IV


Mandelstam rejette, Sebald ramasse










« Je n’ai jamais vu Moscou aussi riche, calme, tranquille et joyeuse. Même moi, son calme me gagne… »

En décembre 1935, Nadejda Mandelstam arrive à Moscou afin d’intercéder pour son époux en relégation à Voronej. Dans l’immense ville, qui n’a pas de rivale au monde15, elle se sent bien. Festive, lumineuse, sûre de son bon droit, la ville semble être le nombril de la Terre, et il suffit du moindre contact avec elle, pour qu’on se sente gagné-rechargé par son calme – ce dernier mot revient deux fois en deux phrases, à croire qu’il était important de le souligner. C’est la face diurne des choses (robes, usines, jardins où-on-ne-s’ennuie-pas*1), qui devient plus solide et plus lisse en raison de la face nocturne – que l’on estime raisonnable de ne pas évoquer*2. La présence de l’effroi paraît même revigorante, elle creuse dans la réalité des circuits de fourmis, conférant à celle-ci un frisson particulier – bulles de limonade, léger souffle d’air sur le fleuve, entrain matinal de ceux qui ont survécu à la nuit précédente.

L’arc large des années 1930 porte tellement les couleurs du temps que tableaux et textes fraternisent par-delà les têtes des auteurs : le temps et le lieu de naissance leur sont plus chers que la parenté directe. Ils ont une sorte de dénominateur commun dont on a quelque peine à parler. C’est une sensation – retrouvant brusquement sa place – de confort douillet, de densité et de continuité du tissu vital, qui donne aux hommes, avec leurs droits qui n’en sont pas et leur courte mémoire, un sentiment fallacieux d’enracinement dans le présent. Elle connaît les promesses à faire, cette sensation (« Au printemps nous augmenterons notre surface habitable,/ j’occuperai la chambre de mon frère*3 ») ; la vie devient plus gaie*4, en 1935 les citoyens obtiennent l’autorisation officielle de fêter le nouvel an, et le pacte du travail commun et de la fête collective est scellé à la résine de sapin.

Les nouveaux poèmes de Mandelstam, ceux de Voronej, ne revendiquent pas un passé récent ou un présent accessible par les sensations, ils tentent de détacher, à l’aide de ciseaux de tailleur, un gros morceau oblique de l’avenir, de faire un bond en avant et de parler la langue de tout-le-pays, qui n’existe pas encore. Et ils y parviennent.

Le travail qu’ils effectuent a, selon Mandelstam, une signification essentielle, une importance évidente, et doit être apporté à Moscou, telle une pépite ou tel un épi gigantesque, telle une réalisation de l’économie populaire. C’est avec cela que Nadejda Mandelstam arrive en ce lointain hiver ; pour elle et son époux, il est clair qu’il suffira au monde de l’écriture d’entrevoir ces vers pour que ceux-ci trouvent leur place au soleil de verre de l’avenir tout proche – ce que je dirai sera appris par cœur par chaque écolier16.

Or, cette certitude de l’urgence et de l’impossibilité de repousser ce qui est écrit les contraint à se hâter et à précipiter le malheur.

« Je suis globalement contente de moi en ce moment, j’ai fait et je fais tout ce qui est possible. Ensuite, on ne peut que se soumettre à l’inéluctable… n’aller nulle part, ne rien demander, ne rien entreprendre… Jamais je n’ai compris avec une telle acuité qu’il ne fallait pas agir, faire du bruit et agiter la queue. »

Non, visiblement, il n’y avait pas d’autre solution.

* * *

Une dizaine d’années plus tôt, en 1926, Marina Tsvetaïeva est à Londres pour la première et la dernière fois de sa vie. « Je pars pour dix jours à Londres où, pour la première fois en huit ans (quatre soviétiques, quatre dans l’émigration), j’aurai du TEMPS. (J’y vais seule.) »

Ce TEMPS (en majuscules) accordé par miracle, elle le passe d’une manière inattendue, tout sauf touristique : en quelques jours, sans relever la tête, elle écrit un texte furieux, qu’elle ne réussira pas à faire publier de son vivant. Cet article s’intitule Ma réponse à Ossip Mandelstam. Un critique ami londonien, grand admirateur de la prose de Mandelstam, lui a montré le Bruit du temps, édité à Leningrad. La réaction ne tarde pas. Elle juge le livre ignoble. Je ne pense pas que le problème soit seulement ces trois petits chapitres écrits de la propre main du poète (d’ordinaire, Mandelstam dictait ses textes en prose – « Je suis le seul, par toute la Russie, à travailler à la voix ») et consacrés au monde contemporain.

C’est en toute transparence que l’emportement passe à une discussion sur le passé – le cœur du livre, la raison pour laquelle il a été écrit, et avec quoi. Le temps a fui, le rejet est resté ; en 1931, Tsvetaïeva écrit à une amie quelques lignes sur « … la prose mort-née haïssable de Mandelstam, LE BRUIT DU TEMPS, où seuls les objets sont vivants, où tout ce qui vit est une chose ».

Tsvetaïeva ne voit dans le machin de Mandelstam qu’une tentative d’approche de classe, la reddition et la perte, richement agencées, d’un membre de l’intelligentsia russe. Elle note dans son article que le Bruit du temps est « un cadeau de Mandelstam au pouvoir ».

Il faut, bien sûr, prendre en compte le degré d’embrasement – que l’on se représente par trop bien aujourd’hui – de la conscience des lecteurs de part et d’autre de la frontière soviétique. La poésie et la prose ont désormais une seconde, voire essentielle, fonction : témoigner d’un choix politique (qui, tel un curseur, peut se déplacer dans un sens ou un autre, au gré des circonstances). Aux yeux de l’observateur, le texte répond avant tout à la question : « Avec qui l’auteur est-il ? », puis il fait son travail habituel.

Le tournant n’est pas encore achevé, mais il est irréversible. Tout retour en arrière est impossible. Le pacte avec l’avenir est scellé du simple fait du passage, de la participation au bouleversement-déplacement général. Pour Mandelstam comme pour de nombreux autres, il y a cette emprise des « derniers feux de la liberté », une nuance d’ivresse sans ambiguïté, et les vers du nouvel an sur le changement de destin, écrits sur fond de « bruit du temps », ne sont pas seulement une tentative d’adieu, ils sont le signe d’un rejet de ce qui a été.

* * *

Avec quelle rapidité tous se plongent dans les souvenirs, comme s’il fallait fixer sans délai un passé qui se désagrège à vue d’œil, avant que ne l’emporte le vent. Chaotiques, passant dans un grondement, tels des chariots transportant le bric-à-brac d’une datcha, les années 1920 deviennent brusquement un temps de Mémoires.

Le Bruit du temps est l’un des premiers à être écrits, en cette année 1923 pas encore complètement desséchée ; il apparaît aussitôt comme un ovni et demeure, un siècle entier, tel un soldat Chveik plutôt déplacé dans le régiment d’élite des grands projets mémoriels du xxe siècle, auxquels, de prime abord, il ressemble pourtant. Le siècle de Platonov et de Kafka, qui s’ouvre par un bond puissant en faveur des changements, de l’utopie collective et d’un désir mondial de nouveauté, est bientôt perçu comme un champ privilégié pour les retours en arrière. Déjà, au déclin de l’époque moderniste, la mémoire et son demi-frère, le document, apparaissent comme un genre de fétiche, peut-être parce qu’ils semblent nous indiquer que les pertes sont réversibles et non achevées, y compris dans un monde où l’ordre des choses ne cesse de changer. L’amour des masses pour la non-fiction a quelque chose à voir avec l’attachement du petit enfant à son doudou ou son nounours, objet transitionnel sans lequel celui-ci ne peut développer une représentation de la réalité extérieure. Dans l’actuel système de coordonnées, cet objet n’est autre qu’un passé qui ne nous appartient pas et qui, malgré tout, est indissociable de nous.

L’héritage du siècle, avec sa roue des changements, ruptures et autres violences perpétrées contre le réel, s’est finalement résumé à la reconstruction du passé, à la transformation de celui-ci en parc thématique sur les pelouses duquel un visiteur de l’avenir est en mesure de se promener. Ce qui a commencé avec Proust s’est poursuivi avec le Speak, Memory de Nabokov et achevé avec la prose de Sebald, écrite en travers de la mémoire individuelle, pour la gloire de tout ce qui fut effacé et oublié. Entre eux, se sont logées des pages et des pages de tissu conjonctif – d’autres textes souvent sans prétention littéraire, mais unis par la certitude a priori, irraisonnée, de la valeur de tout ce qui a été perdu et de la nécessité de le recréer, uniquement parce que cela n’existe plus.

Sur le fond des grands et moins grands livres canoniques de mémoire, le récit de Mandelstam occupe une place à part, petite construction décalée dans un quartier activement occupé par autre chose. Le Bruit du temps ne témoigne aucune amitié à son lecteur potentiel, et cela ne tient pas à la mythique obscurité de son mode de pensée en chaînons manquants17 (au demeurant, en un siècle de lecture attentive, tout est devenu beaucoup plus lumineux). Cela tient, me semble-t-il, au texte lui-même et à son pragmatisme – au but que se fixe l’auteur. C’est lui qui empêche le Bruit du temps d’attirer le lecteur-exécutant, comme le font le Sceau égyptien, la Quatrième Prose et les Entretiens sur Dante18, parce qu’ils nous prennent pour complices, nous entraînant dans l’œuvre commune du cheminement et de la compréhension ; parce qu’ils nous contraignent à forcer notre larynx et à prononcer « Potrebbesi veder19 ? » en même temps que Dante et Mandelstam, avec tous ceux qui, faisant claquer et chanter les sons les uns après les autres, et le sens après le sens, permettent au texte d’accéder à une nouvelle vie.

La tâche du Bruit du temps est inverse ; elle vise à enfermer le temps perdu dans un cercueil en pin, à y enfoncer un pieu de tremble et à partir sans se retourner. Il n’est donc pas étonnant que l’auteur ait peu d’alliés, si peu, semble-t-il, qu’il n’est rien de plus simple que de ne pas même remarquer à quelle fin tout cela est écrit et ce qui se passe ici. Ajoutons que l’effort de remémoration est consacré à une tâche précise et claire, décrite par Mandelstam avec une minutie extrême.

« Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. S’il n’en était que de moi, je me contenterais de faire la grimace en me remémorant le passé. Je le répète, ma mémoire n’a rien d’amoureux, elle est hostile et travaille non à la reproduction, mais à l’éviction du passé. »

C’est un cadre étonnant pour un homme qui s’était préparé, précisément, à la remémoration, qui avait alors trente-deux ans, un âge peu approprié pour cette occupation, et qui avait été l’un des premiers – sinon le premier – de sa génération, avant que son intention ne se refroidisse. Il est, en outre, ici question de ce qui se trouve extrêmement près du corps, de l’univers domestique, de ses sons et de ses odeurs : de ce qui se monnaie simplement en thé accompagné de madeleines et de tristesse radieuse (porteuse d’espoir). Son père et sa mère, la bibliothèque tendue de vert, les datchas en Finlande, les concertos de violon, les promenades avec la nounou et le reste – un matériau tout prêt pour une « Enfance d’Ossia*5 » manifestement solide, fondamentale et nécessitant d’autant plus d’efforts pour s’en détacher.

Il en résulte un texte très étrange, avant tout par son degré de concision, la force avec laquelle les unités tactiles, auditives, olfactives, sont réduites-compressées en masse sombre veinée d’ambre, en couches pierreuses où l’on ne peut rien voir sans lampe de mineur. Les formules qui se dévoilent toutes seules n’ont pas où établir leur campement ; la moindre phrase est scellée, telle une porte donnant sur un couloir. Le passé est décrit comme un paysage (voire un problème géologique, doté d’une histoire et de moyens d’être résolu), le récit de l’enfance se mue en texte scientifique.

La logique paraît être la suivante : l’auteur entreprend de cartographier un lieu où il ne veut pas revenir. Aussi commence-t-il par en extraire le facteur humain, petite flamme de tendresse presque inévitable lorsqu’il est question de mémoire ancienne. Le texte se déroule à basse température, d’hiver à hiver, dans des nuages de vapeur et des chuintements de fourrures. La température ambiante d’une pièce est ici un luxe inconcevable ; le froid est le milieu naturel. Il est intéressant de noter que, dans la langue du montage vidéo, « geler » signifie « arrêter », faire un film still, un arrêt sur image. En un sens, le Bruit du temps est construit comme une caméra décrivant des stills alentour, cercles-balayages d’images plastiques ayant perdu leur chaleur téléologique (ou l’ayant cachée profondément dans leurs manches). C’est à cela que fait référence la remarque précise et juste de Tsvetaïeva : « Votre livre est une nature morte*6… un trucage dépourvu de noyau, de cœur, de sang – il n’y a qu’œil, que flair, qu’ouïe. »

La visée de la nature morte historique qui occupe Mandelstam est de produire, à l’encontre de la tendresse enfantine et familiale, un schéma exact, une formule plastique de ce qui est en train de disparaître. Cela fonctionne à l’instar d’un défilé militaire : les rangs et les figures géométriques se répondent – reflet des manches bouffantes dans le dôme de la gare de Pavlovsk, volumes vides des places et des rues qui s’emplissent d’une masse humaine, architecture complétant la musique. Toutefois, en dépit de tous les régiments, couve et fume la petite flamme des années 1890 – univers musqué, emmitouflé de fourrures, du judaïsme, volumes des suppléments de Niva*7. La littérature (sa veilleuse phtisique, ses maîtres et sa parentèle) a un arrière-goût chaud et obscur d’histoire familiale. Les juifs tantôt sortent du chaos, tantôt se couvrent à nouveau d’une toison hirsute ; en leur présence, l’image se boucane et s’enfonce de plus en plus dans l’épaisseur noire de la couche cultivée. Par bonheur, la musique et l’architecture ont un grand frère logicien, le système de classes marxiste.

Il ne s’agit pas là d’un schéma compréhensible, dans lequel la démonstration des horreurs du tsarisme promet une proche révolution ; c’est ainsi, immédiatement, que Tsvetaïeva interprète le Bruit du temps – tous ces « trottoir(s)… prévu(s) pour la révolte » –, un désir de plaire au pouvoir, et rien d’autre. Le marxisme adolescent de Mandelstam, ancien ou non, a un sens grave, formant une sorte de colonne vertébrale – quelque chose comme des flèches décrivant un mouvement qui entraînera le choc final. Un tour énorme, grinçant et gauche de gouvernail20, permettant d’atteindre à un point « maintenant » clair et articulé, devait surgir de quelque part.

C’est de ce « maintenant » que Mandelstam contemple les funérailles du siècle, comme, quelques années plus tard, il observera l’échelle de Lamarck et sa tentation permanente de la désincarnation, de la tombe verte universelle. Le frisson et le plaisir suscités par la vue du passé récent (c’est ainsi, parfois, que les hommes regardent un singe), voilà ce qui distingue le premier texte en prose de Mandelstam de ceux, très proches et plus débonnaires, de ses voisins de genre. La mémoire, ici, n’est pas sentimentale, elle est fonctionnelle et agit tel un accélérateur. Elle ne vise pas à expliquer à l’auteur d’où il vient, et d’autant moins à réaliser une copie de son berceau pour y être bercé encore et encore. Elle travaille à la séparation, prépare la rupture sans laquelle il est impossible de devenir soi-même. Il faut repousser de soi le passé pour prendre la vitesse nécessaire. Sans cela, l’avenir ne commencera pas.

Certes, à la lumière de l’après-mort, il peut sembler que cette séparation soit sans objet – tout est un. Prenez Mandelstam : il râle, chante comme un étourneau, exige ceci et cela, vit sans s’encombrer, rejetant, ici ou là, le « personnel » au nom de la promesse non réalisée. « Il agissait, faisait du bruit et agitait la queue », pour citer Nadejda Mandelstam, et puis ? Le destin commun a été le prix direct et sûr du Nouveau, du tour de gouvernail, la mort avec le troupeau, la mort en camp et la poussière des camps. Quant à Tsvetaïeva et à son inflexible fidélité à ce qui fut, son souverain mépris des dernières nouveautés et de la vérité des gazettes*8… Nous savons trop que sa dispute avec Mandelstam, vieille querelle du passé et de l’avenir, s’achève littéralement par… rien – par la même poussière, par deux tombes anonymes aux deux extrémités d’un cimetière qui en compte des millions. Nul ne l’a emporté, tous ont perdu.

* * *

Dans un entretien tardif, Sebald en vient à raconter l’histoire d’une expérience scientifique. On plonge un rat dans un réservoir empli d’eau et on attend de voir combien de temps il tiendra. Ce n’est pas long, une minute, puis le rat meurt d’un arrêt du cœur. Mais on offre soudain à certains une possibilité de s’en sortir : alors que l’animal est à bout de forces, une éblouissante écoutille s’ouvre, menant vers la liberté. Quand on replonge dans l’eau les miraculés, ils se comportent différemment : ils nagent, nagent le long des parois jusqu’à ce qu’ils crèvent d’épuisement.

Autant que je sache, cette histoire n’apparaît pas dans les livres de Sebald, et c’est peut-être tant mieux. La situation d’extrême désespoir dont part l’écrivain, insensiblement pour le lecteur, est ici mise à nu avec une netteté quasi intolérable, il lui manque l’équilibre des qualités naturelles d’un bon texte, le son, l’intonation qui disent la présence d’un auteur : tu n’es pas seul, à chaque degré descendu on continue de parler avec toi. L’anecdote des rats, avec ses analogies et conclusions évidentes, prive de fondement toute construction. Personne à qui parler, il n’y aura pas de miracle et l’espoir même d’un salut ne fait que prolonger l’expérience, que repousser la mort, laquelle, en l’occurrence, paraît presque charitable.

Si l’on y réfléchit, aucun texte de Sebald ne peut être lu comme une consolation, quelque sens que l’on donne à ce mot ; la variante qui veut que, dans les ténèbres où nage et suffoque la vie, une main se tende, est d’emblée exclue. La méfiance polie avec laquelle Sebald contourne les sujets frôlant le divin, a une longue histoire. Il est absurde de se tourner vers cette prose comme source de documentation biographique, mais dans la seconde partie des Émigrants – dans « Paul Bereyter » – on trouve un passage sur les leçons de Loi divine, qui suscitent une nostalgie agacée chez le héros de l’histoire, instituteur, et l’enfant narrateur. Si l’on prend en compte l’année de naissance de Sebald (1944), on peut admettre que l’enfant qui grandit à cette époque en Allemagne ait une représentation du monde assez effarante ; tout jeune, écrit-il, il savait pertinemment que l’une des marques principales de la grande ville, ce qui la distinguait des villages, tels que son Wertach natal, était les trous entre les maisons, emplis de décombres et de restes calcinés, de vide et de tas de briques. Sebald refuse catégoriquement d’être tenu pour un auteur thématique écrivant sur la Catastrophe qui a frappé les juifs d’Europe (à juste titre, d’ailleurs : tout anéantissement suscite en lui la même solidarité, y compris les villages et les constructions, et je ne dirais pas que l’homme importe pour lui plus que le reste). Il n’en devient pas moins un auteur canonique de la littérature de l’Holocauste, ensemble de livres sur la nécessité de la mémoire. Ses conférences de 1997, parues dans le recueil intitulé De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, en sont d’autant plus intéressantes. Il y est question d’une mémoire d’un autre genre, celle des tapis de bombes qui ont recouvert les villes allemandes dans les dernières années de la guerre, et de l’angle mort formé par ces événements dans la conscience de ceux qui ont survécu.

« À la lumière de ce que nous savons aujourd’hui de la destruction de Dresde, écrit Sebald, il nous paraît incroyable que l’homme qui se tenait alors dans les nuées d’étincelles de la Brühlsche Terrasse et observait le panorama de la ville en flammes, ait pu conserver un jugement sain. Le fonctionnement normal de la langue ordinaire dans les récits de la plupart des témoins fait douter de l’authenticité de l’expérience qu’ils évoquent. En quelques heures, une ville entière périt dans les flammes, avec tous ses bâtiments et ses arbres, tous ses habitants et ses animaux, tous les meubles et les biens possibles, et cela ne pouvait qu’entraîner une embolie et une paralysie des facultés intellectuelles et émotionnelles de ceux qui furent sauvés. » En s’appuyant sur les quelques sources allemandes, sur les souvenirs des pilotes alliés et les témoignages de journalistes, il décrit le feu qui monte à deux mètres de hauteur, de sorte que les cockpits des bombardiers chauffent comme des boîtes de conserve, l’eau bouillante dans les canaux et les cadavres dans les flaques de leur propre graisse. Dans la logique de l’énumération sebaldienne, quel que soit le sujet, il n’est pas de place pour une théodicée : il y manque l’espace où l’on pourrait se tourner vers Dieu avec des paroles d’interrogation ou de reproche – tout le champ est rempli à ras bord, telle une arche en train de couler ou une fosse commune, de ceux qui n’ont pas été épargnés.

De ce point de vue, Sebald n’est pas contraint de choisir entre (pour citer Primo Levi) ceux qui ont sombré et ceux qui ont été sauvés, entre ceux qui ont péri et ceux qui devront encore mourir. Le sentiment de fraternité face au sort commun, comme dans une ville assiégée ou un navire en perdition, rend sa méthode universelle : il n’y aura pas de miracle, tout ce que nous avons devant nous, y compris nous-mêmes, a vocation à disparaître et il n’y faudra pas beaucoup de temps. Il n’est nul besoin de choisir, toute chose, tout destin, tout visage, toute enseigne, valent d’être mentionnés, de paraître un peu à la lumière, avant l’éclipse finale.

Cette optique, ce regard porté sur le monde, à travers, dirait-on, une couche de cendres, un voile de cellophane en mouvement, deviennent particulièrement convaincants dès l’instant où il est clair que l’auteur est resté avec toi jusqu’au bout, qu’il est déjà de l’autre côté, d’où il te tend la main. Le genre du requiem a d’ordinaire cette force que le discours y est mené comme par-dessus un fleuve, depuis la rive des vivants, au nom de la vie qui dure. Parfois, cette vie est prête à bien des choses. Dans un poème terrible de Tsvetaïeva, une femme demeure près du cercueil d’un être dont elle ne sait rien (« Ce n’est pas ton mari ?/ Non./ Tu crois à la ressuscitation des âmes ?/ Non »). Elle-même ne comprend pas dans quel but elle le fait, jusqu’à la toute fin :

Attends voir que je me couche près de lui…

Va, plante-les-clous21 !

Le discours de Sebald, toutefois, ne se contente pas de suivre ceux qui partent, on le dirait rattaché à leur rang oblique comme la pluie, il est une des personnes déplacées sur la route du passé. Dans sa documentary fiction, le narrateur coïncide avec le contour de l’auteur, il a une histoire et un certain nombre de relations parmi les vivants, une moustache et la photo de passeport de Sebald, mais une étrange transparence empêche de le tenir pour existant. Sa seule occupation est le mouvement, à croire qu’il est poussé par un vent intérieur qui a ses propres heures de travail et repos, ne correspondant pas aux nôtres. C’est une chronique de ses voyages et déplacements, des autobus, des hôtels qu’il quitte, où il est si bon d’observer la femme qui se tient à l’accueil, toute à son travail. On dirait que la gravité continue d’agir sur lui et qu’il n’a aucune raison de se hâter. Énumération de noms de rues et de gares, comme si l’auteur se défiait quelque peu de sa mémoire et préférait tout noter, le plus soigneusement possible, ajoutant, tel un homme en mission, ses notes de restaurant et d’hôtel. Il y a aussi des photographies insérées dans le texte : pareilles à des empreintes digitales, elles permettent d’identifier les livres de Sebald.

Il est, toutefois, amusant de noter que dès qu’on s’approche de ces textes, émerge en flotteur le problème de leur crédibilité, à croire qu’en répondant à la question du rapport entre dessein et vérité, nous saurons si nous pouvons nous fier à l’auteur. Ainsi les guides de haute montagne, où la moindre erreur peut être fatale, font-ils leur choix. Pourtant, l’intérêt persistant pour la carcasse documentaire du récit, pour les prototypes de tel ou tel personnage, pour leur degré de parenté ou de relations avec l’auteur, pour est-ce-le-gamin-de-la-photo, pour et-si-ces-gens-n’avaient-jamais-existé, est presque touchant dans son pragmatisme. Les critiques de Sebald semblent tester son besoin de jouer les conservateurs de musée ou les gardiens de parc enveloppant les statues afin de les protéger du froid et vérifiant les vitres aux fenêtres de l’orangerie. Si l’on se rappelle qu’il n’y a plus ni fenêtres ni orangerie (ni pelisses ni maisons, dit Rozanov à propos de la révolution russe22), la fonction de cette prose s’éclaire un peu : elle garantit un éclairage indispensable pour que l’on puisse distinguer certaines choses. La question est formulée comme suit dans Austerlitz : « Plus j’y songe, plus il m’apparaît que nous autres, encore vivants pour l’instant, nous présentons aux morts comme des créatures irréelles, ne devenant visibles que sous un certain éclairage et dans les conditions atmosphériques adéquates. »

Je suis si prête à accepter, de la part de cet auteur, toute confusion de ce qui a ou n’a pas été, du documentaire et du fictif, afin que fonctionnent les appareils lumineux et que se mettent en mouvement les plaques transparentes du passé, se recouvrant les unes les autres, brillant au travers des unes et des autres, que, lorsque, traversant le texte, apparaît tout à coup la base réelle (oui, cela a existé, c’est son oncle, la photographie est tirée des archives familiales, c’est tout à fait fidèle à l’original), je ressens une étrange angoisse, à croire que le modèle choisi se révèle soudain être un cas particulier. Cette sensation est la plus forte en ce qui concerne les images.

La dernière partie des Émigrants s’achève sur un étonnant fragment mémoriel. Quand il m’arrive de ne pas relire ce livre d’un moment, ce fragment m’apparaît énorme, quasi interminable dans son heureuse longueur, occupant presque la moitié du texte ; or, chaque fois, il se révèle douloureusement bref, vingt pages à tout casser. Je pense que je ne voudrais pas savoir qui l’a écrit – une femme réelle, dont le prénom commence par un L, ayant résolu, au seuil de la mort, de se remémorer son enfance, rien que son enfance, les livres de sa mère, la route menant à la ville, ou malgré tout Sebald, parlant aussi par cette voix. Quoi qu’il en soit, le fragment s’interrompt brusquement, le livre glisse vers quelque chose comme un noir de cinéma, et là, pour finir, l’auteur évoque une photo vue par hasard.

Dans l’ensemble, les images sont généreusement distribuées dans ses pages, tels les cailloux du Petit Poucet, qui l’aident à retrouver le chemin du logis ; mais celle-ci n’est pas montrée, elle est racontée et, sous cette forme verbale, je l’ai devant les yeux. Voici le ghetto de la ville de Łódź, quelque chose comme un atelier ouvrier, demi-jour, semi-obscurité, trois femmes sont penchées sur les losanges et les triangles d’un tapis qu’elles tissent. L’une d’elles, dit Sebald, a des cheveux blonds et un air de fiancée ; impossible de discerner les traits de la deuxième dans la lumière crépusculaire, quant à la troisième, elle me regarde tout droit, de sorte que je me vois contrainte de détourner les yeux.

Je n’avais jamais pensé que je verrais cette photographie. À l’instar du fameux portrait de la mère de Barthes dans le jardin d’hiver, qui n’existe pas dans le grand livre écrit sur lui, elle me semblait tout à la fois non-inventée et non-existante, et il était d’autant plus étrange d’admettre qu’elle correspondait exactement à sa description. Le portrait des trois jeunes filles est dû à un homme nommé Genewein, un nazi, directeur financier du ghetto ; durant ses instants de loisir, il s’efforçait de documenter le travail du domaine dont il avait la charge, à l’aide d’un appareil photographique Movex 12, confisqué. Il y a même des photos couleur : ici des enfants en rang, vêtus de marron et de brun, coiffés de casquettes de travers. Mais celle au tapis et aux tisseuses est en noir et blanc et, à la différence des autres, elle ne vous paralyse pas immédiatement d’effroi, tant elle imite bien la vie, avec ces femmes assises tranquillement devant l’objectif et le rétroéclairage qui se déverse d’une fenêtre en fond, effleurant les cheveux et les épaules, comme s’il ne se produisait rien de particulier. Tout cela est ainsi raconté dans les Émigrants, à une exception près. Dans l’air éclairé entre nous (entre ces femmes et l’appareil, entre elles et moi), est suspendu une sorte de rideau oblique, constitué d’une quantité de fils verticaux, tendus sur une base : c’est en les suivant que, de bas en haut, montera le tapis, jusqu’à ce qu’il nous masque la pièce et celles qui s’y trouvent. Il est étrange que Sebald n’ait pas perçu cette barrière ; peut-être ne l’avait-il pas devant lui.


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