I


On n’échappe pas à son destin










… et pendant tout ce temps, disait ma mère de sa voix médiumnique de conteuse, pendant tout ce temps, en Russie, Micha, son futur mari et ton futur arrière-grand-père, l’attendait. Et quand la Première Guerre mondiale a éclaté, elle l’a rejoint après toutes ses errances, ils se sont enfin trouvés et, dès lors, ne se sont plus quittés. Pour leurs noces, il lui a offert la petite broche que je porte les jours de fête, aux initiales SGF, Sarah Guinzbourg-Friedman, et au dos, simplement : « On n’échappe pas à son destin ».

Ce « on n’échappe pas à son destin », sur ce disque d’or à la rondeur de médaille pour collier de chien, accroché au revers de sa robe bleue de fête, m’avait longtemps semblé un peu effrayant (comme si le destin était à notre poursuite et finissait par nous rattraper – Micha, joyeux, irrésistible dans ses hautes bottes couvrant ses jambes d’une infinie longueur, n’avait pas vécu plus de sept ans après le mariage). La robe était toujours la même, taillée dans un tissu laineux, froncée au niveau du corsage et tombant en fourreau sur le ventre. Elle avait quelque chose d’un confortable uniforme, qui n’avait donc pas vocation à changer. Au temps de mon enfance, les toilettes de maman étaient plus nombreuses, et l’une d’elles, une robe marron à motifs blancs, suscitait en moi une douce béatitude. Mais vers le milieu des années 1980, quand mes parents entrèrent imperceptiblement dans l’âge que j’ai aujourd’hui, le charme des fêtes consista en une permanence de leurs composantes : la robe bleue était tirée du placard, la broche reprenait sa place, de la petite armoire en bois d’Abramtsevo où l’on rangeait la pharmacie, surgissait une boîte blanche de parfum, toujours le même – ou tout bonnement inépuisable car trop rarement utilisé. C’était un parfum des plus simples, le Signature polonais qui était dans nos moyens : le petit flacon rond en cristal contenant un liquide doré vivait dans un nid de soie, sur un modeste piédestal en carton ; son mini-bec odorant nous effleurait, maman et moi, derrière les oreilles, sur la cage thoracique, près de la nuque. Quelques minutes avant l’arrivée des invités, je trouvais le moyen de retourner la médaille d’or à la pierre bleue, pour m’assurer que l’inscription était bien à sa place.

Et tout ce temps, répétait maman de telle façon qu’il ne subsistait aucun doute sur l’identité de l’héroïne principale de notre histoire familiale, elle l’a passé en France. Grand-mère avait fait ses études à la Sorbonne, dans la plus grande faculté de médecine – cela allait sans dire –, elle était médecin à son retour en Russie. De couleur crème, le diplôme de la Sorbonne, sa calligraphie avec ses pleins et ses déliés, son tampon gros comme un cadenas de grange, témoignaient, eux aussi, du sérieux du travail accompli et d’une victoire méritée, mais tout cela le cédait au magnétisme du sujet majeur. L’arrière-grand-mère Sarah avait passé à Paris les sept années bibliques réglementaires – de même que Jacob avait travaillé sept ans pour obtenir la main de Rachel – et, curieusement, était réapparue comme d’outre-tombe, vers nous autres à venir, comme si la vie étonnante que l’on menait de l’autre côté du probable ne signifiait rien pour elle. Pour moi qui gravissais peu à peu les rayonnages de littérature française, des Mousquetaires à Maupassant, il était difficile d’accepter pareil comportement. La possibilité de Paris (de l’impossible, pour maman et moi) était par trop vertigineuse pour qu’on se permette de la considérer aussi légèrement.

J’avais cinq ans à sa mort – elle en avait quatre-vingt-dix, avait survécu de deux ans à sa fille qu’elle adorait, la cherchant en vain dans les deux pièces de leur appartement communautaire, regardant tantôt dans l’armoire, tantôt dans le buffet : Liolia ? Peu à peu, elle avait donné à sa petite-fille, Natacha, le nom de sa fille, à croire que dans la poupée russe familiale, il était possible de déplacer n’importe quelle figure sans que le sens général en soit changé. Elle passait son temps sur le divan Saltykov de la datcha, vêtue d’un léger peignoir bariolé, toute petite, desséchée jusqu’au trognon, et paraissait presque transparente dans la pâle lumière de jasmin. Mais elle regardait toujours vers l’avant avec une ténacité griffue, une ténacité d’insecte, de sorte que l’on comprenait : ce qui se profilait aurait quelque peine à la digérer. Oh, maman est un roc, disait d’elle Liolia, quarante ans plus tôt ; à présent encore, en miettes, ayant perdu tout poids et volume, elle demeurait malgré tout, en monument de la force qui l’avait quittée.

Quelque chose l’avait poussée, en février 1914, à envoyer à son futur mari quelques cartes postales avec des esquisses crayonnées de vieilles femmes, puis, une quinzaine de jours plus tard, à lui demander s’il avait bien reçu ses vieilles. Elle avait devant elle ses examens à l’Université + deux guerres, la naissance d’un enfant, la révolution, l’évacuation, les maladies de sa fille et de sa petite-fille, « l’affaire des blouses blanches » qui n’avait pas eu le temps de toucher notre famille, le pédalage dans la semoule à la suite de son AVC – ce qu’on appelait alors tout simplement le gâtisme. La netteté parfaite, hardie, de ses jeunes années n’avait pas disparu, elle semblait même s’être aiguisée et s’exprimait à présent en côtes, mandibules, élytres, sourcils pesants au-dessus de son visage et de son corps menus, presque enfantins.

Peu auparavant, au début des années 1960, Ruth, une cousine de maman à je ne sais quel degré, était venue de Saratov à Moscou et avait vécu assez longtemps sur la Pokrovka. Rentrant le soir, elle trouvait Sarah dans la pièce enténébrée, seule, dans son fauteuil à bascule. « Grand-mère, pourquoi tu restes sans lumière ? Tu devrais plutôt lire un bout de roman ! – Il suffit, ma chère, que je ferme les yeux pour que me reviennent de ces bouts de romans à vous faire balancer-tanguer ! »

* * *

On dit aussi que dans sa vieillesse, elle chantait. Il y avait toujours des partitions à la maison (sur la page-titre d’une romance démodée qui, Dieu sait pourquoi, avait été imprimée en 1934, se trouvaient quelques mots de l’auteur, voisin de la maison de repos des environs de Moscou : puisque vous chantez…) ; le vieux Blüthner se tenait là, avec ses touches un peu jaunies, de plus en plus muet, les dernières années. Parfois, venait en tournée le mari de la Ruth de Saratov, brillant pianiste, élève de Neuhaus, et, chaque matin, il fourrait ses bras jusqu’aux coudes dans la gueule de l’instrument : celui-ci vrombissait et gazouillait docilement, il faisait ce qu’il avait à faire. L’arrière-grand-mère, au demeurant, considérait les activités musicales, les siennes et celles des autres, avec un profond dédain, comme une amusette plaisante aux heures de loisir.

Plus tardivement, presque à la veille de sa mort, son chant avait pris d’autres directions, à croire que sa prime jeunesse lui était revenue, passant par sa gorge, libérant tout ce qui avait été oublié depuis longtemps et n’avait plus de sens : la sourde, l’effrayante Vous êtes tombés, victimes de la lutte fatale…, écrite dans les années 1870 et à la base de la marche funèbre de la onzième symphonie de Chostakovitch ; la Varsovienne35, que l’on aimait tant sur les barricades de 1905, avec son « En avant, en avant, peuple ouvrier ! » et son « La vue de l’échafaud peut-elle effrayer nos jeunes compagnons de lutte ? ». Il y avait aussi, bien sûr, Hardi, camarades, au pas36 et toutes les chansons semi-clandestines qui, au tournant du siècle, faisaient délirer gamins et gamines, et constituaient l’unique dictionnaire de leur combat et de leur victoire repoussée pour peu de temps.

Quand on lit des souvenirs sur des révolutionnaires du début du xxe siècle, on a le sentiment qu’ils chantaient sans cesse, remplaçant ainsi démonstrativement, semble-t-il, le simple discours humain. Les récits des grèves et de la conspiration sont structurés par la musique, comme le feraient des virgules ou des tirets : « ils remontaient le fleuve en chantant des chansons révolutionnaires », « ils revenaient dans leurs barques, en chantant à nouveau des chants révolutionnaires et en brandissant des drapeaux rouges », « après son discours, le meeting se conclut par un chant », « la Marseillaise37 est remplacée par l’Internationale ». « Quittant la maison, nous entonnâmes doucement Hardi, camarades, au pas ! », se remémore une relation de Iakov Sverdlov. « Camarades, ne vous relâchez pas », dit l’un des nôtres presque dans un murmure.

Là, quelque part, indiscernable au milieu des étudiants et des jeunes filles, avec leurs proclamations de 1er Mai et leurs tracts, marche, main dans la main, comme l’écrit son compagnon, Sarah Guinzbourg, âgée de dix-sept ans. Le gymnase no 2 de Nijni-Novgorod, dont elle est l’élève, est à quelques maisons de l’atelier de graveur des Sverdlov, où tout est bruyant, où il y a toujours du monde, où Iakov, qui a le même âge qu’elle, frère de sa meilleure amie, organise des réunions avec les camarades. Dans les souvenirs d’enfance et d’adolescence un peu obscurs, écrits des années plus tard par trois Sverdlov à la fois, il est question d’une promenade sur l’eau avec la sœur et une amie de celle-ci (de grandes vagues menacent de faire chavirer la barque, les filles ne pleurent pas – elles ont plus peur du frère que du roulis) ; ombre muette, passe Sania ou Senia Baranov, les collégiens vont faire le coup de poing contre les cadets*1, ils portent à la prison des bonbons Cous d’écrevisse*2, et une étrange combinaison d’effroi et de confort douillet colore, telles des pelures d’oignon, les coquilles d’œufs de la jeunesse d’alors*3. « En 1901-1903, elle [Sarah Sverdlova, M.S.] transmet souvent des messages, transporte des proclamations, imprime des tracts en hectographie, remplit d’autres missions clandestines. » Son amie doit faire à peu près la même chose. En 1906, Sarah est appréhendée – ce qui devait arriver – pour avoir distribué des tracts dans les casernes.

Pour mes quatorze ans, en 1986, ma mère décida de me montrer sa ville préférée ; tu vas voir Leningrad, promit-elle. C’étaient les nuits blanches, et nous passions, toutes les deux, d’un banc public un peu humide à un autre, maman se fatiguait trop vite pour envisager de longues promenades, toutes s’achevaient bientôt en essoufflement, bancs et pigeons, lesquels étaient en abondance sur le trottoir fissuré. Néanmoins, dès le premier soir, nous allâmes jusqu’au fleuve*4 par le canal des Cygnes et, sur l’autre rive, se détacha une muraille sombre et brilla l’or d’une grande flèche. C’est, Macha, la forteresse Pierre-et-Paul, dit maman ; grand-mère Sarah y a été emprisonnée. Alors, nos cous eurent un même mouvement d’oie, ils se tendirent et plongèrent en une sorte de salut à la jeunesse de Sarah, comme si nous voulions sortir de nos propres peaux.

La forteresse Pierre-et-Paul fut, en son temps, l’objet de notre visite attentive, de même que les jets d’eau de Peterhof, les vases et les statues de l’Ermitage, et jusqu’aux fantaisies chinoises d’Oranienbaum ; je suis effarée de tout ce que nous avions réussi à faire. Je tentais, çà et là, de mendier un cadeau, comme si un nouveau lieu ne pouvait me réjouir si je n’en rapportais pas un modeste trophée-souvenir, une consolation, aussi, pour le moment où l’aventure prendrait fin. En ce mois de juin, la forteresse était nue comme un champ de manœuvres et déserte comme un décor – elle n’avait pas la mémoire des siens38 ou refusait de les trahir. Quoi qu’il y ait eu entre ses murs, il n’en restait rien depuis beau temps, la forteresse avait en un clin d’œil chassé ma Sarah comme un grain de poussière.

Cela étant, chaque fois, depuis, que je me suis rendue à Saint-Pétersbourg, je suis allée jusqu’à la Neva et, postée face au mur de granit de la forteresse, face à l’ange en haut de la flèche, face à l’étroite plage le long de la muraille, j’ai refait ma révérence d’oie, tendant mon cou et le figeant, saluant… mon arrière-grand-mère ? ce lieu qui, pareil à la baleine de Jonas, l’avait avalée, puis rejetée ? Je ne doutais pas un instant de la véracité de la légende familiale – au demeurant, d’où me seraient venus des doutes, maman avait des renseignements de première main, elle les tenait directement de l’arrière-grand-mère.

La prison du bastion Troubetskoï, contemporaine de la chanson qui raconte comment vous alliez dans le cliquetis de vos chaînes39, est construite au début des années 1870 : soixante et quelques cellules, deux cachots, qui verront passer sans interruption des centaines de « politiques ». Si Sarah avait été enfermée à la forteresse Pierre-et-Paul, c’était forcément dans ce bastion. Un plafond d’un blanc sale, des murs gris, du linge réglementaire, des chaussures spéciales détenus, au groin émoussé. Les couloirs courent ici à leur aise, se brisant en coudes, mais lorsqu’on s’approche de la porte d’une cellule, il en souffle un froid souterrain, et les lits de fer que l’on y voit aujourd’hui encore projettent sur le sol de pierre des ombres cruciformes. Ces lits, comme les tables métalliques évoquant des tablettes de compartiment de chemin de fer, sont fixés au mur et au sol. Un pauvre matelas, deux oreillers, une grosse couverture ; toutes les affaires personnelles doivent rester bien en vue : livre, quart, peigne, tabac. À ma demande tardive aux archivistes, nul ne trouva rien à répondre : Sarah Guinzbourg ne figurait pas dans les documents du bastion Troubetskoï, on ne lui reconnaissait pas de place.

Allez la trouver, à présent ! Elle n’était pas, tant s’en faut, la seule dans ce cas ; on se figure difficilement, de nos jours, après ce qui a suivi, que les jeunes gens de ce monde-là étaient à fond dans la lutte ; on voit encore, comme une pâte, lever-gonfler des Mémoires, documents, rapports d’agents, tapés, bruts, à la machine : « Un foulard rouge spécialement apporté fut déployé, on y écrivit à l’encre “À bas l’Autocratie !” », « les actions de propagande sont menées en solitaire ou par petits groupes sur des bateaux », « à l’estaminet Le Passage, on a surpris, parmi les clients, un groupe de nouvelles recrues en train de chanter la Marseillaise : “Debout, debout, peuple ouvrier !” » Et, encore et encore : « Les participants ont entonné plusieurs chants révolutionnaires. » Dans le couloir glauque de la forteresse, des plaques ont été soigneusement accrochées, avec des renseignements sur les gens qui ont séjourné ici : exécutés en 1908, après condamnation par le tribunal de la région militaire ; s’est suicidée dans sa cellule ; tué au Mexique par un agent du NKVD ; mort à Moscou en 1944.

Il y a aussi des photos de graffitis remontant à la période où la prison a cessé d’en être une, au milieu des années 1920. L’un d’eux, entouré d’un cadre dessiné pour donner l’impression d’un vrai tableau, voire d’une fenêtre, montre une femme assise près d’une table, vêtue d’une blouse légère à manches bouffantes : devant elle, des fleurs dans un grand vase, un beurrier en argent, une théière-bouilloire sur pied. La femme n’est pas belle, il semble donc que l’auteur se soit inspiré d’un modèle réel. Son visage simple traduit une sorte d’étonnement concentré, elle a allumé une cigarette et exhale une première bouffée sans cesser de sourire. Ses cheveux sont ramassés en chignon. De l’autre côté de la vitre, la lumière et les ombres de l’été – effrayant de penser à quel point nous ne sommes pas là.

La lettre du camarade Platon contenant des citations de Pouchkine et exprimant l’espoir d’une Douma d’Empire renouvelée, d’opposition, ainsi que de la victoire sur les forces obscures, avait été envoyée à Sarah, « dans votre casemate », en février 1907. La carte de la harpiste n’a de tampon ni de la poste ni de la prison. Dix ans plus tard, à l’automne 1917, sur fond de confusion et d’effondrement, il se passera une chose étrange dans les archives de la forteresse : elles disparaîtront dans des circonstances incompréhensibles, il en demeurera à peine une petite moitié. La trace de Sarah, pour le plus grand bonheur de celle-ci, avait pu se changer en fumée dès cette époque : dans aucun des questionnaires conservés elle ne mentionne ni son passé révolutionnaire ni l’épisode de la prison. « En tant que juive, les établissements d’enseignement supérieur m’étaient interdits en Russie ; j’ai donc été contrainte de faire mes études à l’étranger », écrit-elle à propos de son séjour en France ; en fait, étant fille d’un marchand de la Première Guilde (« marchand de la Première Guilde de Loukoïanov », est-il inscrit sur son certificat de mariage), elle pouvait tout à la fois vivre et étudier dans les deux capitales de Russie, dans n’importe quelle université de Moscou et Saint-Pétersbourg. La légende familiale rapporte la chose comme suit : pour cette petite, avec sa révolution, on s’était démené, on avait appuyé sur des boutons, fait jouer les relations et leviers qu’on avait à disposition. Cela n’avait pas été vain ; on lui avait proposé de choisir entre la relégation à Touroukhansk*5 et un départ dans l’autre sens, pour étudier, recouvrer la santé, bref débarrasser le plancher. C’est ainsi que les cartes postales suivantes avaient été envoyées de Montpellier.

En quarante ans de vie dans la Russie soviétique, sachant ce qu’il en était des uns et des autres, ayant derrière elle l’univers domestique de l’antédiluvienne Nijni-Novgorod, avec ses lecteurs-déclamateurs, ses assemblées et ses thés chez les Pechkov, ayant été petit chef à un moment, ayant traversé les Purges et fréquenté les réunions, Sarah Guinzbourg, étrangement, n’avait jamais tenté d’entrer au Parti. Les occasions ne lui en avaient pas manqué, mais elle ne les avait jamais mises à profit. Son départ pour la France, comme on sort de l’eau sur la terre ferme, avait marqué une sorte de passage irrévocable, sans retour en arrière : la révolution était terminée pour elle, autre chose avait commencé.

Bien des années plus tard, elle s’était rendue une unique fois de Moscou à Nijni qui, depuis un moment, portait le nom de Gorki. On l’avait menée au musée, en haut de la falaise dominant la Volga. La guide lui avait raconté en détail la vie héroïque des bolcheviks de la ville, passant de photo en photo. L’une d’elles, qui semblait sale en raison des flocons de neige qui s’étaient collés à l’appareil, montrait un groupe de très jeunes gens, sur fond de palissade basse. Ils étaient quatre, le visage d’une des femmes était barré d’un absurde bandeau noir, son bonnet était de guingois, pointant en queues de lièvres. Sanka en était aussi, qui ne se ressemblait pas. C’étaient les barricades de Sormovo, décembre, avait déclaré la guide, on sait peu de choses de ces gens, sans doute y a-t-il un moment qu’ils ne sont plus de ce monde. Vraisemblablement, avait enchéri l’arrière-grand-mère Sarah en se dirigeant, d’un pas résolu, vers la vitrine suivante.

* * *

Sur la vieille photographie, la place de Potchinki est vide, une télègue se traîne, attelée de deux chevaux, un artisan se tient à l’entrée d’une échoppe ; là, avec la dernière insolence, viennent aussi se frotter des poules.

C’était, manifestement, un endroit très paisible à l’une des extrémités lointaines du monde. La ville en bois était enfoncée jusqu’au poitrail dans les jardins. Rien n’était volumineux, mais il y avait tout pour attirer l’attention – les collines arrondies, que l’on qualifiait respectueusement de montagnes, la rivière Roudnia où l’on avait eu le bonheur de trouver une défense d’un animal antédiluvien, laquelle mesurait deux archines*6, le bon goût des collégiales, la présence proliférante des bureaucraties – pour la conscription, les alcools, les impôts –, sans oublier l’étude notariale et la société d’épargne et de crédit. Abram Guinzbourg avait élevé ici sa nombreuse famille, loin du monde, du vaste monde, à la périphérie.

Je n’étais pas parvenue à trouver une trace de sa présence, la petite ville, transformée en bourg, gardait à peine le souvenir de son fils Solomon, oncle Solia, qui vendait des machines à coudre Singer. Ce dernier n’était pas l’aîné, il était devenu l’héritier par hasard, en remplacement de son frère préféré, Iossif, qui s’était attiré la malédiction paternelle. Oublié de Potchinki, l’arrière-grand-père Abram, à la barbe baobab, avait produit là seize enfants, réalisé une assez belle fortune, sauvé Sarah de la prison et de la relégation, avant de rendre l’âme en 1909, le 22 juin.

Les marchands de la Première Guilde étaient exemptés des châtiments corporels. Parmi les choses auxquelles ils avaient droit, il y avait le commerce de gros à l’intérieur du pays et à l’étranger, pour toutes sortes de produits, russes et étrangers ; ils pouvaient posséder des bateaux à vapeur et des navires, les envoyer, chargés, au-delà des mers, être propriétaires de fabriques et d’usines, hors distilleries, de magasins, d’entrepôts et de caves ; avoir des bureaux d’assurances, s’occuper de transferts d’argent, être inclus dans les contrats gouvernementaux et bien d’autres choses encore. Les marchands juifs avaient un statut à part, non négligeable : à compter de 1857, l’appartenance à la Première Guilde donnait à toute la famille, et même à la domesticité, la possibilité de vivre sans problème hors de la zone de résidence*7, dans n’importe quelle ville de l’empire, y compris – sous certaines conditions – les deux capitales. Cela coûtait cher ; la cotisation annuelle versée à la guilde était au minimum de cinq cents roubles (elle représentait 1 % du capital déclaré, lequel ne pouvait excéder cinquante mille). La communauté juive de Nijni-Novgorod n’était pas très nombreuse, même à la fin du xixe siècle ; dans la minuscule Potchinki, les juifs étaient une curiosité. Les statistiques établies en 1881, quatre ans avant la naissance de Sarah, indiquent que dans tout le district de Loukoïanov, vivaient onze personnes de confession juive, et je soupçonne que le nom de famille des onze était Guinzbourg.

Le grand-père n’avait pas connu le temps où tout s’était mélangé, où tous s’étaient mariés entre communautés, où les enfants du prêtre Orfanov, qui officiait à la cathédrale de la Nativité, s’étaient apparentés aux Guinzbourg. Son héritage avait été également partagé entre les frères et les sœurs ; toute la part de Sarah avait été engloutie dans ses années d’études à Paris. Elle était rentrée, disait-on, sans un sou vaillant, « était arrivée avec, pour tout bien, un carton à chapeau ». Je ferme les yeux et je la vois sur le quai de la gare de Brest-Litovsk, son carton à chapeau à la main, pas très grande, indépendante, se promenant toute sa vie en indépendante. Je ferme les yeux plus fort et me rappelle le chapeau de Paris, noir, avec sa plume d’autruche ondulée-bouclée à l’extrême ; il avait survécu à sa propriétaire et se profilait encore sur les photographies de mon enfance.

Ce que je ne parviens pas, en revanche, à me représenter, autant que je plisse les yeux, ce sont le bruit et le pelage du quotidien de l’époque ; le thé au jardin chez les Guetling, Vera la sœur, tenant un volume de Nadson, les heures interminables durant lesquelles le chariot se traîne jusqu’à Nijni, le champ trempé de rosée où l’on cueille la bardane, la rivière, le grenier où l’on fume en cachette. Potchinki était la maison où l’on venait se reposer, pleurer tout son saoul, se remplumer. Prenez la petite Rachel : elle écrit qu’elle rentre du théâtre, on donnait Innocents coupables, puis il est question d’une quarantaine d’invités. Où est-ce ? Dans la ville presque enfantine de Potchinki, où il n’y avait jamais eu de théâtre ? C’était le temps où les spectacles d’amateurs fleurissaient, où l’on présentait chez soi des tableaux vivants, le temps des estrades à la datcha, où le jeune Blok, en collant noir, jouait Hamlet, et sa Liouba*8 Ophélie. Le pollen des amitiés et des flirts de l’époque s’est à jamais déposé, on ne peut plus rien démêler, ne demeure que ce que Balzac appelait les ruines de la bourgeoisie, décharge inconvenante de cartons, de couleurs et de plâtre.

Dans ce tas de cartons, il est encore une photographie que j’aime depuis l’enfance, bien qu’elle produise un effet plutôt comique. Les femmes de la famille Guinzbourg y sont en rang, de la plus vieille à la plus jeune, nuque à nez, à demi tournées vers l’appareil. Au-devant, des matriarches au large fessier, aux lourds cheveux, au buste menaçant, aux visages tranquilles d’héroïnes. Viennent ensuite, par ordre décroissant de volume (c’est ainsi que, dans les manuels scolaires, un singe courbé évolue jusqu’au sapiens vertical et blanc de peau, à ceci près que, sur ma photographie, la logique de progrès ne paraît pas des plus évidentes), des dames d’un modèle plus habituel, à tournures et bouffants, et à la fin de cette file vivante, l’arrière-grand-mère Sarah, maussade, bien droite, fragile sur le fond de ses sœurs impressionnantes, vêtue d’un habit simple et sombre. Derrière elle, dernière du rang, la petite Rachel, toute menue. Toutes deux exhalent une chaleur trompeuse : je me figure que je les comprends mieux que les autres.

La carte médicale de parturiente remplie en 1916 me fournit un ensemble d’informations factuelles regorgeant de détails, qui rendent le processus de la connaissance presque contre nature. Je suis la seule au monde à savoir qu’il s’agit de sa première grossesse, que les douleurs ont commencé le soir, que les contractions ont duré 19 heures 40 minutes, que sa petite fille, encore sans nom, ne pesait que 2 420 grammes et qu’elle a été en bonne santé toute une semaine, tant qu’elles étaient à l’hôpital.

Il n’est rien de plus étranger que les papiers des morts, avec leurs contradictions et leurs lacunes, leur habitude obsolète des allusions et des sous-entendus. Dans le document d’identité délivré à Sarah Guinzbourg en 1924, Saratov figure comme son lieu de naissance ; dans son autobiographie plus tardive, il s’agit de Potchinki. Pas de divergence de dates, c’est le 10 (le 22, d’après le nouveau calendrier, le nôtre aujourd’hui) janvier 1885. Dans la même autobiographie, elle mentionne son père, petit marchand, mais son certificat de mariage souligne l’appartenance à la Première Guilde ; visiblement, dans les années 1920, il lui avait paru que, dans la petite Potchinki, il eût été trop aisé de trouver des traces de son origine bourgeoise, déplacée à l’époque nouvelle.

Elle était née, donc, en 1885, avait terminé ses études secondaires en 1906, à vingt et un ans, était en prison en 1907, en France de 1908 à 1914. Retour en Russie, examens d’État, afin de valider son diplôme étranger, « serment à la Faculté ». Nous sommes en 1915, l’année de son mariage ; en 1916, naît Liolia et, sur place, à Saratov, Sarah commence à exercer.

J’ai conservé sa plaque en laiton, avec, gravé en lettres noires : DOCTEUR S.A. GUINZBOURG-FRIEDMAN. Elle n’avait pas tenu longtemps ; un an plus tard, on avait réformé l’orthographe*9, puis toute la vie familière s’était retrouvée de guingois. La plaque était pourtant restée, de même que la pleine boîte de cartes de visite glacées, apportée à Moscou, telle une promesse non tenue que l’on ne peut oublier. Des choses de ce genre, initiées et non réalisées, il y en avait eu beaucoup. En mars 1917, Mikhaïl Friedman, le mari de Sarah, était devenu avocat assermenté – on a du mal à imaginer, aujourd’hui, quels efforts avaient été nécessaires. Outre la formation juridique, un avocat au service de l’État devait effectuer une sorte de stage, travailler au moins cinq ans comme adjoint d’un autre avocat, parcourir des kilomètres loin de chez lui au gré des besoins officiels, saisir les finesses des régulations-règlements. Dans le passeport de l’arrière-grand-père, où, aux dernières pages, devaient figurer toutes les nuits passées en dehors du lieu de résidence officiel, fleurissaient les tampons de villes russes. À Kostroma et Nijni, où les habitants de la Volga se rendaient comme on passe de sa chambre à la nursery, succédaient Orenbourg (petits chevaux cosaques qui avalaient les verstes dans la poussière de la steppe), Penza, Orel, Tambov, Tsaritsyne (une demoiselle répondant au nom d’Ivanova, et qui s’y entendait manifestement, lui demandait sur une carte postale en provenance de cette ville : « Comment s’est passé Yom Kippour ? A-t-il été facile de jeûner ? »), Saint-Pétersbourg, Yalta, Syzran, Kazan, Voronej, Varsovie. La géographie de ses déplacements ne répond à aucune logique, mais ils s’arrêtent d’un coup.

Le passeport, sur lequel je me penche actuellement (sans limite de validité ; prix : 15 kopecks), est délivré par la police municipale de Saratov, « le 23 mai 1912 ». Le détenteur est désigné comme étant Mikhel Davidovitch Friedman, la langue des documents ne fait aucune concession aux tentatives de s’assimiler, d’être comme tout le monde. Né le 15 décembre 1880, de taille moyenne, de confession judaïque ; la colonne concernant le service militaire indique combattant volontaire. Brun. Aucun signe particulier. Quelques pages plus loin, aussitôt après la mention de son mariage avec la jeune Guinzbourg, le rabbin officiel, Aryeh Schulman, informe que « les époux Friedman ont donné naissance à une fille, Olga ». Un peu plus bas sur la même page, l’attestation selon laquelle le Conseil des avocats l’accepte parmi les siens. Le document suivant, concernant mon arrière-grand-père, sera tout aussi avare de détails : ce sera son acte de décès.

Étonnant comme leur vie d’alors, avant les événements, paraît impressionnante, passionnante, coquette – combien elle recèle, justement, d’événements, de petits chevaux du zemstvo, de télégrammes et de camarades festoyant, de plans se déroulant tel un rouleau. Cela vaut pour un segment de temps limpide, brillant, d’une dizaine d’années, de 1907 à 1917 ; auparavant, se referme la brume somnolente dans laquelle on ne distingue rien. Le père de Micha, David Iankelevitch Friedman, médecin, selon les récits de maman, n’émerge pas des archives municipales de Nijni et de Saratov ; une fois seulement, dans la liste des membres de la société juive de Nijni-Novgorod, établie par le rabbin officiel Boruch Zakhoder en 1877, apparaît fugitivement un Friedman David Iakovlev, bourgeois de la ville, âgé de vingt-quatre ans. Une figure trop négligeable pour être considérée comme un membre à part entière de la communauté – il compte au nombre de ceux qui « ne peuvent être nommés, entre autres parce qu’ils ne rapportent rien au lieu de culte : une partie d’entre eux n’est pas dans le négoce et est ignare, une autre se compose de permissionnaires sans délai*10, qui, sur ordre de leur hiérarchie, peuvent être contraints de quitter Nijni, une autre encore de mineurs ». David Iakovlevitch, impossible à nommer, convient parfaitement, par l’âge, pour être le père de Mikhel. Voilà tout ce que nous savons de lui. J’ai beaucoup de photographies de David Friedman, avec son pince-nez doré, un homme vieillissant dont le visage semble s’amenuiser malgré lui. La dernière, celle avec le chien, format de bureau, date de 1906, peu avant sa mort.

Il avait, comme tout le monde, plusieurs enfants, petites baies semées sur les chemins de l’ère nouvelle ; les garçons, Micha et Boria, parlaient de leur nounou-grosse panse – elle était native du bourg de Pouza*11, ronde et ronchonne. Il n’y avait qu’un moyen pour qu’elle se tienne tranquille : l’asseoir en haut de la grande armoire. Un des innombrables tontons avait épousé la jeune nounou, séduit par sa rondeur et par son éblouissant uniforme : les femmes exerçant ce métier des plus utiles devaient porter un sarafane*12, orné de rangs de colliers rouges. On faisait des promenades en vapeur sur la Volga, on chauffait le samovar avec des pommes de pin. Sans brio particulier, à coups de trois ou de quatre*13, Mikhel passait ses examens de préparateur en pharmacie ; il voulait entrer à la faculté de droit. En 1903, il se fait rayer de la liste des bourgeois de Nijni-Novgorod « pour être admis dans un établissement d’enseignement supérieur, afin de compléter sa formation » ; l’attestation fournie s’orne d’un tampon des autorités locales – un cerf pensif tient levée sa patte droite, comme s’il ne se résolvait pas à faire le premier pas.

Mikhaïl Davidovitch Friedman, qui écrivait à son neveu de s’aménager une vie intéressante, mourut le 11 novembre 1923, à l’hôpital du docteur Botkine*14, d’une crise d’appendicite aiguë. Dans son acte de décès, il figure comme employé ; l’autobiographie de Sarah, écrite en cette année 1938 par trop palpitante*15, contourne prudemment ses activités juridiques : son mari « travaillait à la Direction principale des Mines en qualité d’économiste ». Il n’avait que quarante-trois ans, Liolia en avait à peine sept. Un an plus tôt, ils avaient quitté Saratov pour Moscou, mais il n’était personne pour en éclaircir le motif et le moment exact. Leur autorisation de résidence dans l’appartement de la Pokrovka date du 23 août. Assez étonnamment, presque en même temps que les Friedman, comme poussée par un souffle intérieur, une autre famille apparaît à Moscou, le petit Lionia, futur époux de Liolia, et sa très jeune maman.

* * *

La faculté de faire l’impasse sur de grands intervalles de temps, si commode dans un roman, devient effrayante lorsqu’on la perçoit en soi-même et qu’il est question des vivants. En fait, je veux dire : des morts – au demeurant, il n’y a aucune différence. Les jeunes années de grand-mère Sarah – avant la naissance de Liolia – ont un parfum de commencement, à croire qu’elle a l’avenir devant elle : il peut se passer tant de choses ! À compter de 1916, le temps commence à s’embobiner, à former le rouleau de feutre du sort commun.

Ce qui m’intéresse le plus dans l’histoire familiale, ce sont les dix-quinze années qui suivent la révolution, durant lesquelles le cours des choses se ralentit soudain et, traînant lourdement sa panse broyée, se laisse tomber sur de nouveaux rails. Ces années à demi aveugles, au cours desquelles meurent, partent, déménagent arrière-grands-pères et grand-mères, ne sont pas du tout documentées. Mes aïeux préféraient ne pas écrire de lettres ni tenir de journaux ; quant aux photos qui se sont conservées, elles ne montrent que des détails, le bord extrême du tableau, tandis qu’au centre s’effectuaient des choses que je ne comprends absolument pas. Voici le jeu de croquet de la datcha, les murs en rondins de la maison de Serebriany Bor*16, de stupides gymnastes féminines sous des affiches qui rimaillent, Sarah, en compagnie de Liolia, triste, hâve, sur un tertre au bord d’une rivière, et, à côté, quelques visages de l’ancienne vie, la parentèle, dont je ne connais pas les noms. Au fur et à mesure que grandit la fille (photos de classe, sur lesquelles les gamines se serrent contre l’institutrice, cartes postales d’amie, partition de la Bayadère), on voit de moins en moins la mère. Le travail dans un établissement médical, puis dans un deuxième, un troisième, une liaison lasse avec un parent du mari défunt qui tient un atelier de photo rue Miasnitskaïa, des cartes postales de voyages, des images de villégiature, où la mer grise atterrit sur la jupe grise et regagne en rampant sa place.

Sarah a évidemment réussi l’essentiel : ne pas disparaître. Elle est entrée, comme dans l’eau, dans l’existence confortable d’un spécialiste qualifié, évitant les sanatoriums et les consultations de femmes. Le tourbillon des activités utiles dans lesquelles elle était engagée, et sa fille qui avait depuis longtemps décidé d’être médecin comme maman, donnaient une impression élastique de participation à l’effort commun. Impossible de deviner ce que ces gens pensaient de ce qui produisait alentour – on n’a ni documents ni fondement pour cela. Ni les lettres – d’ailleurs, il n’y en avait pas – ni les livres de la bibliothèque familiale (volumes de Tolstoï et de Tchekhov, munis de l’ex-libris « Avocat stagiaire M. Friedman », petits tomes de Blok, Akhmatova et Goumiliov, un autre, dépenaillé, de Boborykine*17) ne permettent de puiser un collage présentant une image soviétique ou antisoviétique. Lorsque, en 1934, Liolia Friedman, âgée de dix-huit ans, décide de se marier, sa mère donne son accord, en posant néanmoins aux amoureux une condition sine qua non : la petite doit achever ses études. Ce rapport frénétique aux études supérieures, qui se transmet de génération en génération, chauffé jusqu’au fanatisme religieux, j’en ai le souvenir depuis mon enfance. Nous sommes juifs, me rappela-t-on pour mes dix ans. Tu ne peux pas te permettre de ne pas étudier.

Liolia, jeune fille au teint vermeil, ayant le sens des responsabilités, obéit docilement : selon leur accord avec Lionia, l’enfant devait naître au début d’août 1941. Mais ces jours les trouvèrent, sa mère et elle, dans un convoi d’évacuation qui faisait route vers la Sibérie. Le bébé restait tranquillement dans son ventre, comme s’il comprenait qu’il ne devait pas sortir. Après quelques semaines de changements de trains en traînant les affaires, de peur de se retrouver en rade et de se perdre, ce fut enfin Ialoutorovsk, point extrême sur la carte de nos déplacements familiaux. Là, en Sibérie, les décembristes*18 avaient été envoyés en relégation ; la bourgade aux trottoirs de bois et petites granges noires ne se hâtait pas de changer, comme, vraisemblablement, elle ne change pas aujourd’hui. Ma mère est née au deuxième ou troisième jour de leur séjour, le 12 septembre 1941. Son premier souvenir est un coq tué par les voisins : quand la tête tomba dans l’herbe, il se mit brusquement à battre des ailes et traversa en volant la cour effarée.

Ialoutorovsk, dans la neige et la fumée, avec ses combinats laitiers et ses jardins d’enfants qui avaient besoin d’un médecin expérimenté, est presque le dernier endroit où l’on voit Sarah en pied (oh, maman est un roc !). Elle avait vite fait ses bagages. Dans la panique qui s’était emparée de Moscou aux premières semaines de la guerre, peu savaient ce qu’ils devaient faire, où ils devaient fuir. Terrifiants dans leur précision, les journaux du fils de Tsvetaïeva, âgé de seize ans, documentent, jour après jour, les nuances changeantes des espoirs et désespoirs – espoir de se poser quelque part, peur d’être enseveli sous les décombres (ici, je ne peux m’empêcher de me remémorer le « nous fuirons en rampant, sans jambes, nous agrippant à des murs de flammes »), peur de fuir, peur de demeurer sur place, tourment des discussions sans fin sur chacune des variantes. C’est difficile à croire mais, à la mi-juillet, Tsvetaïeva part soudain « se reposer » à la datcha, avec des amis. La datcha est aux Sables, sur la route de Kazan ; il y a là trois femmes plus toutes jeunes et un gamin nerveux, qui s’ennuie sans ses copains, tous, comme dans un récit de Tchekhov, tuent le temps en conversations, du déjeuner au dîner, attendant des nouvelles de la ville. Il semble que ce soit le dernier répit accordé à la mère et à son fils ; de retour à Moscou pour un jour et demi, ils se retrouvent aussitôt dans le tourbillon de ceux qui fuient, qui tentent de prendre le dernier train ou le dernier bateau, et ils deviennent ceux qui s’en tirent, sans délégation du Litfond*19, sans argent, presque sans rien emporter à échanger contre de la nourriture. Nous savons comment cela s’est terminé.

La ville n’était préparée ni à la guerre ni à un siège. Dès le printemps, une Commission d’évacuation de la population de Moscou en temps de guerre avait été créée, qui s’efforçait d’élaborer un plan d’action possible ; on y discutait des moyens de transporter efficacement à l’arrière un million de Moscovites. Le dossier de la Commission comprend une résolution furieuse de Staline : « Au camarade Pronine. Je juge intempestive votre proposition d’évacuation “partielle” de la population de Moscou “en temps de guerre”. Je demande que soit liquidée la Commission d’évacuation et que cessent les discussions sur le sujet. Quand il sera nécessaire – en admettant que ce le soit – de préparer l’évacuation, le Comité central et le Conseil des Commissaires du peuple vous en informeront. » Cette résolution date du 5 juin 1941.

La capitale devint folle pour quelques mois, on plongea dans la fuite comme dans une trouée de glace, les directions et départements de toutes sortes évacuaient leurs employés, nul n’attendait ceux qui étaient à la traîne, certains prenaient leurs affaires et partaient à pied. Le 16 octobre, quand les Allemands furent tout près des quartiers périphériques de la capitale, Emma Gerstein manqua le train où on lui avait promis une place. Akhmatova, qui aurait pu la prendre avec elle, avait fait ses bagages et était partie dans la nuit. « J’allais par les rues et pleurais. Alentour voletaient, dispersés par le vent, des lambeaux de documents et de brochures marxistes déchirés. Les salons de coiffure étaient pleins, ces dames faisaient la queue sur les trottoirs. Les Allemands arrivaient, il fallait être bien coiffée. »

Cependant, à Ialoutorovsk, Sarah regroupait la famille sous son aile. Lionia, le mari de sa fille, ingénieur urbaniste, se devait d’être à Moscou ; il resta seul dans l’appartement communautaire à moitié vide de la Pokrovka. Sarah fit venir officiellement Berta, sa mère ; arriva ensuite sa sœur Vera, dont le mari et le fils, Liodik, étaient à la guerre. Il n’y avait là ni calcul ni noblesse d’âme particulière, c’était plutôt l’instinct d’essaim, exigeant de s’assurer que tous les siens étaient en sécurité, là, tout près, au chaud. L’ensemble évoquait une petite colonie sur quelque rive aussi exotique que lointaine. Dans la correspondance avec la maison, elles étaient parfois qualifiées de Sibériennes, comme si ce mot du grand froid avait une signification particulière, conférant à leur vie sur place une nuance élevée ou joyeuse. Des poèmes de Lionia, adressés à la petite Natacha, sont demeurés dans les vieux papiers.

À la plus charmante de toutes les Sibériennes

(Vous me pardonnerez, j’espère, cette familiarité)

J’écris de Moscou, inconnue de vous et lointaine,

Mais où à résider vous êtes destinée.

S’il en avait été comme vos parents en avaient le désir

(Or, ils semblaient avoir toutes les cartes en main)

S’il en avait ainsi été, vous eussiez dû réjouir

Moscou par votre naissance, c’était votre destin.

Las ! le sort en a décidé autrement

(Et s’il l’a décidé, vous ne sauriez le contrer).

La ville de Ialoutorovsk, autoritairement,

Pour naître il vous a attribuée.

Mais où qu’on naisse, quelle importance

(Le Christ n’est-il pas né, dit-on, dans une étable) ?

Seules comptent la volonté, l’impatience ;

Je n’irai donc pas par quatre chemins : foncez à la capitale !

Ils reviennent à Moscou en 1943. Le 9 mai 1945, anniversaire de Liolia, les hautes fenêtres de l’appartement de la Pokrovka sont largement ouvertes, elles recèlent un printemps vert comme des larmes, tous les habitants de l’immense appartement communautaire sont réunis autour d’une table dressée. Il y a là la parentèle, les amis, des gens arrivés par hasard, presque de la rue, de semi-inconnus venus faire un tour, et la jeune Viktoria Ivanova, chanteuse au prénom de victoire, dans sa robe bleue, qui chante de sa voix merveilleuse le Petit Foulard bleu et tout ce qu’on lui demande. Puis on se rend sur le pont Oustinski tout proche pour admirer le feu d’artifice, qui se déploie au-dessus de la Moskova.

Dès ce soir-là, l’histoire de Sarah pâlit peu à peu, elle se dissout dans les ténèbres qui vont aller s’épaississant pendant une trentaine d’années. Maman, je m’en souviens, liait l’AVC de grand-mère à « l’affaire des blouses blanches » qui devait implacablement la dévorer, de même que Liolia. Son livret de travail gris, resté vierge jusqu’en 1949, commence à se remplir, et pas de n’importe quoi : le pays lutte contre le cosmopolitisme, le Comité antifasciste juif*20 est supprimé, les arrestations se multiplient, on retire certains livres des bibliothèques, les publications de littérature yiddish s’arrêtent, une nouvelle vague de licenciements s’abat sur la capitale. Je ne sais ce qui est le plus dangereux pour le docteur Sarah Abramovna Guinzbourg, de ses origines juives ou de son européanisme acquis ; évoque-t-elle ce qui se passe avec les siens, redoute-t-elle que ceux qui sont auprès d’elle soient inéluctablement touchés – son gendre qui a trop bien réussi, sa fille, sa petite-fille ? Le gâtisme, l’incapacité si longtemps attendue à assumer les responsabilités, à décider, à détourner-conjurer, l’exfiltre du groupe à risque vers un asile froid où l’on peut trier et légender les photographies, où tous les souvenirs sont à portée de main.

* * *

Je commençai à bouger dès que j’en eus la possibilité et, depuis, je suis dans l’incapacité de m’arrêter. Cela explique peut-être la jouissance physique qui est la mienne lorsque je pénètre sous le toit verre et métal de n’importe quelle gare, comme s’il s’agissait de mes propres côtes, comme si j’étais le flux sanguin humain emplissant les seize quais, les larges ailes et le dôme étayé de lumière solaire. J’éprouve les mêmes sensations dans les aéroports, avec leur atmosphère de bains et de laverie, d’une propreté post mortem, inhumaine. À croire que je dois saisir la moindre occasion de mouvement, m’y agripper tel un singe, bras et jambes ; à croire qu’il me faut viser l’état gazeux de l’air, invisible, imperceptible, traversant les frontières, soufflant où il lui plaît. Quand nous avons quitté la ruelle aux Bains, laissant tasses, saucières, photographies et livres du quotidien en garde-meubles, je me suis mise à circuler deux fois plus, comme si, auparavant, ces choses me plaquaient au sol.

Mes périples avaient à présent une justification solide : j’écrivais un livre sur les miens. Me transportant de place en place, d’archives en archives, de rue en rue, partout où ils avaient été sur la terre, je voulais coïncider avec eux et, contre toute probabilité, me remémorer quelque chose. J’avais réuni avec zèle tout ce que je savais, transféré dans la mémoire de mon ordinateur les dates et les numéros des appartements, me traçant par avance un itinéraire, comme tous ceux prêts à partir pour un long voyage. Ma parentèle se comportait envers l’impensable futur lecteur avec une surprenante irresponsabilité, à croire qu’elle se moquait bien, heureuse ou malheureuse, de savoir qui, cent ans plus tard, voudrait comparer ses itinéraires d’alors avec les cartes d’aujourd’hui. Quand je me remis à retourner les vieilles cartes postales, examinant les cachets de la poste et le nom des rues, il m’apparut que presque personne ne se donnait la peine d’indiquer son adresse. Pour quoi faire ? Les correspondants savaient pertinemment où s’adresser.

Je notai soigneusement ces Villa d’Ipre*21 (de l’année 1910 s’exhala soudain l’odeur aillée du gaz moutarde que, quelques années plus tard, on testerait sur l’humanité vivante), avenue des Gobelins*22, Villefranche, Montpellier, Nancy, Saratov, Saint-Pétersbourg, puis les passai au hasard par le docile oculaire de Google Maps. Nombreuses étaient les rues qui ne figuraient plus sur la carte, elles avaient changé de nom (ou avaient été remplacées par un nouvel aménagement plus vivace), mais certaines maisons demeuraient. À en juger d’après les photos satellite, leurs étages nobles étaient occupés par des agences de voyages ou d’assurances, au-dessus se déroulait une vie nouvelle qui me restait invisible. À un angle de rue parisienne (l’adresse, rue Berthollet*23, était passée, fugitive, plusieurs fois dans les cartes postales, puis avait disparu, comme trop évidente : manifestement, Sarah y avait longuement séjourné), il y avait le même café que sur une carte postale de 1905, le petit magasin et son étal de fruits et légumes étaient passés de l’autre côté de la rue, et plus loin, au no 2, là où vivait mon arrière-grand-mère, se trouvait à présent un modeste hôtel.

Il apparaissait donc que l’on pouvait, au sens propre, entrer dans la peau de l’Histoire, passer une ou deux nuits sous le même toit que ma jeune arrière-grand-mère, sous le même plafond. Il fallait partir de Londres par le train qui s’étirait, tel un fil, dans le tunnel sous la Manche, pour se trouver brusquement dans les vertes prairies françaises, qui semblaient s’être faites coquettes pour l’occasion.

Je regardais par la fenêtre et songeais que j’étais affreusement lasse de penser sans cesse à ma famille. Elle m’empêchait de plus en plus de regarder sur les côtés et de voir autre chose : ainsi les grilles du Jardin d’été*24 et leur séduisant dessin masquent-elles au regard extérieur ce qui se passe à l’intérieur. Toutes choses du présent et du passé étaient depuis longtemps liées à (elles rimaient avec) mes parents peu discernables, elles soulignaient leur contemporanéité ou, au contraire, leur non-rencontre. Force m’était de repousser à demain mes relations avec le monde. Mes voyages avaient avec moi la relation la plus indirecte ; je me traînais dans les villes russes et non-russes comme si j’étais en mission, munie d’une valise – le chargement de mon dossier. Il n’y avait rien là de déplacé, même quand ma valise était tirée avec fracas sur le pavé parisien. Pour tout dire, où que je me dirige, elle ne se laissait pas oublier.

Et nous voici, toutes les deux, sautant sur les bordures, descendant la longue rue Claude-Bernard, dans le cinquième arrondissement, là où devaient vivre des gens tels que Sarah Guinzbourg, et pas seulement parce que la Sorbonne et le Val-de-Grâce étaient à côté : simplement, c’était le quartier des hôtels bon marché et des meublés, où les étudiants, tels des moineaux, voletaient de-ci, de-là, sans quasiment s’éloigner de leur point de départ, réconfortés par leur chaleur collégiale. Sarah avait aussi passé dans cette rue un certain nombre de semaines ou de mois, l’immeuble verdelet de six étages, agrémenté de balcons, était toujours à sa place. Ce quartier, peu cher mais sacrément bien, où les escaliers sentaient la fumée et la poudre amollie, avait été retaillé dans les années 1860 ; il se refusait toutefois à devenir plus respectable.

Réveillée de bon matin dans ma mansarde du sixième étage, je tâte mentalement le volume de la pièce, le plafond en pente, la vieille petite table, peut-être d’époque, les cheminées authentiques, très blanches sur le fond du ciel gris, à la fenêtre : sans quitter son lit, on en compte au moins une dizaine. Mon arrière-grand-mère avait aussi pu loger dans cette chambre. Pourquoi pas ? Plus c’était haut, moins c’était cher ; elle avait également pu occuper n’importe quelle autre pièce. Si j’escomptais un accueil particulier (payé d’avance avec ma carte de crédit sur le site de l’hôtel) de la part du surnaturel, un rêve spectaculaire avec participation de Sarah et de ses relations, des ténèbres subites, une piqûre nocturne de compréhension, il n’y eut rien de tel, juste une aube touristique ordinaire, agrémentée de l’odeur du café et du vrombissement étouffé des aspirateurs.

Le propriétaire de l’hôtel, un homme plus tout jeune aux yeux en berne, se tient avec la dignité discrète d’une cariatide : il me devient étrangement clair que, sans cesser de deviser avec moi, il porte sur ses épaules le bon ordonnancement du bâtiment, ses escaliers et les enveloppes craquantes des lits. Il a acheté l’hôtel à la fin des années 1980, a refait les étages de chambres et chambrettes qui en ont vu de toutes les couleurs, installé un ascenseur mais conservé le vieux passage souterrain menant, dans l’obscurité, du côté de la Seine. Il ne sait pas grand-chose de l’ancienne vie de cette maison de rapport, sinon qu’un des appartements microscopiques avait été occupé par le couturier Kenzo ; sa mémoire ne va pas jusqu’au début du xxe siècle, mais tout a toujours été identique : étroit, tassé, le nid à vivre de gens qui n’étaient pas riches. « Au fait, vous êtes juive », dit-il soudain.

Une bonne vingtaine d’années plus tôt, nous étions, mon futur ex-mari et moi, sur le perron d’un café en Crimée, attendant l’ouverture. C’était par un midi paresseux d’août. Les établissements du rivage qui se réchauffait rapidement avaient des noms qui étaient autant d’allusions à une possibilité de se rafraîchir : les tables du Flocon de Neige étaient encore désertes, mais les portes en étaient grandes ouvertes. Au demeurant, nous allions toujours au Fraîcheur, qui ne se distinguait en rien du Flocon, et, cette fois aussi, nous y étions fidèles. La saison des vacances tirait à sa fin, nul ne se hâtait nulle part, et moins que tout autre un groupe qui ne ressemblait à rien et s’approchait lentement de nous sur l’asphalte brûlant. Un homme vêtu d’un pantalon crasseux, avec une petite barbe blonde, menait à la bride un très vieux cheval ; un gamin bouclé d’environ six ans, d’une incroyable beauté, se tenait à deux mains au pommeau de la selle. Même à l’heure où l’on languissait ardemment d’un porto, leur présence était invraisemblable, plagiat direct et éhonté d’un film soviétique sur la Guerre civile et les armées blanches en Ukraine. Le cheval aussi était blanc, mais couvert de poussière à en paraître roux. L’homme amena sa bête droit vers le seuil où nous étions assis et, le visage sans expression particulière, lança : « Vous êtes, pardonnez-moi, ex nostris, pas vrai ? » De stupéfaction, je ne saisis pas tout de suite de quoi il parlait.

« Ex nostris, Aïd », expliqua-t-il dans la phrase suivante, puis il accepta un peu d’argent et poursuivit son chemin ; ils se dirigeaient, son fils et lui, vers Feodossia. L’homme n’avait tellement rien dit de lui-même que j’ai une hésitation, aujourd’hui encore : ne l’avions-nous pas imaginé, ne nous l’étions-nous pas raconté, tandis que nous étions assis à l’ombre ? Mais je n’aurais pu inventer ni l’Aïd ni le latin, dans mon expérience d’assimilée la place dévolue à ce lexique était vide, de même qu’était inexistante la possibilité d’une compréhension immédiate, sur le mode mot de passe-réaction. « Moi aussi, je suis juif », dit le patron de l’hôtel, n’ayant manifestement aucun doute pour lui comme pour moi. « Au bout de la rue, il y a une synagogue très ancienne, je comprends pourquoi votre aïeule voulait vivre précisément ici. Ça redevient dur pour nous, en ce moment. Je nous donne cinq ans au maximum en France, ensuite ce sera pire, bien pire. »

* * *

La plus vieille faculté de médecine de France accueillait volontiers des étrangers ; les journaux du Suisse Thomas Platter le Jeune, qui y faisait ses études à la toute fin du xvie siècle, décrivent la terre un peu rouge de ces régions et son incroyable fertilité, le vin local, si fort qu’il faut le couper de deux tiers d’eau, les élégants citadins, habiles en intrigues et en ruses, rompus à la danse et au jeu. À Montpellier, il n’y a pas moins de sept aires pour jouer à la balle, note Thomas ; on ne comprend pas où ces gens trouvent autant d’argent à gaspiller. Pour Sarah, l’étranger commence là ; à cette nuance près qu’au tout début, mon arrière-grand-mère, âgée de vingt-deux ans, s’est peut-être trouvée sous le toit de verre de la Gare du Nord*25, à Paris (si elle arrivait de Berlin), ou à la Gare de l’Est*26 (si elle était passée par Vienne).

Ils étaient des centaines voire des milliers comme elle. Les études de médecine en France étaient les moins onéreuses selon les standards européens. À compter des années 1860, où les universités avaient plus ou moins commencé à s’ouvrir aux femmes, ces établissements s’étaient emplis d’une population d’étudiantes russes ; jusqu’en 1914, elles représentaient 70 ou 80 % des femmes qui y étudiaient la médecine. Il était de bon ton de ne pas les aimer, leurs camarades, filles et garçons, se plaignaient de leurs manières, de leur allure négligée, de leur radicalisme politique et, plus encore, de leur volonté d’être les premières, rejetant, tels des coucous, les autochtones à l’extrémité (ou en dehors) du nid. Déjà, Kropotkine écrivait qu’à l’université de Zurich, les professeurs, vexants, citaient invariablement les étudiantes en exemple aux étudiants.

L’une d’elles se remémorait, des années plus tard, que dans les années 1870 « les femmes russes exigeaient non seulement des droits égaux pour tous, mais aussi des privilèges, occupant les meilleures places et apparaissant toujours au premier plan ». Elles vivaient en cercle étroit, dans des quartiers où la langue russe résonnait plus que les autres, elles étaient au régime pain-thé-lait, agrémenté d’un « tout petit bout de viande ». Elles fumaient frénétiquement, allaient par les rues sans être accompagnées. Elles discutaient sérieusement de la possibilité de manger une pleine assiettée de prunes ou de framboises, tout en restant des femmes pensantes et des camarades. Les journaux de Berlin les appelait les hyènes de la révolution, « créatures souffreteuses, à demi incultes et incontrôlables ». Toutefois, à la fin des années 1880, il y avait déjà en Russie 698 femmes qui exerçaient la médecine ; les statistiques de l’année 1900 font état de seulement 95 en France et 258 en Angleterre.

Il va de soi, en outre, qu’une énorme part des étudiants de Russie se composait de juifs ; c’était leur chance, leur billet gagnant – un médecin diplômé pouvait exercer dans tout l’empire de Russie. Au début du xxe siècle, Paris comptait plus de cinq mille étudiants en médecine étrangers, qui faisaient concurrence aux autochtones pour une place sur les bancs de la faculté.

En 1896, à Lyon, les étudiants manifestent, affirmant que les étrangers, surtout les femmes, évincent les étudiants français des cliniques et des amphis. En 1905, les étudiants d’Iéna lancent une pétition demandant que l’on cesse d’accueillir les juifs russes, en raison de leur « comportement insolent ». En 1912, alors que Sarah est déjà à la Sorbonne, des grèves estudiantines traversent toute l’Allemagne ; les revendications sont toujours les mêmes : limiter la présence des étrangers. À Heidelberg, les Russes s’adressent aux étudiants locaux en les priant de comprendre leur situation et de ne pas les juger trop sévèrement. Une irritation mutuelle plane dans l’air, telle une petite fumée. Les femmes, ces aguicheuses qui corrompent la jeunesse, sont la première des cibles, la plus facile, le sujet de caricatures genre « Matin à l’amphi d’anatomie ».

En 1907, le prix du magazine Vie heureuse*27 (comment la vie serait-elle autrement ?) est décerné à un roman sur les médecins ou plutôt sur les femmes médecins, intitulé Princesses de science. Ce prix, attribué chaque année par un jury féminin, a un grand avenir ; il est aujourd’hui connu comme le respectable Prix Femina*28. Le livre de Colette Yver traite d’un sujet à la pointe de l’actualité, la passion féminine, dirigée en l’occurrence, inexplicablement, non pas vers un homme, mais à côté, vers le domaine du savoir et de ses applications. Le héros médecin adjure l’héroïne de renoncer à sa profession médicale par amour pour lui, elle « est encore par trop étudiante pour être tout à fait une femme ». Instruite, Thérèse répond qu’une femme dont le cerveau reste non développé n’est qu’une demi-femme – son bienaimé veut-il la voir ainsi ? Lui de répliquer : « Cela peut sembler égoïste, mais je suis un homme, un homme normal. Je ne partagerai pas ma femme avec n’importe qui. Ha-ha-ha, le mari de la doctoresse, charmant, vraiment ! »

Le mari de la doctoresse, le père de la doctoresse. « Tu m’as causé plus de chagrin que tous mes autres enfants », écrit Martin Ludwig Zakrzewski à sa fille, en réponse à l’annonce de ses succès académiques ; et il ne s’agit plus d’un roman, mais de ce qu’on appelle un document, d’une lettre envoyée en 1855 : « Si tu étais un homme, je n’aurais pas assez de mots de fierté et de contentement… mais tu es une femme, une faible femme et, à présent, tout ce que je peux faire pour toi est de pleurer et de me désoler. Ô ma fille, quitte ce funeste chemin ! » Un demi-siècle plus tard, le héros de Princesses de science jette à la face de sa Thérèse cette ultime et assassine accusation : « Je t’ai vue anatomiser, quand tu as commencé à travailler à la Charité. Tes mains ne tremblaient pas et tu as répondu fièrement à ma question : “Je n’ai jamais eu peur des cadavres !” »

Mon autre arrière-grand-mère, Betia Liberman, native de Kherson, rêvait elle aussi d’être médecin, mais cela n’avait rien donné, hormis la légende familiale. Il lui avait semblé nécessaire de tester sa résistance : supporterait-elle la vue d’un corps inanimé, n’aurait-elle pas peur ? C’est ainsi qu’à l’âge de quinze ans elle courait, au crépuscule, à la morgue municipale et, moyennant quelques sous, on lui permettait d’y passer quelque temps, jusqu’à ce qu’elle soit convaincue qu’elle tiendrait, qu’elle était prête. Ce furent les études qui posèrent problème ; au lieu de la médecine, il lui échut, toute jeune, comme cela arrive souvent dans les contes, un prince émérite, un mariage aisé et, on l’espère, heureux, une maison cossue, la blancheur et la paix d’une vie heureuse*29. Je les contemple, telles deux reines photographiques : voici la vigoureuse Sarah, avec son diplôme obtenu de haute lutte, sa force de trait obstinée, mise en mouvement une fois et impossible à arrêter ; et voilà la tendre Betia, qui passa toute sa vie soviétique à un travail sans rien de romantique, la comptabilité, dans d’obscurs bureaux, tandis que son fils grandissait et longtemps après encore. Y a-t-il, entre elles, une différence ? Étonnante est l’histoire russe, abolissant définitivement tous les choix effectués avant 1917 et faisant rapidement des deux femmes deux vieilles presque indissociables dans la magnificence précédant leur mort.

Personne, au demeurant, ne contredisait jamais Sarah, semble-t-il : ni son père, ni ses frères, ni ceux qu’elle aimait. Sa qualité de médecin était si naturelle et sans ambiguïté qu’il n’y avait là rien à discuter. La voici dans cette Montpellier à la terre rouge et au soleil aveuglant. La vie, de même que le programme d’études, y est réglée depuis des siècles, tout se déroule comme au temps de Platter : le professeur de botanique organise pour les étudiants des excursions estivales, qualifiées dans les lettres de Sarah d’arborescence*30, des petits troupeaux de jeunes gens respectueux suivent les enseignants. Dans l’amphithéâtre anatomique, les autopsies sont précédées d’une conférence. « Parfois, comme j’en ai été le témoin, écrit Thomas en son xvie siècle, y assistent des femmes qui dissimulent leur visage sous un masque, surtout si l’on anatomise un corps féminin. »

Il est bien d’être étudiant en terre étrangère, où l’on paraît peser moins mais grandir, où l’on parvient soudain à ne plus être tout à fait soi, à être un autre, comme si la pelure des potentialités utilisées était restée derrière, avec la langue maternelle et le poids de l’amour courbant l’individu jusqu’à terre. L’étudiant, ainsi qu’il sied à un explorateur, vit, léger, et remarque tout ce qu’il y a d’intéressant alentour ; voici Thomas Platter qui boit du lait accompagné de pain noir, qui calcule ses dépenses en chandelles et en gants, visite la glorieuse ville d’Avignon, où on lui montre la rue aux Juifs, barrée aux deux extrémités par des portes que l’on boucle pour la nuit. Ces juifs sont au moins au nombre de cinq cents, ils n’ont le droit de rien, hormis de vendre des vêtements, des armures, des bijoux et tout ce que l’homme peut porter sur lui ; ils ne peuvent acheter ni maisons, ni jardins, ni champs, ni prés, ni dans la ville ni en dehors. Tout travail leur est interdit, excepté ceux qui viennent d’être mentionnés, ainsi que les opérations de change. Et Thomas de dessiner la tête d’une juive coiffée d’un chapeau tout en hauteur – un croquis rapide, très semblable à ceux de Pouchkine.

* * *

Les étudiants en médecine se distinguaient des autres par leur niveau sonore. Mémoires et rapports de police regorgent d’histoires de joyeuses voyouteries ; au temps de Platter, on pilonne les conférenciers malaimés : « On se met à taper des poings, des plumes, des pieds ; s’il nous semble que le professeur n’y prête aucune attention, on fait un tel chahut qu’il ne peut absolument pas continuer. » Au xixe siècle, ses pairs bagarrent comme avant, ils font des batailles de boules de neige, boxent dans les laboratoires et s’apprêtent, un jour, à balancer le gardien par-dessus une haute balustrade. Bien des choses changent, toutefois, aux environs de la Première Guerre mondiale. Les raids, barbares mais bonhommes, caractérisant les zones où de très jeunes gens sont livrés à eux-mêmes, cessent comme par magie. Fini les jeux, tout est beaucoup plus sérieux et hargneux. Entre 1905 et 1913, il ne se passe pas une année, à Paris, sans que les cours de médecine ne soient interrompus par des protestations et manifestations estudiantines. Le système commence à ne plus fonctionner.

L’université de Paris est alors la plus importante d’Europe ; ses immenses amphithéâtres sont archipleins. Tard dans l’hiver 1914, Sarah écrit à mon futur arrière-grand-père : « On ne peut jamais dire qu’on aura terminé [l’Université] à telle date. » Les statistiques de 1893 indiquent que les trois quarts des étudiants en médecine font, à Paris, plus de six ans d’études jusqu’aux examens finaux, 38 % plus de huit ans, et un grand nombre jusqu’à onze ans. Les études sont continues, six ou sept jours par semaine, avec des autopsies quotidiennes dans le grand amphithéâtre, du travail en laboratoire et les incontournables heures du matin à l’hôpital – visites-auscultations, assistanat, électrothérapie. Thomas Neville Bonner, auteur d’un livre passionnant sur la formation médicale, cite un étudiant qui, au troisième jour de ses études, assiste à une amputation : « La vue de cette jambe abattue comme un arbre… me stupéfia bien plus qu’une autopsie. » Viennent ensuite trois heures de cours, l’amphithéâtre anatomique, le dîner, et de nouveau les livres.

Au moment du terrible concours*31, le futur médecin compte plusieurs milliers de matinées à l’hôpital. Les examens durent deux mois, ils sont oraux, publics, nécessitent non seulement des connaissances mais aussi des qualités d’acteur. Outre les terrifiants professeurs, participe au processus un réveil qui sonne lorsque le temps imparti à l’étudiant est épuisé. Dans les lettres de sa dernière année à Paris (et la dernière année de l’ancien monde), Sarah ne peut songer à rien d’autre. Ainsi en va-t-il jusqu’au diplôme, jusqu’à sa victoire tant attendue, qu’elle remporte à quelques jours de la catastrophe générale.

Le prince Serge Troubetskoï, qui séjourne à Paris en 1913 (à l’instar du monde entier, semble-t-il, réuni pour une ultime promenade), écrit : « Il me revient à cette occasion […] un détail qui m’avait alors stupéfié : dans les hôtels où je descendais – à Berlin, Amsterdam, Anvers, Paris –, au jour de mon arrivée, j’allais déjeuner dans la salle de restaurant, chaque fois au son de la même chanson en vogue à l’époque, Puppchen40 ». Cette fusion, cette simultanéité inouïes de la vie, sans doute peu perceptibles à l’époque, effraient aujourd’hui où l’on se met à observer les lieux et les dates à la lumière. Les deux ou trois années qui précèdent la guerre sont un temps où tout le futur xxe siècle et une partie non négligeable du xixe balaient les mêmes boulevards des pans de leurs vêtements, prennent place aux mêmes tables, aux mêmes parterres, sans soupçonner l’existence l’un de l’autre. Il faut parfois mourir pour apprendre avec qui on vivait dans la même rue.

Mon arrière-grand-mère, solitaire, intrépide, réside à Paris à compter de la fin de 1910. En septembre 1911, Kafka y fait un tour rapide : au tout début du voyage, il élabore, avec Max Brod, un plan pour une série de guides. Un plan fort bien conçu, quelque chose comme les guides Lonely Planet*32 avant l’heure, dont les lecteurs ne craignent pas de voyager en troisième classe à travers l’Italie et préfèrent le tramway au fiacre. Brod en esquisse la structure, ajoute des détails sur les rabais et les concerts gratuits. Deux phrases seulement sont attribuées à Kafka, dont celle-ci : « Montant exact des pourboires. » Il y a aussi des recommandations de shopping : à Paris, il convient de se régaler d’ananas, d’huîtres et de madeleines. Il reste moins de deux ans avant la parution du premier tome de la Recherche.

En ces jours de septembre, Rilke, après un voyage à travers l’Allemagne, arpente Paris ; les journaux évoquent le vol de la Joconde, dont on soupçonne le poète peu connu Guillaume Apollinaire. 1911 est une année ordinaire, ni meilleure ni pire que n’importe quelle autre. Les « Saisons russes » présentent au public le Petrouchka de Stravinski. Lentement mais sûrement, volume après volume, paraît Jean-Christophe, roman interminable qu’appréciaient tant les femmes de ma famille (et que Proust méprisait au point de vouloir écrire un article « contre Romain Rolland »).

Au début du mois d’avril, avenue des Gobelins*33 (encore une rue du Quartier latin où mon arrière-grand-mère a vécu), Lénine fait des conférences d’économie politique, qui rencontrent un franc succès. À la fin du mois, il reçoit la visite de Gorki, et tous deux discutent de la situation du moment : « Il y aura la guerre. C’est inéluctable », dit Lénine. Au jardin du Luxembourg, Akhmatova et Modigliani sont assis sur un banc, les chaises payantes ne sont pas dans leurs moyens. Aucun ou presque ne soupçonne l’existence des autres ; chacun vit en solitaire dans la manche transparente de son propre destin. À l’Opéra, avec un petit bruit cosy, se déploient les chapeaux-claques, c’est l’entracte.

Vers la fin de l’année, la fameuse bande à Bonnot débute dans les hold-up – ses membres sont les premiers à avoir l’idée d’utiliser pour cela l’automobile. Le mouvement chaotique des assassinats et pillages dure un an et s’achève comme il a commencé, dans le sang ; en 1913, trois des membres de la bande, qui ont survécu, sont guillotinés, quelques autres sont condamnés à la prison à perpétuité. L’un, dont la culpabilité n’a pas été prouvée, écope de cinq ans d’enfermement pour détention d’armes à feu. Il s’agit d’un Russe, un anarchiste répondant au nom de Kilbatchitch. Après sa peine, il rentre en Russie et y devient l’écrivain français Victor Serge, auteur de textes lucides et sombres, expliquant comment est organisée de l’intérieur la révolution victorieuse. En 1936, il réussit miraculeusement à fuir de relégation à l’étranger. Il est aidé par Romain Rolland. Le simple fait d’avoir connu Serge coûte la vie à ceux qui restent en Russie.

En 1913, cependant, toute la rue parisienne regarde Fantômas ; les films de Louis Feuillade viennent de sortir, et Max Jacob – encore un écrivain de ma longue liste (« la poésie est en pleine déshérence », affirme Akhmatova qui ne connaît absolument pas les nouveaux poètes) – rêve de créer une Société des amis de Fantômas. Dans l’un de ces films, un inspecteur de police héroïque s’attend à un attentat. Il s’étend dans son lit, après avoir passé un gilet sur son pyjama, ainsi que des brassards couverts de piques. Il s’agit en quelque sorte d’une citation que les Français de l’époque, lecteurs de quotidiens, ne peuvent qu’identifier ; un dénommé Jean-Jacques Liabeuf avait mis des brassards avec des clous de sa fabrication, avant de s’en prendre à des policiers. Il avait été guillotiné en 1910. À l’aube, un équipage arrive près de la maison de l’inspecteur, un visiteur entre par une fenêtre entrouverte – c’est un gigantesque anaconda tacheté. À la fin de la visite, il se glisse délicatement au-dehors, arrange sa queue comme une jupe, et la voiture s’éloigne.

Le serpent étrangleur, qui entre en action à la commande, s’inscrirait parfaitement dans la nomenclature des métiers parisiens qui résistent encore dans les années d’avant-guerre. Dans un livre de Luc Sante, qui raconte l’autre Paris, ville de dur labeur et de professions clandestines, sont énumérés des dizaines de métiers artisanaux disparus : réveilleuses, dont la tâche est de tirer du lit ceux qui, pour leur travail, doivent se lever tôt, anges gardiens (l’équivalent de nos conducteurs sobres) qui reconduisent chez eux ceux qui ont trop bu, nettoyeurs d’affiches, récupératrices de citrons pressés, qui vendent les zestes. Le monde où tentent de survivre les charmeurs de serpents, les écrivains publics, les polisseurs d’argent, les barbiers pour chiens, les acrobates, les lutteurs, les porteurs et les laveurs de vitres – une compagnie qui aurait tellement plu à Tiepolo ! –, jouxte le quartier où vivent les étrangers : ils ne sont pas comme les autres. Les critiques des spectacles de Diaghilev en parlent : « l’auditoire se compose d’étrangers et à la France et à l’art », « leurs habitudes, leurs manières, leur mépris complet de l’hygiène » sont évoqués dans les quotidiens. La rue Berthollet et l’avenue des Gobelins sont une part de la capitale plébéienne ; l’arrière-grand-mère Sarah et son carton à chapeau se trouvent donc au bon endroit, au bon moment.

Sans doute faut-il dire ici, malgré tout, que, oui, je sais ce que je fais actuellement et pourquoi j’enduis la maigre galette familiale d’un beurre précieux, baratté par d’autres. Pas un mot de tous ces gens dans les lettres de mes familiers, et autant qu’on plonge leur histoire dans celles d’autrui, elle ne gonflera pas. Marcel Proust écrit durant la même année 1913 que l’approche du dilettante qui se contente de se délecter de la mémoire des choses, est entièrement contraire à la sienne. Je suis cette dilettante ; je colorie ma Sarah à l’aide de couleurs d’emprunt, prises à ceux qui n’étaient pas près d’elle, je tente d’en faire la voisine et l’égale de figures dont je sais cent fois plus de choses. Elle reste indifférente à mes efforts.

Un matin, à Paris, c’était au début du mois de mai, j’atteignis en quelque six minutes le jardin du Luxembourg, ses reines de pierre et ses chaises désormais gratuites. Sarah avait dû, à coup sûr, s’y promener. Je m’étais attendue à ce que le lieu lui-même me conduise à une certaine logique d’actions indispensables et me voyais désemparée. La nuit passa comme passent les nuits. Les cheminées, à la fenêtre, ressemblaient à des pots de fleurs, Kafka avait écrit quelque chose de ce genre à leur sujet. Je n’avais fait aucun rêve particulier, ne pensais à rien de spécial. Pendant une demi-journée, je fis le tour, façon patrouille, des facultés de la Sorbonne, doucement mais fermement menée sur la route touristique la plus facile pour moi ; je souriais aux oiseaux, me figeais devant les vitrines et vérifiais les heures d’ouverture des musées. La ville, comme de juste, souriait au soleil et montrait ses flancs de perles. Dans le moindre de ses plis, étaient assis, debout, couchés, des gens dont je n’avais pas souvenance lors de mes précédents voyages ; ils tiraient, sans un mot, de leurs hardes ou de journaux fripés, des mains en forme de barque ou s’approchaient des tables de café, les uns après les autres, avec la même insatiable demande. Je ne donnai rien au dernier, qui, furieux, me hurla dessus d’une voix rauque.

Je découvris à proximité plusieurs boutiques ayant d’étranges spécialités. L’une vendait de vieux appareils photographiques et tout ce qui était lié à ce domaine ; des objectifs et des filtres de couleur étaient posés sur des rayonnages, des daguerréotypes voisinaient avec du matériel pour panoramas, dioramas, nocturnoramas. Des images interdites, montrant les seins et les fesses de gens morts, étaient enveloppées de papier de soie et disposées dans de petites boîtes. Il y avait surtout des plaques pour stéréoscopes, constructions à tête d’oiseau en bois, capables de faire des photos en volume. Des images stéréoscopiques, il y en avait des centaines. Il y avait des scènes de famille, colorisées à l’aquarelle, et un déraillement de train qui datait de plus d’un siècle.

Une image se distinguait de toutes les autres. Elle eût fort bien convenu à un stéréoscope, bien qu’il ne s’agît pas d’une photographie ; c’étaient deux dessins qui n’avaient rien de commun et qui, pourtant, semblaient avoir été faits l’un pour l’autre. Chacun comportait des silhouettes noires découpées, distraction remontant déjà à des temps anciens. Sur la gauche, on voyait une porte munie d’un store, quelque chose comme une colonne et, plus loin, un arbre ; sur la droite, en détail bien que peu compatibles, un hussard à shako et un bouc cornu. Dans l’oculaire de verre, ils bougeaient, se combinaient en un même tableau soudain animé, le hussard s’appuyait sur une console avec une sorte de chapiteau, le bouc paissait sous un arbre, le rideau laissait voir le tout. Ces choses qui ne se ressemblaient et n’avaient pas de parenté s’agençaient en une histoire.

Je passai les deux dernières nuits et une demi-journée sans sortir de ma chambre. Apparemment, j’avais la grippe et de plus en plus de fièvre. À la fenêtre, les innombrables cheminées se dédoublaient, se détriplaient mieux que dans n’importe quel stéréoscope ; au-dessus roulait un orage persistant, ce qui, au début, me consola, puis cessa d’avoir la moindre signification. Affalée sur mon lit, j’écoutais le grondement et songeais que ce n’était pas la pire issue de cet absurde voyage sentimental. Je n’avais rien à faire ici, et voilà – je ne faisais rien dans cette ville étrangère et belle, dans ce grand lit vide, sous ce toit qui se rappelait ou ne se rappelait pas Sarah Guinzbourg, son accent russe et ses livres français.

Après tout cela, vers le milieu des années 1960, un Français arriva dans l’appartement de la Pokrovka. Qui était-il, d’où sortait-il, allez savoir, toujours est-il qu’on l’accueillit comme il était de coutume dans la maison, avec largesse, avec toutes les salades imaginables et un napoléon*34 maison. Toute la famille était là, y compris l’arrière-grand-mère, âgée de quatre-vingts ans et depuis longtemps rentrée en elle-même. Toutefois, entendant du français, elle s’anima terriblement et passa aussi à la langue de sa jeunesse. Notre hôte resta jusqu’après minuit. Sarah le passionnait par sa conversation, tous deux étaient ravis. Le lendemain matin, elle adopta définitivement le français, comme si elle prenait le voile. On lui parlait russe, elle répondait par de longues phrases étrangères. Avec le temps, on apprit à la comprendre.


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