisera. Il emprunte pour la première fois un sentier forestier qui le mène au village, achète du fromage et des tomates, s’installe à une table de l’unique café du lieu, boit du vin ou un petit noir, plisse les yeux au soleil, rentre chez lui. Il regarde la télévision, admire le paysage par la fenêtre, jette un coup d’œil dans un livre, admire le plafond. S’il est écrivain, il se met au travail dès le matin. Son dimanche sera gâché, parce que la guerre éclatera.

À la fin de l’année 1941, Charlotte Salomon, âgée de vingt-quatre ans, fait une chose assez étrange. Elle quitte brusquement Villefranche-sur-Mer et la villa où elle vivait avec ses grands-parents ; ce qui arrive alors se nomme différemment aujourd’hui : en réalité, elle n’a plus d’argent, sa grand-mère est morte, et on les garde, elle et son grand-père, par pitié ou par caprice, à l’instar d’autres juifs allemands qui, naguère, étaient gens respectables, mais qui ne savent plus désormais où aller. Charlotte part comme on se lève soudain pour quitter une pièce. Elle s’installe à Saint-Jean-Cap-Ferrat et rompt bientôt tout contact avec ses amis et relations. De quoi vit-elle ? On n’en a pas vraiment idée. Une chose est sûre : elle réside dans un petit hôtel au nom désuet de La Belle Aurore. Elle y passe un an et demi, complètement seule, occupée à ce qui sera son grand œuvre – une chose intitulée Vie ? ou Théâtre ?, qui inclura, après la sélection finale de l’auteur, sept cent soixante-neuf gouaches, avec des textes et des phrases musicales. Il y aussi un certain nombre de variantes, de matériaux retravaillés qui n’entrent pas dans le corpus de base ; au total, elle réalise mille trois cent vingt-six gouaches, dont certaines ne paraîtront que plus tard – Salomon n’a plus de papier et, à la fin, elle dessine au verso de travaux mis au rebut, voire des deux côtés de chaque feuille.

Ce qu’elle produit ne ressemble décidément à rien de connu et, dans les années 1940, paraît encore plus étrange. C’est trop impressionnant, difficile à éditer, encore plus difficile à exposer. Cela prend trop de temps et exige d’être lu (regardé ?) intégralement. Les gouaches réalisées en format A4, dans une telle hâte qu’il faut les suspendre aux murs de la chambre afin qu’elles sèchent au plus vite, sont recouvertes d’un calque sur lequel, en différentes couleurs, sont calligraphiées des répliques, des remarques d’auteur et des sortes d’instructions – indication, par exemple, de la phrase musicale que le lecteur doit avoir en tête quand il regarde le tableau. La tâche est parfois plus complexe : il convient de relier à la mélodie le texte, raïok*1 sarcastique un peu bancal, sur un air de habanera ou de Horst-Wessel-Lied. La musique est partie intégrante du récit proposé ; les feuillets s’enchaînent logiquement, trois parties, une postface et même une définition du genre. C’est un Dreifarben Singspiel, une opérette en trois couleurs, ce qui doit éveiller dans la mémoire un écho de la Flûte enchantée de Mozart, le Singspiel le plus populaire du canon musical allemand, ou, plus encore, de Die Dreigroschenoper, tout juste interdit mais résonnant encore dans toutes les oreilles – L’Opéra de quat’sous de Weill-Brecht.

La musique vers laquelle se tourne Charlotte (ou CS, comme elle signe son opus magnum) ne peut être qualifiée de « rare » ; de nouveau, il s’agit de ce qui est dans l’air, de ce qui se trouve dans le panier de la ménagère de son milieu : de Mahler à Bach et retour, des schlagers en vogue à la meunière de Schubert. Elle vise à rappeler (et à travestir) ce qui est familier ; toutefois, quatre-vingts ans plus tard, il ne reste quasiment plus de gens capables d’identifier ces mélodies au bout de trois notes. La base sonore du texte demeure non sonnante, sous-entendue, ce qui n’est pas sans évoquer la mémoire et ses inévitables éclipses et correctifs : pour citer Salomon, « dans la mesure où j’ai mis un an à prendre conscience de la signification de cet étrange ouvrage, de nombreux textes et mélodies, surtout dans les premiers tableaux, échappent à ma mémoire et doivent – comme l’ensemble de cette création, me semble-t-il – rester dissimulés dans la ténèbre ».

L’intonation élevée, bientôt remplacée par un virelangue railleur, les dialogues discordants qui couvrent la voix de l’auteur, sont plus compréhensibles si l’on se remémore qu’il s’agit de théâtre. Voici la couverture de la pièce ou du programme, avec caractères à boucles et monogrammes, voici la liste des personnages, voici que, comme autrefois, Prologue et Épilogue arrivent sur la scène, apportant leurs avertissements et explications. La pièce, toutefois, n’a pas la place de donner toute sa mesure. L’énorme volume de Vie ? ou Théâtre ? ne peut être feuilleté à la va-vite, sur le pouce pourrait-on dire, il se manie difficilement ; quant à le lire d’un bout à l’autre, cela exige du lecteur beaucoup de temps et de volonté.

Aussi étrange que cela paraisse, exposer correctement ces travaux est tout aussi impossible, et pas seulement en raison de l’espace colossal nécessaire pour les dérouler comme ils ont été conçus, les uns après les autres, en respectant la ligne du récit. De fait, ils réclament plus : ils veulent être un livre dont les feuillets se tournent les uns après les autres, de telle sorte que l’image apparaisse sous le calque et que la strate textuelle soit en interaction avec le pictural, jusqu’au point où le rideau s’efface pour laisser voir, tout nu, sans voiles ni commentaires, ce qui est dessiné. L’équilibre complexe du texte manuscrit (qui change de couleur pour les mots ou les phrases clés, parfois plusieurs fois par page), conçu comme une voix off, avec des insertions directes d’images de reportage, ne donne pas uniquement le rythme de la lecture-contemplation, il semble souligner que ce qui est devant nous doit être jugé conformément aux lois des arts temporaires, à côté du cinéma ou de l’opéra. Une exposition de musée n’est pas, d’évidence, en mesure de le faire ; c’est ainsi que le premier roman graphique de l’Histoire ressemble à une série d’esquisses talentueuses et ne peut être présenté nulle part dans son intégralité.

Il est cependant tout aussi difficile de ne voir qu’en partie ces travaux ; une vitrine est réservée à Charlotte Salomon au Musée historique juif d’Amsterdam qui conserve les archives de l’artiste, mais sur les mille trois cents gouaches réalisées, seules huit sont exposées. Il est risqué, en outre, de les garder trop longtemps à la lumière, force est donc d’en changer constamment. On prétend qu’il est encore plus risqué de les lire comme un livre, ainsi qu’elles ont été conçues, en suivant le caprice de sa main : le moindre effleurement cause aux pages un tort irréparable. Jamais vu en vrai, connu par des descriptions et des reproductions, Vie ? ou Théâtre ? est une sorte de texte sacré. On peut y faire référence, le citer ou l’interpréter, mais la simple expérience d’une lecture en continu n’est pas donnée à tout le monde.

De sa visée Salomon disait : « Il faut se représenter le surgissement de ces travaux comme suit. Un homme est assis au bord de la mer. Il dessine. Soudain, un thème musical lui vient à l’esprit. En le fredonnant, il comprend brusquement que la mélodie correspond exactement à ce qu’il tente d’exprimer sur le papier. Un texte se forme dans sa tête, et voici que notre homme se met à chanter l’air en y appliquant ses propres paroles, il chante encore et encore, jusqu’à ce que le tableau lui paraisse achevé. Souvent, il se retrouve avec deux textes, alors commence un duo ; il arrive même que tous les héros aient à chanter leurs propres textes, et l’on est en présence d’un chœur… L’auteur s’est efforcée – ce qui transparaît le mieux, sans doute, dans la Partie Principale – de sortir complètement d’elle-même [il en est réellement ainsi dans le texte, M.S.] et de permettre aux personnages de faire entendre, lorsqu’ils chantent ou parlent, leur voix. Pour cela, force a été de renoncer à maints critères artistiques ; j’espère, toutefois, que la nature sentimentale de ce travail permettra de l’excuser. L’auteur. »

* * *

Cette « nature sentimentale » relève de l’ironie mauvaise. Néanmoins, puisqu’il est question de « vie ? » ou de « théâtre ? », cela n’a rien d’exagéré, l’intrigue a toutes les qualités d’un roman de boulevard, on ne peut feindre de ne pas le voir, l’œuvre respire l’ardeur et le froid. La narratrice, que Salomon appelle l’Auteur, déroule devant le spectateur l’histoire de plusieurs générations, où prennent place huit suicides, deux guerres, plusieurs histoires d’amour et le cortège triomphal du nazisme. Ceux qui savent que la fable suit de près l’histoire réelle de la famille de Charlotte (or la perception de « l’opérette en trois couleurs » comme d’un récit autobiographique, voire d’un journal intime, est le fruit d’une longue tradition) savent aussi comment tout cela s’est terminé. En septembre 1943, les nazis « purgent » la Côte d’Azur des juifs ; les efforts du gouvernement de Vichy leur semblent insuffisants – au demeurant, ils l’étaient –, plusieurs dizaines de milliers de réfugiés vivent alors sur les bords de la mer azuréenne, comme si de rien n’était. La comparaison des juifs – aussi permanente que le murmure de l’eau – avec des insectes nuisibles, punaises et cafards, s’est désormais figée en équivalence définitive, l’heure est donc venue d’y mettre bon ordre. La rafle, conduite par Alois Brunner, se révèle d’une grande efficacité ; on désinfecte, entre autres, la villa d’une Américaine à Villefranche-sur-Mer. Elle a nom L’Ermitage et c’est là que réside, sans se cacher particulièrement, un couple de juifs, composé de Charlotte Salomon et de l’homme qu’elle a épousé quelques mois plus tôt. On vient les chercher nuitamment, les voisins entendent des cris. Le 10 octobre, le chargement (tant de « pièces », lit-on dans les documents officiels) arrive à Auschwitz. Le même jour, Charlotte, âgée de vingt-six ans, se retrouve dans le groupe de ceux qui sont voués à être liquidés, à peine ont-ils franchi les portes du camp. C’est assez surprenant : une femme jeune, pleine de forces, sachant en outre dessiner, avait en principe quelques chances de tenir un peu plus longtemps. Mais Charlotte en est à son troisième mois de grossesse, ce qui, visiblement, est rédhibitoire.

La réaction d’horreur et de pitié qui nous envahit devant ces faits est par trop forte et détermine bien des choses ; une inertie de longues années conduit à voir dans le travail de Salomon la confession spontanée (manifestement sans artifice) d’un cœur pur. L’ombre de la Catastrophe qui plane sur lui induit quelques déformations assez sérieuses, avec, en général, les meilleures intentions du monde. Toute histoire de victime est vouée à devenir emblématique, flèche indiquant le destin commun et la perte commune. L’histoire de Charlotte Salomon est décrite comme typique, la résultante de strates empilées, d’un contexte politique et culturel, de lois irrévocables et terribles. C’est précisément contre cela qu’elle a tenté de s’insurger, se figurant, je crois, qu’elle en était sortie vainqueur. Vie ? ou Théâtre ? ne témoigne pas de cette victoire, il est la victoire elle-même, le champ de bataille, la forteresse investie et une déclaration d’intention en sept cent soixante-neuf paragraphes. Néanmoins, l’œuvre est souvent perçue non comme un objet mais comme un matériau (que l’on peut traiter comme une matière première, dont on peut choisir des fragments, rayer le superflu) ; non comme une réalisation mais comme un témoignage (que l’on peut examiner dans différents contextes) ; non comme un résultat mais comme une promesse non tenue, bref un document humain. Il n’est rien de plus éloigné de la réalité que cette interprétation.

Presque tous les textes consacrés à Salomon ces dernières années, nous mettent en garde contre un risque évident : celui de prendre son travail pour la chronique d’une mort, établie par la victime. Le Singspiel en images composé sur la Côte d’Azur, juste avant la plongée dans les ténèbres, ne raconte pas l’Holocauste (même si, à la différence de son auteur, il en sera un survivor – ce qui aura survécu en dépit de tout). Cela exige du lecteur un effort particulier : face aux travaux de Salomon, il est indispensable de se souvenir et d’oublier à la fois, de savoir et de ne pas savoir qu’il y a Auschwitz au bout du tunnel. Entre les pages de Vie ? ou Théâtre ? sont intercalés des calques transparents, porteurs du texte, mais on peut, à tout moment, ôter ce filtre et demeurer avec la couleur pure.

Au cours de l’été 1941, Charlotte Salomon est littéralement envoûtée, sidérée par sa chance : elle compte parmi ceux – peu nombreux – qui ont échappé au malheur. Dans son texte, outre le début : « L’action se passe dans les années 1913-1940, en Allemagne, puis à Nice, France », surgit une autre date, assez étrange : « Entre le ciel et la terre, après notre ère, en l’an I du nouveau salut. » Ainsi Noé et ses fils, ou les filles de Loth, auraient-ils pu présenter leur situation. Ainsi Salomon voyait-elle la sienne ; le monde familier n’était plus, de même que tous ceux qu’elle aimait ou détestait, ils étaient morts, avaient disparu, se trouvaient en d’autres contrées. Elle-même était, en quelque sorte, le premier être d’une terre nouvelle, la destinataire imprévue d’une ineffable grâce – on lui avait fait don d’un monde renouvelé, sauvé. « Écume, rêves, mes rêves à la surface bleue. Qu’est-ce qui vous fait pétrir et vous pétrir vous-mêmes de cette douleur, de cette souffrance ? Qui vous en a donné le droit ? Rêve, réponds-moi : qui sers-tu ? Pourquoi me tends-tu une main secourable ? »

Quand, aussitôt après la guerre, le père et la belle-mère de Charlotte sont en mesure de se rendre à Villefranche, dans l’espoir d’y trouver quelque chose – traces, rumeurs, témoignages –, on leur remet un dossier à propos duquel Lotta (ainsi l’appelait-on en famille) avait dit à une de ses relations : « Il y a là toute ma vie. » La logique du typique, déjà évoquée ici, pousse à chercher des analogies, or nous en avons une sous la main : Miep Gies remet à Otto Frank, tout juste rentré de camp de concentration, le journal de sa fille Anne. Étrange comme tout se déroule à proximité, presque dans la pièce voisine : pendant la guerre, Albert Salomon et sa femme se sont cachés à Amsterdam, non loin de la famille Frank ; ils sont les premiers auxquels le père d’Anne montre le journal et, un peu plus tard, ils décident ensemble de ce qu’il faut faire des dessins de Charlotte. Je les vois, au long des années 1950-60, parents ayant perdu leurs enfants, s’efforçant de leur organiser un destin posthume. Un premier volume de Charlotte Salomon paraît en 1963 et, aujourd’hui encore, il stupéfie par sa qualité polygraphique ; sur les mille trois cents travaux, quatre-vingts y sont présentés, et l’ouvrage s’intitule : Charlotte. Journal en images.

En images : à croire qu’il s’agit d’une petite fille, de l’âge d’Anne Frank, peut-être, ou plus jeune encore. Le journal, genre féminin traditionnel – sorte de miroir-mon-beau-miroir, expression spontanée, désordonnée, de sentiments –, dont le charme tient à son caractère direct et à sa simplicité. Le journal d’Anne, réécrit-corrigé au point de consoler le lecteur plus que de le tourmenter, résonne alors dans le monde entier, devenant à vue d’œil le texte le plus influent sur la Catastrophe, un moyen d’y penser sans avoir en permanence devant les yeux les cadavres, les fosses, les rails, repoussant tout cela aux dernières pages de l’épilogue : ensuite, tous furent arrêtés. Consciemment ou non, les premiers éditeurs de Salomon le prennent pour modèle, soulignant les similitudes entre Charlotte-l’auteur et Charlotte Kahn, l’héroïne du livre de la jeune victime si prometteuse et qui disposa de si peu de temps.

La jeunesse, avec ses excès et son côté mal fini, est ici le mot-clé ; la légende qui court sur Salomon souligne obstinément et sans fondement son extrême jeunesse. En 1939, quand ses parents l’éloignent d’Allemagne et l’envoient chez ses grands-parents (munie d’un petit sac et de raquettes de tennis, afin que son départ n’ait pas l’air suspect), elle a déjà vingt-deux ans et l’expérience d’une liaison tout à fait adulte avec l’amant de sa belle-mère : cette dernière affirmera toutefois, jusqu’à la fin de ses jours, que Charlotte a tout inventé.

C’est là qu’on bute sur la différence entre la réalité et le texte romancé ; la tradition imposée par la famille se lance ici dans un slalom assez comique : tantôt elle affirme la parfaite concordance de l’auteur et du héros (c’est un journal) ; tantôt elle jure ses grands dieux qu’en vérité, tout s’est passé autrement. Quoi qu’il en soit de la réalité, nous savons à quel point Charlotte voulait – à tout prix, nous y reviendrons – raconter cette histoire. Le tour donné par l’auteur à Vie ? ou Théâtre ? est extrêmement difficile à altérer, la structure en est éprouvée, fondée sur quantité de coupures (en témoignent les cinq cents feuillets non intégrés dans la version finale) ; mais la logique rectificatrice des premiers éditeurs n’hésite pas à trancher dans le vif, à faire passer un fragment de l’ouvrage, avec sa subtile composition, pour un tout, à éliminer ou à réécrire des répliques. Cela dit, ils ont dû s’escrimer autrement plus que les correcteurs du journal d’Anne Frank. Là, la censure a visé des éléments ponctuels du texte : des mots très durs à l’adresse des Allemands et de la langue allemande, des choses vexantes sur sa mère, un bavardage sur les contraceptifs par trop ouvertement évoqués pour l’époque et – ce qui est notable – les moindres références aux realia du monde juif, telles que Yom Kippour, ignorées d’un large public.

Dans le Singspiel de Charlotte Salomon, tout s’oppose à une intervention, à commencer par le dessein de l’auteur qui se résume à repasser pour elle-même le film de l’histoire d’une famille, comme si tous les membres en étaient déjà morts, elle aussi, et comme si tout cela ne la concernait plus. Est soumis à révision (et à un double traitement par la dérision et la distanciation) tout ce qui arrive à ces gens depuis la fin des années 1880 : décès, mariages, nouvelles connaissances et nouveaux mariages, espoirs de carrière et amour de l’art. Soit dit en passant, c’est à ce genre de chronique décrivant la vie de plusieurs générations comme un mouvement vers une fin inéluctable que Thomas Mann dut son prix Nobel. Certes, sa manière était autrement plus conservatrice.

* * *

On peut, par exemple, raconter la chose de la manière suivante. Dans une vieille et digne famille juive assimilée, dont les murs s’ornent de portraits dans des cadres ouvragés, qui va en Italie comme à la datcha, qui, à Noël, allume les bougies sur le sapin et, aux moments d’émotion, chante Deutschland über alles, les suicides apparaissent un peu trop nombreux. Laissons les frères et autre parentèle, mais voici qu’une des filles, la plus triste, sort de la maison par un soir de novembre et va se noyer dans la rivière. Quelques années plus tard, l’autre sœur, joyeuse, se marie puis, au bout de huit ans, promet à sa fille qu’elle lui enverra une lettre du paradis et se jette par la fenêtre. On ne dit évidemment rien à la petite de ces suicides, elle croit que sa mère est morte de la grippe.

Les gouvernantes, les vues des villes d’eaux se succèdent, l’enfant grandit ; elle a nom Charlotte, comme sa tante morte et sa grand-mère vivante – la ronde des Charlotte ne doit pas s’arrêter. Un jour, son bosseur de père (« Ne me distrayez pas et je deviendrai professeur ! ») fait la connaissance d’un des plus grands aboutissements de la culture, une femme blonde qui chante du Bach. Dans Vie ? ou Théâtre ?, elle porte le nom clownesque de Polinka Bimbam. Il me faut ici ajouter une précision : pour une raison ou pour une autre, les personnages ayant à voir avec la scène portent des noms d’opérette, doubles onomatopées sonnant comme des grelots comiques (ou des chaînes, comprenne qui peut) : Bimbam, Klingklang, Zingzang, ces déguisés, avec leur double nature, ne font rien comme tout le monde. En réalité, la star s’appelait Paula Lindberg, ce qui, au demeurant, était un pseudonyme, elle avait nom Lévy et était fille de rabbin. « Nous ne devons pas oublier qu’ils vivaient dans une société composée uniquement de juifs », écrira Salomon dix ans plus tard à propos de sa famille.

La jeune Charlotte, alors âgée de quatorze ans, est ravie de ce mariage de la science et de l’art (la médecine et la musique, Albert Salomon et Paula Lindberg) ; rien ne saurait mieux définir ses sentiments envers sa belle-mère que le mot de passion – une passion de plus en plus consciente au fil du temps et chargée de l’attirail qui va avec : exigences, jalousie, mélancolie. Lindberg eût voulu servir de mère à la jeune orpheline. Elle eut droit, à la place, à une surdose d’amitié-adoration, passionnante et harassante pour toutes les deux. L’unique source dont nous disposons ici est, une fois encore, Vie ? ou Théâtre ?, où bien des choses ont pu être intentionnellement ou involontairement déformées. Le seul point impossible à dissimuler est l’attention portée à cette Polinka de roman (d’opérette ?). Ses portraits se comptent par centaines, reproduisant avec une terrifiante exactitude les attitudes et les expressions de Paula Lindberg (si l’on regarde une interview vidéo d’elle, réalisée des décennies plus tard, on la reconnaît aussitôt : le visage a vieilli, les mimiques sont restées jeunes) ; une page déborde littéralement de corps et de visages dont Polinka est le modèle, tour à tour sombres, alanguis, inspirés, abattus, distants – au centre se trouve la version officielle, une affiche avec le portrait de gala et les noms des villes où elle a connu le succès. Dans l’espace du Singspiel, seul le héros principal, Amadeus Daberlohn (Alfred Wolfsohn), occupe une place plus grande encore, il en est aussi le destinataire.

Le corpus de base de Vie ? ou Théâtre ? n’inclut pas les nombreuses pages du texte dessiné conçu comme un épilogue, mais une sorte de lettre adressée à Wolfsohn, dont elle ignorait le destin. On peut en voir des extraits sur le site du Musée historique juif d’Amsterdam ; si elle n’a jamais été publiée dans son intégralité, on en a maintes fois résumé le contenu et on l’a citée.

À une étape de son travail sur Vie ? ou Théâtre ?, l’artiste conçoit son grand texte comme une réplique dans un dialogue avec Wolfsohn, un moyen de lui prouver sa propre capacité à se régénérer. Le récit a un destinataire, celui que Charlotte Salomon tient ou veut tenir pour son aimé, caressant, dans des dizaines de scènes, l’idée de l’indivisibilité : de l’étreinte à la fusion.

Cela explique peut-être que les gouaches consacrées à Polinka Bimbam respirent l’obsession érotique. La limite, néanmoins, au-delà de laquelle on pourrait parler de relations amoureuses, n’est jamais franchie ; la narratrice maintient à dessein le récit à cette frontière, elle ne procède que par allusions (« nos amoureux sont à nouveau réconciliés »). Une feuille fixe en accéléré le mouvement de deux femmes allant l’une vers l’autre – une fillette dans sa chambre d’un bleu azur, sa belle-mère près de son lit, story-board montrant neuf phases d’une étreinte ; Polinka se penche, sa belle-fille se porte vers elle, soudain toute petite, bébé dans les bras de sa mère. L’étreinte est pleine et entière : visage de Polinka sur la poitrine de Charlotte, tissu blanc du drap s’épanouissant en rose. Sur la dernière image, au bas de la feuille, nous ne voyons plus le pyjama bleu foncé de l’enfant : les bras et les épaules des deux femmes sont nus, Charlotte plisse les yeux, la couverture se gonfle d’une vague pourpre. L’extrême franchise de cette scène est sans équivalent verbal ; or tout ce qui n’est pas nommé n’existe pas vraiment.

Les relations entre Daberlohn et Polinka restent, toutefois, peu claires, territoire de supputations et de projections. Ce qui importe à l’extrême pour le texte et la narratrice est de les présenter comme un triangle dont Charlotte représente un côté non négligeable : celui d’une rivale à égalité, adulte. Le professeur, qui avait promis à Polinka Bimbam que son chant atteindrait à la perfection, ne peut pas ne pas aimer la cantatrice : d’une part parce qu’elle est sans pareille dans le monde du Singspiel, comme il sied à une déesse indifférente, d’autre part parce que sa passion est le combustible qui lui permettra de s’envoler dans les hauteurs. Quant au fait qu’il lui reste assez d’attention pour remarquer la petite aux dessins, et assez de temps pour engager avec elle une histoire d’amour avec promenades et discussions, cela n’étonne en rien Charlotte, du moins un moment ; elle lui voue une profonde reconnaissance. Il écrit un livre, elle l’illustre ; leurs relations, du cousu main, une taille en plus en prévision de sa croissance, donnent un sens à son existence. Elle retient ses théories et y fait son nid ; ses déclarations sur l’impossibilité de vivre tant qu’on n’est pas passé par l’expérience de la mort (et sur la nécessité de sortir de soi, sur le cinéma comme machine inventée par l’homme pour laisser son « moi » derrière lui) seront les vertèbres soutenant l’énorme construction de Vie ? ou Théâtre ?. Leurs rencontres au café de la gare (les autres sont interdits aux juifs) ou sur les bancs d’un parc (ça aussi, c’est interdit, mais on risque le coup) se retrouvent au centre-cœur du texte, avec des centaines de visages de Daberlohn, bordés de ses sermons un peu simplets.

Tout cela se déroule sur fond de foules qui marchent au pas, de bouches ouvertes en un braillement, d’enfants se vantant des stylos réquisitionnés dans une boutique juive. Sur une des feuilles représentant Berlin au temps de la Nuit de cristal, parmi les enseignes des magasins condamnés (Kohn, Zelig, Israël & Co) il en est une au nom sans ambiguïté de Salomon. Pour décrire ce qui se passe alors dans son milieu, Charlotte invente le mot composé Menschlichjuedischen : elle parle d’âmes humano-juives, comme s’il s’agissait de monstrueux hybrides à observer et étudier. Au demeurant, il en était bien ainsi.

En 1936, la juive Salomon est admise à l’Académie des arts de Berlin, une situation impensable si l’on se réfère aux lois alors en vigueur et qui ne peut s’expliquer que par cette bravoure insensée qui fait tomber les villes et par un embarras général devant pareille insolence. Par la suite, l’administration sera contrainte de se justifier et sa réponse vaut d’être mentionnée : Charlotte a été autorisée à suivre les cours en raison de son asexualité, non susceptible, nul ne l’ignore, d’éveiller l’intérêt des étudiants aryens. On trouve dans Vie ? ou Théâtre ? son dialogue avec la commission de sélection. « Vous acceptez les juifs ? – Vous n’en êtes vraisemblablement pas une. – Bien sûr que je suis juive. – Bah, aucune importance. » Sa condisciple, à laquelle elle dédie quelques gouaches, en parle sans sympathie particulière : elle est discrète, toujours en gris, une vraie journée de novembre.

Trois ans plus tard, Charlotte est envoyée en France, contre son gré, chez ses grands-parents qui, de plus en plus démunis, tentent néanmoins de conserver le mode de vie qui leur est familier. Dans le livre publié en 1969, la feuille dans laquelle elle fait ses adieux à Daberlohn (nouvelle étreinte muette, qui renvoie à Klimt) est qualifiée de fantaisie ; jusqu’à son dernier souffle, Paula Lindberg affirmera que le triangle amoureux du Singspiel relève d’un wishful thinking, d’une invention d’adolescente et que rien de tout cela n’est vrai. Les feuilles suivantes sont un adieu général : il y a là, à la gare, son père, voûté, tout juste sorti de Sachsenhausen, sa belle-mère en vison, les lunettes rondes de Daberlohn.

* * *

La nature sentimentale du travail de Salomon incite encore plus le lecteur à y voir un récit lyrique, quelque chose comme un roman d’amour. En anglais, le terme appliqué à ce genre est romance*2, sous-entendant non seulement une fable obligatoire, mais aussi un système d’accents qui soumet tout ce que recèle le texte à une intrigue amoureuse prééminente. Ce mot, au demeurant, est employé par Freud dans un article majeur de 1909, « Le roman familial des névrosés », et traduit par Family romances dans sa version anglaise classique. Il s’agit d’un stade précis du développement, au cours duquel l’enfant cesse de croire qu’il ait pu naître, lui, figure exceptionnelle, de parents aussi ordinaires ; il s’en invente donc de nouveaux, espions, aristocrates, créatures célestes, créés à son image et à sa ressemblance. Il est sûr d’avoir été la victime de circonstances particulières, enlèvement, monstrueuse duperie, il est un héros romantique placé de force dans une pièce réaliste. Les poèmes de jeunesse de Pasternak en parlent avec sympathie comme d’une expérience universelle, inévitable : « Tu as le sentiment que ta mère n’est pas ta mère, que tu n’es pas toi, que la maison t’est étrangère. »

Le sujet du Singspiel de Salomon, avec ses anges suicidaires, sa belle-mère pareille à une marraine-fée et le professeur magicien, a l’apparence trompeuse d’un de ces romans-romances, et je me surprends parfois à employer ce mot, comme s’il s’agissait d’un livre sur le thème « aime à la folie – pas du tout ». C’est un leurre, bien sûr ; rien n’est plus éloigné de Vie ? ou Théâtre ? que ces histoires de belles-filles vertueuses, Cendrillon ou Blanche-Neige. Ce texte a une structure et une impétuosité épiques : c’est une veillée funèbre pour un monde en train de disparaître. De façon consciente et cohérente, Charlotte Salomon écrit l’histoire de l’effondrement et de la mort de sa classe, la seule qu’il lui ait été donné de connaître. La bourgeoisie juive éclairée, distinguée, avec son goût raffiné et ses nobles barbes, ses habitudes onéreuses et ses principes positivistes (la vie doit continuer, dit le grand-père un peu effrayant de Charlotte après le suicide de sa fille. On n’échappe pas à son destin, déclare-t-il, en 1939, quand les ténèbres s’épaississent ; tout ce qui est naturel est saint, répète-t-il), cette bourgeoisie, donc, se change, en l’espace de quelques jours, en curiosité : en ce qui a été des hommes, lesquels ne vivent plus que par inertie et meurent volontairement. Charlotte Salomon devient la chroniqueuse de l’effondrement, de la totale incompréhension, des pitoyables tentatives de rester digne : elle observe tout cela à la table du déjeuner.

Sur le dessin, la famille et les amis. C’est l’une des dernières soirées berlinoises, Charlotte sera bientôt obligée de partir. Tous s’égosillent, aucun n’entend les autres. Je dois, avant toute chose, faire partir ma fille d’ici. – Nous, nous partirons pour l’Australie. – Et moi, pour les États-Unis où je deviendrai le plus grand sculpteur du monde. – Pour l’instant, nous restons ici. – Moi, j’irai aux États-Unis et je deviendrai le plus grand chanteur du monde. Charlotte revient sur cette surdité d’agonisants, sur cette incapacité à se voir de l’extérieur, dans les dernières pages de son Familienroman – sur « l’impuissance de ceux qui tentaient de s’accrocher à un fétu de paille pendant que la tempête se déchaînait », ceux qui « étaient incapables d’entendre les autres, mais se mettaient aussitôt à parler d’eux-mêmes ».

L’épilogue de Vie ? ou Théâtre ? s’ouvre sur les couleurs éblouissantes de la Côte d’Azur (le bleu et les palmiers vous vrillent les yeux) – avec la silhouette dédoublée, détriplée, de l’héroïne : au bord de la mer, en maillot de bain, en robe légère, dessinant encore et encore – et tourne bientôt à la catastrophe générale, de sorte que le dessin se fait de plus en plus désespéré et nu, se résumant à une succession de pictogrammes jaunes-rouges, qui s’érodent dans des tons verts malsains. La guerre est déclarée. Entre deux tentatives de suicide (l’une ratée, l’autre réussie) de grand-mère Salomon, les deux Charlotte, la vieille et la jeune, deviennent presque indistinctes : même visage, même couleur, leurs mouvements se répètent, elles tentent de se soigner à l’Ode à la joie.

Parmi les choses demeurées dans le texte de Charlotte Salomon, dessinées mais non dites – savoir fantomatique qui n’apparaît pas assez précisément pour être appelé par son nom –, figurent deux questions non résolues et insolubles. Les relations de la Cendrillon d’opérette avec la diva Polinka en est une ; l’un des rares amis de Charlotte parlera de « problème qu’elle ne réglera pas ». La seconde question qui plane sur l’intégralité du récit concerne son grand-père qu’elle haïssait. L’ombre de ce qui ne doit pas être – ce que l’anglais nomme très exactement sexual abuse et qui n’a pas d’équivalent dans la panoplie des notions russes – est ici omniprésente, elle se tient derrière les suicides des filles et de l’épouse, invite Charlotte à suivre leur exemple (« Vas-tu te tuer à la fin, que je n’entende plus ton babil ?! ») et prend chair dans les dernières pages : « Je ne te comprends pas. Pourquoi ne devrions-nous pas dormir dans le même lit, puisque nous sommes seuls ici ? Tout ce qui est naturel, je le tiens pour saint. » Impossible de dire avec certitude – d’ailleurs, le faut-il ? – si la vie familiale de la Charlotte historique s’est déroulée sur fond permanent d’inceste. Mais le tissu de l’opérette en trois couleurs est sursaturé d’esprit de violence, d’ingérence morale et sexuelle – ici mêlées à ne pouvoir les distinguer ; et cela se rattache à la figure, droite comme une canne, du grand-père, avec son crâne chauve, sa belle tournure et sa barbe de patriarche. L’héroïne fuit la maison par impossibilité de vivre avec lui. Mourante, la grand-mère rêve de l’étrangler (« Fais-le, ou il faudra que je m’en charge ! Ah, c’est qu’il a de si beaux yeux bleus ! »). Dans le mélodrame mortifère du Singspiel, le grand-père est de ceux qui ont bien l’intention de s’en tirer : il garde ses belles manières, une claire conscience et la conviction qu’à tous il survivra.

Dans la lettre inédite par laquelle Charlotte Salomon voulait achever son opérette, la cachetant comme une enveloppe et l’adressant à son interlocuteur idéal, on trouve un aveu inattendu – auquel on peut ou non ajouter foi. Il est vrai qu’il a tout d’un wishful thinking, ni plus ni moins, d’ailleurs, que les autres retournements de situation. Après un an et demi de solitude et de travail acharné sur Vie ? ou Théâtre ?, voici Charlotte contrainte de revenir chez son grand-père, de retrouver ses petits larcins, ses reproches et ses exigences ; au bout de quelques mois, poussée au désespoir par l’impossibilité de travailler, elle mélange du véronal à la nourriture qu’elle lui sert. Est-elle vraiment passée à l’acte ? On ne le saura jamais, la seule certitude est qu’elle en avait très envie.

Pourtant, ce grand-père lui fait, malgré lui, un cadeau incroyable, quoique plutôt déprimant : un roman familial qui, pour l’artiste, est la possibilité d’une nouvelle vie. Durant la maladie de la grand-mère, il sort tout à trac à la jeune femme l’intégralité de l’histoire familiale, qu’elle ignorait absolument – huit suicides dont l’alignement ne pouvait qu’être pris comme une invite : tu es la prochaine. Aussi stupéfiant que cela paraisse, la connaissance de ce qui s’est passé et qui est devenu visible produit l’effet contraire de celui escompté. Une des gouaches montre Charlotte qui, penchée sur des casseroles à la cuisine, se dit mot pour mot : « Que belle est la vie ! J’ai foi en la vie ! Je vivrai pour eux tous ! »

Ainsi, à partir de révélations inattendues, commence à se dérouler l’énorme système de Vie ? ou Théâtre ? L’héroïne propose d’abord à sa grand-mère une sorte de procédé thérapeutique : se libérer en racontant sa vie. Cela rappelle beaucoup l’obligation de sortir de soi faite par Daberlohn aux artistes. Le conseil n’est pas suivi mais le processus est lancé, l’histoire du clan est vue de l’extérieur, par les yeux d’un être qui a perdu tout lien avec le vieux monde.

« Ma vie a commencé lorsque grand-mère a décidé de mettre fin à ses jours… lorsque j’ai appris que ma mère avait aussi attenté à sa vie… À croire qu’un monde s’était ouvert à moi dans toute son horreur et sa profondeur… Alors qu’on ne pouvait plus rien pour ma grand-mère et que je me tenais devant son corps ensanglanté, voyant ses petits pieds qui bougeaient encore dans l’air, tressaillant par réflexe… alors que je jetais sur elle un drap blanc et entendais grand-père dire : “Elle l’a tout de même fait”, j’ai compris qu’une tâche m’attendait et qu’aucune force au monde ne m’arrêterait. »

* * *

La funeste particularité du destin et du travail de Charlotte Salomon est que celle-ci est vouée à demeurer, aux yeux du spectateur, une éternelle ingénue : une gamine discrète et muette, telle qu’elle se représente, y mettant tout son désespoir et sa haine d’elle-même. Et cela marche ; le lecteur a un réflexe naturel de défense, il veut la couvrir d’un drap blanc de compassion et de compréhension, comme elle l’a fait pour sa grand-mère. Nous ne savons à peu près rien de Salomon au cours de ses derniers mois, mais rien n’est sans doute très éloigné des véritables désirs de l’Auteur de l’opérette, qui met à nu, les uns après les autres, sans concession, tous les mécanismes qui font se mouvoir ses héros.

Pour le directeur du musée d’Amsterdam, le problème de Vie ? ou Théâtre ? est qu’il ne saurait se comparer à quoi que ce soit ; il n’existe pratiquement pas d’équivalent dans la peinture mondiale. La solitude de ce travail (et son accessibilité relative, partielle) coïncide étrangement avec la déferlante de l’intérêt des masses pour l’histoire qui y est narrée ; l’artiste apparaît comme une icône de plus de la souffrance collective, une figure importante, un synopsis pour Hollywood, en raison non de ce qu’elle a fait mais de ce que l’on a fait d’elle.

Le moment est peut-être venu de s’éloigner de ce récit. Pour aller où ? On voudrait parler du Singspiel, de sa complexité, de son brio, comme s’il n’était pas du tout lié à l’histoire de sa créatrice, seulement voilà, c’est impossible. Il y a quelque chose, dans la nature même de ce travail, qui pousse à chercher différents filtres pour alléger la lecture, et à les balayer aussitôt avec indignation. Non, ce n’est pas une autobiographie, et pourtant, ça y ressemble diablement. Ce n’est pas non plus une séance d’autothérapie dont nous serions les témoins, ni une tentative de surmonter un traumatisme (bien que Charlotte répète maintes fois que ce travail n’est pas une fin, mais un moyen). Ce n’est pas même un texte antinazi – les nazis de Vie ? ou Théâtre ? sont grotesques et ne sont pas plus effrayants que les autres acteurs de ce théâtre. « J’ai été chacun d’eux », affirme l’Auteur.

Cela non plus n’est pas vrai. Tout ce qui a été évoqué – et beaucoup d’autres choses – existe ici : il y a l’écriture traumatique, il y a ce qu’on peut appeler une optique féminine, des indications de la Catastrophe, la pensée magique enfantine – ce que je dessinerai sera ! De fait, toutes les lectures ont leur raison d’être et sont fondées ; ce qui gêne, en réalité, c’est la non-correspondance entre l’ampleur du Singspiel et sa réception. Fouillons un peu les archives masculines et imaginons que tout le corpus de textes interprétant À la recherche du temps perdu se résume à la biographie de Proust : Proust et le judaïsme, Proust et l’homosexualité, Proust et la tuberculose. La Chose conçue et réalisée par Charlotte Salomon dépasse de loin ce qu’elle reflète.

C’est un projet titanesque, impossible à reproduire, qui nécessiterait un musée à lui seul, et même dans ce cas on ne pourrait tout exposer comme il faut ; un énorme livre qui n’entre dans aucun sac ; un texte qui implique des heures et des jours non de lecture linéaire, mais de lente observation ; tout cela est affreusement gênant pour l’entourage. Tout est dérangeant, à commencer par l’intensité de ce travail : les « rangs serrés », pour reprendre la formule de Tynianov, compliquent sinon la compréhension, du moins la simple consommation de cette opérette moderniste. Au fait, est-ce vraiment moderniste ? La façon dont Salomon mélange les techniques picturales, les optiques, les règles du jeu, paraît aujourd’hui plus moderne que dans les années 1940, où la manière faisait l’artiste. Si l’on considère ses gouaches telles qu’elles sont exposées actuellement – deux-trois pages dans un catalogue, une vitrine dans un musée –, on trouve des sources d’inspiration ; toutefois, sur la longue distance, on perçoit ce qu’elle fait de ces modèles. Elle n’imite pas Modigliani ou Chagall, mais la contemporanéité en tant que telle, à croire que celle-ci se résume à un ensemble de couleurs ou un catalogue de procédés ; son texte polyphonique, qui mêle des dizaines de voix et de fragments musicaux est, en outre, la parade d’une visualité en voie de disparition, une ultime revue de ce qui se faisait au temps de l’art dégénéré.

Il y faut un autre verbe : Salomon n’imite pas, elle utilise, elle s’approprie non la manière, mais le système, elle le digère et reste identifiable. Lorsqu’on regarde les feuilles de Vie ? ou Théâtre ? – or il s’agit d’un long processus, comme de traverser les fourrés d’une forêt –, on a peu à peu l’impression qu’il n’est pas de procédé qu’elle ne saurait maîtriser, tout en se donnant pour tâche de désapprendre complètement à dessiner. C’est ce que montre Jacqueline Rose dans un brillant essai consacré à Salomon ; la couleur bave sur les bords, élargissant les contours de l’intérieur, à croire qu’il n’y a pas de limite à ce qui se passe ; « chacune des images évoque obstinément une esquisse ou une variante d’elle-même ».

J’ai toujours envie de parler du Singspiel de Salomon et du cadre théâtral qu’elle a imaginé comme d’une œuvre littéraire, avec les mots texte, livre, lire. Le problème est peut-être que son espace tortueux (de même que l’amoncellement de valises et de balluchons qui empêchent de traverser le couloir) suit les contours d’un roman classique du xixe siècle, de ceux que lisaient ses grands-parents et que prolongeaient Proust, Mann, Musil. Je rectifie : il n’y a pas ici, me semble-t-il, la moindre référence à la littérature et aux hommes de lettres, alors que les allusions ou les citations musicales et picturales se comptent par dizaines ; même le prophète de la chanson, Daberlohn, ne compose pas de vers. La littérature est invisible et perceptible, à l’instar de l’air qu’on respire en écoutant les conversations des adultes : l’opérette est la petite sœur des Karénine, des Dombey, elle est tracassée par la même immuable question – le sujet magistral d’un monde qui disparaît. Charlotte Salomon décrit sa chambre de torture, ses tendres mécanismes de pression et d’exclusion. Le fait que sa propre histoire soit l’objet de ses observations paraît empêcher de déceler derrière le texte son modèle sous-marin, le « grand roman » où tout est symptôme et tout condamnation. Le théâtre, qui a une si grande signification pour Salomon, a examiné la famille au microscope, des décennies durant, depuis le romantique « elle m’a trompé, je l’ai tuée » jusqu’à Wagner et ses divinités incestueuses, ou Brecht-Weill et leurs criminels ultra-mode. Tous sont apparentés, leurs douloureuses histoires familiales sont empreintes du même air vicié et de lierre poussiéreux. Le nouveau théâtre épique conçu par Charlotte a l’apparence d’une œuvre d’art totale ; pourtant, sans en avoir conscience, il obéit aux préceptes de Brecht-Benjamin : « Il faut éduquer les spectateurs de manière à ce qu’ils ne s’identifient pas aux héros, mais qu’ils soient horrifiés par les conditions dans lesquelles ils vivent. »

L’ordre du monde (et son Théâtre avec une majuscule), contre lequel Salomon guerroie, l’indigne, précisément, parce qu’il est condamné et incapable de résister, trop occupé à se duper lui-même, à trouver un fétu de paille auquel s’accrocher. Au chevet du siècle agonisant, elle ne sait si elle doit l’aimer ou le haïr, le sauver ou l’achever, et décide de renoncer, de le maudire, de trahir tous ses terribles secrets. C’est ce que fait le Singspiel en trois couleurs, mais sa façon de raconter ne ressemble à aucune autre. On peut songer au cinéma et à ses story-boards (une condisciple de Charlotte se rappelle qu’elle faisait en solitaire la tournée des cinéastes de Berlin). On peut aussi comparer Vie ? ou Théâtre ? aux bandes dessinées en vogue à l’époque ou au roman graphique contemporain, mais tout cela reste inexact. Dans tout ce qui vient d’être mentionné, l’image ne repose pas seulement sur la suite chronologique des cadres, sur la chaîne qu’ils forment ; elle tient aussi sur le fait qu’il y a entre eux tous des frontières. La frontière, la ligne de démarcation – ce qui fait de l’ensemble des représentations un itinéraire et aide le spectateur à passer d’une image à l’autre, le gardant de l’incompréhension et de la défocalisation.

Chez Salomon, les frontières sont abolies, et chaque feuille peut être examinée sans fin, comme un huit ou un ruban de Moebius. Tout arrive en même temps : le même personnage effectue une série d’actions que l’on distingue à peine, à croire que l’auteur vise à conserver pour l’éternité toutes les phases de son mouvement. On ne peut que se perdre en conjectures sur le laps de temps écoulé entre tel et tel mouvement, des mois ? des minutes ? voire les deux ? La coexistence de plusieurs plans temporels dans le même travail confère au Singspiel un temps particulier qui ne ressemble à rien – ou, à la rigueur, au temps en boucle du poème, dont le tempo est déterminé par le souffle du lecteur. Ce que représente Charlotte – le passé absolu, sa capsule de lumière – est un lieu si éloigné que tout s’y passe simultanément, le proche comme le lointain ; le début de la phrase prend une résonance nouvelle avant que l’on n’arrive au bout. Je ne cesse de songer aux pages qui évoquent des feuilles non coupées de timbres-poste – dizaines de visages de Daberlohn changeant à peine, le temps qu’il achève de prononcer sa phrase.

Tout, dans ce lieu, dans ce monde, est à l’étroit. Les gens, familiers ou anonymes, tourbillonnent et se multiplient ; bien que la liste des personnages soit limitée, on a l’impression d’une foule, comme dans une gare ou sur la rive du Léthé. L’amplitude du temps apparaît ici avec une évidence extrême – son caractère répétitif, sa monotonie, sa besace transparente emplie de corps, de gestes, de conversations. Et cet espace déborde d’une saturation de couleur physiquement insoutenable – rouge, bleu, jaune et toutes leurs combinaisons. La fonction de chaque couleur dans l’univers de Salomon est décrite en détail par Griselda Pollock ; chacun des héros se voit attribuer non seulement une phrase musicale, mais aussi un code de couleur : « le bleu pour la mère, le jaune pour la diva, femme à la voix d’or… et le rouge pour le bavard à l’imagination débridée, prophète fou, prônant l’art de vivre après le passage par la mort, à l’instar d’Orphée – vers les enfers et retour. Le mélange de rouge et de jaune signifie danger de mort et de folie… » Toutefois, la force de ce travail réside dans la façon dont il résiste à toute interprétation, en premier lieu à celle que propose la narratrice elle-même, citant comme un texte sacré les théories de son héros, celui qui, à la page suivante, la plaque contre un mur dans un couloir obscur : « Ça rime à quoi ce petit cou ?! Tu sais que ta mère est pas près de revenir ? »

Telle était, manifestement, une des grandes visées du texte dessiné et des dessins parlants : le rejet de toute capacité à juger. Le moindre point de vue est ici compris comme extérieur ; rien de ce qui se passe n’est motivé ni expliqué, n’ayant droit qu’à la causticité glaciale de l’observateur. Si Charlotte attribuait vraiment des fonctions magiques à son travail, elle ne se trompait pas : elle a réussi à barricader la pièce du passé, de telle sorte qu’on entend ce dernier s’agiter et se cogner contre les murs.

Pour une oreille russe, le mot allemand Erinnerung, la mémoire, a une résonance lointaine : le vol des Érinyes, déesses de la vengeance, qui se souviennent et poursuivent les coupables jusqu’au bout du monde, où qu’ils tentent de se cacher. La longueur de la mémoire, sa faculté de rattraper ceux qui s’efforcent de lui échapper dépendent directement de notre capacité à nous retourner et à aller à sa rencontre. C’est ce que fait l’héroïne de Vie ? ou Théâtre ?, placée devant le choix de « mettre fin à ses jours ou se lancer dans une entreprise absolument insensée », de devenir chacun de ceux qu’elle a connus, de parler par les voix des vivants et des morts. De ce point de vue, entre elle et l’auteur il n’y a plus de frontière.


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