Chapitre II


Des commencements










La première fois, j’avais tourné autour de ce texte pendant plus de trente ans sans l’écrire, le laissant reposer-mûrir dès la deuxième ou la troisième page du cahier d’écolier à lignes. Le volume et l’importance de ce qui s’annonçait étaient si grands qu’ils induisaient un confortable « pas maintenant ».

À vrai dire, l’histoire de ce livre se résume à une collection de renoncements, de moments où je m’en débarrassais de toutes les façons possibles, où je repoussais à plus tard, à quand-je-serais-une-meilleure-fille, comme quand j’étais petite, où je lui consentais, dans la mesure de mes forces, quelques menus sacrifices évidemment insuffisants, jetant çà et là, sur des lambeaux de papier, dans un train ou pendant une conversation téléphonique, des sortes de marques (des aide-mémoire – à partir de ces concentrés de deux ou trois mots, la mémoire devrait assembler et dresser une structure provisoire, la tente à vivre d’un sujet). En place de souvenirs réels dont j’étais dépourvue, fonctionnerait la mémoire toute fraîche d’un récit de quelque chose, qui avait vocation à réhydrater ces notules sèches de manière à ce que s’épanouît une cerisaie.

Les Mémoires russes du début du xxe siècle évoquent un amusement de l’enfance : on dépose au fond d’une tasse des lamelles jaunâtres, on les recouvre d’eau et elles se mettent à étinceler d’invraisemblables couleurs chinoises ou japonaises, une floraison de l’étranger, de l’au-delà des mers. Je ne l’avais jamais vu – et maintenant, où était passé tout cela ? En revanche, il y avait, dans l’arsenal familial, des trésors de nouvel an datant de grand-mère, dont un petit bonhomme-qui-fume, un mouflet de la taille d’une allumette, fumant de façon convaincante des cigarettes blanches microscopiques – et de la fumée s’envolait, et le feu se changeait en cendres, jusqu’au jour où la réserve de cigarettes fut à jamais épuisée. Désormais, on ne pouvait plus que narrer l’exploit du bonhomme, ce qui, tout bien considéré, avait des airs de happy end, le paradis des choses et activités ordinaires disparues consistant manifestement à ce qu’elles soient racontées.

Ainsi, la première fois, j’avais entrepris d’écrire ce livre à l’âge de dix ans. Dans l’appartement de la ruelle aux Bains, j’avais tapé les premiers caractères de ce chapitre. Dans les années 1980, il y avait, près de la fenêtre, un bureau au bord éraflé, éclairé par une lampe orange, sur le pied en plastique blanc de laquelle j’avais collé une décalcomanie, la plus belle qui fût : sous un ciel sombre et neigeux, une maman ourse pelucheuse transportait sur une luge un petit sapin et un mini-ourson, assis de guingois ; sur un côté était fixé un sac empli de cadeaux. Il y avait, sur la feuille de décalcomanies au vernis terne et collant, cinq ou six images, on les découpait une par une, on les mettait à tremper dans une jatte d’eau tiède. Puis il fallait habilement détacher de la feuille la pellicule transparente et colorée, et la plaquer vite-vite sur une surface nue, la redresser, lisser les plis. Je me rappelle, sur les portes du buffet de la cuisine, un garçonnet-chat portant cape et masque de carnaval, de même qu’une pingouine et son petit dans le crénelage rose-vert d’une aurore boréale. Mais les ours étaient les plus chers à mon cœur.

Impression que si j’énumérais, un à un, les lambeaux de ma vie passée qui m’étaient restés en mémoire, qui, il y a vingt ans encore, avant les travaux de rénovation, s’usaient et noircissaient sur les portes du buffet de la cuisine, et qui, aujourd’hui seulement, revivaient et s’étaient emplis de couleur – gros gamin coiffé d’un sombrero et vêtu d’un domino de carnaval ! demi-masque isolé, entouré des monogrammes d’une canetille de Noël ! –, je me sentirais mieux. « C’est alors qu’il crut sa fin venue ! », comme disent les contes. Alors, je me désagrégerais en centaines de choses et babioles vétustes, pourries, ternies. Impression que ma vie consistait à en faire le catalogue. Impression qu’à cette occupation, j’avais grandi.

La deuxième fois que, sans en avoir conscience, j’avais entrepris d’écrire ce livre, j’avais seize ans – une année d’adolescence un peu tordue et sauvage. J’étais à la fin d’une histoire d’amour qui me semblait, à l’époque, ultra-importante, absolument déterminante. Au fil du temps, elle avait tellement pâli, s’était tellement éventée que je serais bien incapable, aujourd’hui, de ranimer ce sentiment de commencement-de-tout, avec lequel je l’avais traversée. Mais je garde le souvenir précis d’une trame. Quand il était devenu clair que tout était fini, sinon dans ma tête, du moins dans les travaux et les jours, j’avais jugé nécessaire de me rappeler l’essentiel – une sorte de florilège : des détails, des points de rencontre, des détours de conversations, certaines répliques. Je voulais les fixer, les préparer pour une description future, un jour. Le récit linéaire ne convenait pas, en l’occurrence, la ligne droite étant ici trop peu convaincante. J’avais donc noté tout ce qu’il me semblait important de ne pas oublier ; sur chaque bout de papier, un mot ou un groupe de mots, qui bâtissait aussitôt dans ma mémoire l’édifice de l’événement : conversation, angle de rue, plaisanterie, promesse. Dans la mesure où tout ce qui s’était passé résistait désespérément, dans ma tête, à la moindre tentative de s’ordonnancer, de suivre un ordre – alphabétique, chronologique, que sais-je encore ? –, la tâche qui m’attendait serait celle-ci : un jour, très bientôt, je mettrais tous ces bouts de papier dans un chapeau (celui de papa – mon père avait un magnifique chapeau gris qu’il ne portait jamais), je les tirerais un à un et, un à un, sujet après sujet, point après point, j’écrirais, jusqu’à ce qu’advînt le temps de laisser reposer en paix cette carte du Tendre, monument élevé à moi-même. Au fil des ans, ces trente ou quarante billets avaient glissé dans les tiroirs de mon bureau de l’époque, ils s’étaient évidés, avaient été engloutis dans les trous noirs des déménagements, des rangements, des grands nettoyages subits.

Faut-il préciser que je ne me rappelle plus un seul de ces quarante mots que, tant d’années auparavant, je craignais tellement d’oublier ?

* * *

Néanmoins, l’idée même d’extraire-soustraire par bribes, au jugé, mon histoire ou l’histoire en général, de la tirer-retirer des ténèbres de l’inconnu et du sous-entendu, continue de me travailler. Le stade initial de cette opération salvatrice fut pour moi une activité ordinaire : notes jetées sur des enveloppes pendant une conversation téléphonique, mémentos en trois mots dans mon carnet de travail, fiches invisibles qui se complètent sans système, à la hâte, et ne sont jamais regardées, tout cela est une composante de mon « aujourd’hui ». Simplement, les gens avec lesquels on peut encore parler de comment c’était sont de moins en moins nombreux.

J’ai toujours su, en même temps, que j’écrirais un jour un livre sur ma famille. Il y eut d’ailleurs une époque où je pensais que c’était l’affaire de ma vie (une somme de vies réunies en un tout, dans la mesure où, le sort en avait ainsi décidé, j’étais la première et la seule de la famille à avoir une raison de tenir un discours tourné vers l’extérieur, passant de la conversation intime des miens, comme d’un bonnet douillet, au hall de gare de l’expérience collective). Le fait que tous ces gens, vivants et morts, n’avaient pu être vus, que la vie ne leur avait pas accordé la moindre chance de demeurer, d’être gardés en mémoire, d’être exposés à la lumière, le fait que leur banalité les avait rendus inaccessibles au simple intérêt humain, me semblait une injustice. Il y avait comme une exigence de parler d’eux, pour eux – il n’empêche qu’il était terrifiant de s’y mettre, de ne pas être l’auditeur et le destinataire curieux, point extrême de la lignée auquel s’adressait, comme des fils qui se rejoignaient, une histoire familiale pleine d’yeux et aux niveaux multiples, mais étrangère et autre. Terrifiant d’être le narrateur, autrement dit l’instance qui sélectionnait et filtrait, celle qui savait quelle part du volume global du non-encore-raconté devait passer à la lumière, et quelle autre était vouée à demeurer dans les ténèbres extérieures ou intérieures.

Amusant, quand on y songe, qu’une part considérable des efforts de mes grands-mères et grands-pères ait justement visé à ce qu’ils restent invisibles. Atteindre à la discrétion voulue, se perdre dans les ténèbres domestiques, se maintenir à l’écart de la grande Histoire, avec ses monstrueux narratifs et ses marges d’erreur de millions de vies humaines. Consciemment ou non – allez savoir ! –, ils avaient fait ce choix. À l’automne 1914, quand ma jeune arrière-grand-mère avait quitté la France en guerre pour rentrer en Russie par des chemins détournés, elle aurait pu, par exemple, reprendre ses anciennes activités et se lancer dans l’agitation révolutionnaire, se retrouver dans les manuels d’histoire et, très possiblement, dans les listes de fusillés. Au lieu de cela, elle s’était placée hors des marges des manuels, où elle n’aurait pas même droit à une notule – dès lors, on ne voyait plus que les tapisseries aquarelles des murs et l’affreux beurrier jaune qui avait survécu à la maîtresse de maison, au vieux monde et au xxe siècle.

Dans ma prime jeunesse, j’en éprouvais un malaise qu’il m’était difficile de mettre en mots et dont j’avais honte de prendre tout à fait conscience. Il avait à voir avec – comment dire ? – la construction de l’intrigue : force m’était de reconnaître que ma parentèle n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour rendre notre histoire intéressante à raconter. C’était particulièrement net pour les commémorations de guerres – la dernière en date, à ce moment-là, n’avait que quarante ans, mon âge d’aujourd’hui. Aux fêtes de l’école venaient des grands-pères inconnus, couverts de fleurs et de médailles ; ils ne racontaient pas grand-chose (on avait quelque peine à reconditionner ce qu’ils avaient vécu en contes et légendes), mais ils se tenaient raides près du tableau noir – témoignages vivants, faute d’être témoins. Mon grand-père Lionia, lui, n’avait pas fait la guerre, il était ingénieur et avait œuvré à l’arrière. On pouvait fonder plus d’espoirs sur le grand-père Kolia, avec son livret d’officier et l’ordre de l’Étoile rouge dont il avait été décoré. Toutefois, on nous avait expliqué que, pendant le conflit, il servait en Extrême-Orient, et l’on n’arrivait jamais à obtenir une réponse à la question de savoir s’il s’était battu.

Un temps, on avait eu l’impression que non, malgré tout : il était suspect après ce qui lui était arrivé – une sombre histoire qui pesait en nuée d’orage sur cette partie de la famille et ne s’achevait jamais en récit. Cela s’appelait : « quand notre père était un ennemi du peuple » et concernait les années 1938-1939, période de l’amnistie non-officielle décidée par Beria, où certains avaient été brusquement libérés, tandis que d’autres, comme grand-père, n’avaient pas eu le temps d’être arrêtés. De quoi il retournait exactement, on le rapportait de façon brumeuse, vite fait, et plus tard seulement, en comparant les dates, je compris qu’à ces jours caviardés avait correspondu la seconde grossesse de grand-mère : mon père était né le 1er août 1939, un mois jour pour jour avant le début de la guerre mondiale.

Dieu sait par quel miracle mon père était de ceux qui avaient survécu et grandi dans une vraie famille, avec une mère, un père, une sœur. Je connais deux versions du dénouement de cette histoire, dont celle qui avait cours dans mon enfance semble un joli conte de Noël et est sans doute apocryphe. Nous y viendrons en temps voulu. En tout état de cause, l’histoire du grand-père militaire ne collait d’aucune façon : dans le récit familial, grand-père avait le rôle d’un copeau de bois pris dans un tourbillon, ce qui ne cadrait visiblement pas avec le discours que l’on tenait en chœur sur la guerre et la victoire.

De fait, tout le monde avait des parents acteurs de l’Histoire. Et les miens, alors, qui étaient-ils ? Des figurants ? Aucun d’eux n’avait combattu ni été victime des répressions (il y avait des allusions opaques à une arrestation et des interrogatoires concernant mon autre grand-père, néanmoins, là aussi, les choses apparemment s’étaient tassées, on y avait échappé), aucun n’avait été sous la botte allemande ni ne s’était trouvé au cœur des grands carnages du siècle. Seule l’histoire du fils de Verotchka, sœur de mon arrière-grand-mère, tombé à vingt ans sur le front de Leningrad, faisait exception, mais ce n’était pas une histoire de guerre, c’était le récit d’une injustice et il était hérissé de tant d’aiguilles de glace, les photos de ce gamin dans ses bottes de feutre aux bouts ronds ne pouvaient tellement pas déboucher sur un avis de décès que, comme pour ma mère avant moi, dont j’ai hérité toutes les expressions et les noms, aujourd’hui encore, j’ai la vue qui se brouille et la gorge qui se noue au simple mot de Liodik*1.

Il n’y avait pas non plus, dans ma famille, de célébrités, si l’on entend par là l’armée d’active des arts ; ma parentèle semblait s’en tenir obstinément à une sorte de discrétion civile. Elle comportait des médecins, beaucoup de médecins et d’ingénieurs, des architectes (qui, toutefois, n’œuvraient pas dans le grandiose, ils concevaient des projets non de flèches ou de façades, mais de routes et de ponts), des comptables et des bibliothécaires. Une vie paisible, à l’écart, semblait-il, des moulins tournoyants de la modernité. Presque aucun d’entre eux n’avait intégré le Parti, là encore, sans rien de démonstratif ; simplement, leur vie paraissait se dérouler dans les profondeurs d’une veine géologique, sans jamais remonter à la surface où le moindre mouvement se remarquait, s’amplifiait et avait des conséquences. Maintenant que leur départ pour les ténèbres ultimes avait mis un point final à leur histoire, on pouvait parler d’eux, les examiner en les rapprochant de ses yeux. Au bout du compte, être vu était, en quelque sorte, inéluctable, et l’être une fois de plus ne pouvait sans doute pas faire de mal.

* * *

De temps à autre, toujours le soir et, généralement, les jours de repos ou en ces jours de repos particuliers qu’offrent la maladie et la convalescence, maman me conviait brusquement à regarder les photos. Non sans effort (cette partie de l’armoire étant collée au divan, il fallait se montrer habile), on ouvrait le meuble et, pour mon plus grand bonheur, un tiroir contenant de petites boîtes. Elles renfermaient ces pièces de monnaie que j’aimais tant, des photos d’identité et d’autres, de toutes périodes : plages de galets de la Crimée d’avant-guerre, hochets centenaires ayant appartenu à Dieu savait qui, boîte à compas de grand-père (« Quand tu seras grande, je te la donnerai »), bricoles variées. Les albums reposaient à côté, et il y en avait beaucoup. Certains étaient si pleins que le cuir s’en était complètement usé, d’autres, à l’inverse, étaient vides, mais on les sortait aussi. Le plus impressionnant était tendu de cuir roux et muni d’une attache plaquée argent ; un deuxième, noir et verni, s’ornait d’un château féodal jaune sur une colline, accompagné du mot « Lausanne », écrit en travers. Un troisième était de style Art nouveau, avec des monogrammes en métal et une MrsButterfly démodée depuis un siècle. Il y en avait en quantité, des gros, des maigres, des grands, des petits. Les pages étaient d’une lourdeur oubliée de nos jours, la tranche était argentée et il y avait des encoches où l’on insérait les photos. On ne pouvait s’empêcher d’être saisi d’une légère tristesse en constatant que ces encoches ne convenaient plus aux photos actuelles sur papier brillant – trop larges ou trop étroites et franchement trop légères. Celles d’autrefois avaient l’air plus solides et résistantes, elles étaient prévues pour durer et, bizarrement, mettaient en doute les moindres tentatives de m’insérer dans le cadre voisin.

Des récits se rattachaient aux photos. Des gens à grosse barbe, des gens portant lunettes à fine monture avaient directement à voir avec nous, c’étaient des arrière-grands-pères, des arrière-arrière-grands-pères (certains « arrière » étaient superflus, je les ajoutais mentalement pour plus de consistance), leurs relations et amis. Des gamines se révélaient être des grand-mères ou des grand-tantes dont les noms se ressemblaient à les confondre. Les portraits des tantes Sania, Sonia, Soka se succédaient, l’échelle des âges changeait, mais pas l’expression des visages. Elles étaient assises ou debout sur fond d’intérieurs brumeux ou d’invraisemblables paysages. On les passait en revue depuis le commencement et, à la moitié de la soirée, tout devenait flou, ne restait qu’une impression de volume. Un grand volume ; une dispersion géographique incommensurable : Khabarovsk et Gorki*2, Saratov et Leningrad, où tous ces gens ou leurs enfants ternis par les ans avaient vécu, autant de lieux qui ne reliaient pas l’histoire familiale à un point précis, mais, une fois de plus, la projetaient dans un « non-ici ». C’était un bonheur d’arriver enfin au petit album où je trouvais ma mère enfant, la mine renfrognée dans la Ialoutorovsk de l’évacuation, tenant une poupée à Nakhabino, dans la région de Moscou, en costume marin et agitant de petits drapeaux au jardin d’enfants. C’était plus à ma mesure, accessible ; en un sens, c’était pour cela que nous le faisions : voir maman enfant, boudant, effrayée, courant à toutes jambes sur un chemin de terre oublié depuis des années, signifiait aborder un nouveau territoire, devançant le temps proche où je serais plus vieille et pourrais la cajoler et la plaindre. En regardant les choses par les yeux inversés de l’âge, je comprends aujourd’hui que la piqûre de pitié et d’égalité qui m’avait alors transpercée avait été faite trop tôt ; elle avait eu, néanmoins, le mérite d’exister : je n’avais pas eu l’occasion d’être plus vieille qu’elle et de la prendre en pitié.

Des années plus tard seulement, je remarquai que toutes les reliures, les légendes et les bords dorés des photos (car les bords en étaient épais et il y avait, au dos, des monogrammes, des légendes, le nom du photographe et de la ville où la photo avait été prise) provenaient du côté de la fiancée, de maman. Du côté de mon père, hormis deux ou trois clichés placés sur un rayonnage de livres, il n’y avait rien. On y voyait grand-mère Dora, jeune, qui ressemblait à ma jeune maman, et l’austère grand-père Kolia qui rappelait Pasternak vieux. Ainsi présents, muets, dans le « beau coin*3 » de la maison, ils paraissaient sans lien avec le vaste cours de l’histoire familiale, ses havres, ses bancs de sable, son estuaire.

Il y avait aussi des albums de cartes postales (qui se révélèrent par la suite être une correspondance, ce qui restait des activités épistolaires de l’arrière-grand-mère Sarah, nouvelles en coup de vent de Paris, Nijni, Venise, Montpellier), toute une bibliothèque de vues englouties. Beautés joufflues et beaux garçons moustachus, enfants russes vêtus de cafetans, symboliques jeunes-filles-et-la-mort, gargouilles et mendiantes. Et, sans rien d’écrit à la va-vite au dos, des villes, vedute italiennes, françaises et allemandes, d’un brun uni.

J’aimais par-dessus tout une petite série de villes nocturnes – jardins crépusculaires, tramway illuminé prenant un virage serré, manège désert, enfant perdu près d’un parterre de fleurs, tenant un cerceau devenu inutile, grands immeubles et fenêtres insupportablement rousses, comme pommadées, derrière lesquelles se déroulait encore la vie d’antan.

L’ensemble, d’un bleu sombre semé de lumières, exsudait la quintessence de la mélancolie, et était doublement, triplement inaccessible. Mélancolie, parce que l’impossibilité de voyager était une composante évidente de notre quotidien : ceux de notre monde n’allaient pas à l’étranger (et les deux ou trois de nos connaissances qui en avaient le droit étaient entourées du halo doré d’une réussite rare et chère, qui ne concernait pas tout un chacun). Mélancolie, également, parce que le Paris contemporain du guide dû à Maurois ne ressemblait en rien au précédent, bleu foncé et noir, d’où il ressortait que l’ancien, quelque nom qu’on lui donnât, avait depuis longtemps disparu sans retour. À l’instar des cartes de visite ou des enveloppes blafardes, d’un mauve mat à l’intérieur, les cartes postales demandaient à être utilisées séance tenante, mais il était impossible de se représenter ce que l’on pouvait bien en faire, ici et maintenant. Aussi les albums étaient-ils refermés et remisés sur l’étagère, les cartes postales étaient redistribuées dans les boîtes, la soirée s’achevait comme s’achèvent les soirées.

On parvenait toutefois à adapter à la vie nouvelle des choses de cet ancien monde (la maison en était pleine, reposant sur elles comme sur des pattes) : des dentelles jaunies, alambiquées, me furent cousues sur un costume de mousquetaire pour le carnaval de l’école ; une autre fois, un chapeau noir en provenance de Paris, orné d’une plume d’autruche d’une longueur invraisemblable et ondulant de façon tout aussi fantastique, se révéla également fort utile. Impossible d’enfiler les petits gants en cuir (ils s’étaient racornis avec le temps, mais on avait l’impression qu’ils n’étaient simplement pas à la bonne taille et, comme la sœur de Cendrillon, j’avais honte de mes gros os). Deux ou trois fois par an, on sortait les tasses Gardner*4, légères et colorées, pour prendre le thé, quand on avait des invités. Cela arrivait pour les fêtes, bottines dépareillées du quotidien, où toutes les lois étaient dévoyées et où l’on pouvait faire ce qui d’habitude était interdit. Tous les autres jours, les albums gisaient. Cependant, le temps passait.

À ce moment du récit, il convient de dire tout net que notre famille était des plus ordinaires, ni riche ni notable, et qu’en réalité la charge de l’ancien, lorsque tout commença à émerger et que les choses retrouvèrent peu à peu leur sens originel, se révéla être ce qu’elle était d’emblée : un musée du quotidien de l’intelligentsia au début du xxe siècle, avec ses meubles Thonet à bout de souffle, sa paire de fauteuils en chêne et le cuir noir de ses Œuvres de Léon Tolstoï dans l’édition Sytine*5. Ce qui pouvait sembler un trésor enfoui en était un, mais dans un sens différent, à part. La pendule sonnait, le baromètre avertissait d’une tempête, le presse-papiers orné d’une chouette ne faisait rien de précis. La principale tâche de ces choses, ni subtiles ni astucieuses, était visiblement de rester ensemble, et elles y étaient parvenues.

* * *

Quand on y pense, il est étrange que, toute ma vie, j’aie eu le souci de me remémorer ces gens, alors que ni à l’époque ni aujourd’hui je n’y étais à ce point prête. Il ne s’agissait aucunement de répéter ce qui avait eu lieu. Chaque plongée dans les grottes sous-marines du passé sous-entendait précisément cela : l’énumération de ces noms et circonstances – en me gardant de rien ajouter ou interpréter – ne m’obligeait pas à retenir cette liste par cœur. Des choses sautaient d’elles-mêmes dans ma mémoire, façon resquilleurs de tramway, en général une fable ou une curiosité, équivalent verbal du punctum de Barthes. Des histoires qui valaient d’être racontées et, au fond, je me moquais bien de savoir si tel parent au col empesé avait été médecin ou avoué. Un sentiment de coupable incomplétude gênait ma mémorisation et me contraignait à repousser à plus tard les demandes de renseignements détaillés. Il était déjà suffisamment clair qu’un jour (quand j’aurais grandi jusqu’à être la fameuse-meilleure-fille) je prendrais un cahier spécial, ma mère et moi nous assiérions côte à côte et elle me narrerait tout depuis le début. Enfin les choses prendraient un sens, il y aurait un système, un arbre généalogique que je dessinerais, une connaissance précise du moindre cousin et neveu, et pour finir : un livre. Pas un instant le doute ne m’effleura quant à la nécessité même de cette remémoration.

Pourtant, je ne posai pas toutes les questions et ne retins pas tout, en dépit d’une faculté à assimiler facilement l’inutile et d’une mémoire de singe pour les mots. Le puzzle ne s’assembla pas : restèrent la ritournelle « Sania-Sonia-Soka », prononcée en « chaussettes de l’archiduchesse », et une certaine quantité de photographies sans nom, sans note explicative, histoires volatiles sans support humain, et visages familiers d’inconnus.

Tout cela ressemblait au mah-jong que j’avais à la campagne. La datcha (modeste : une petite pièce, un bout de cuisine, une terrasse, un lambeau de terre marécageux auquel s’agrippaient, obstinés, des pommiers) était située à Saltykovka, dans la région de Moscou. Des décennies durant, ma famille y avait transporté tout ce qui avait fait son temps et trouvait là, solides, les conditions d’une seconde vie. Chez nous, semblait-il, on ne jetait jamais rien et les choses vieillies densifiaient le monde, le rendaient moins équivoque. Les anciens meubles s’usaient en un rude labeur : caser, rassembler, supporter notre ménage d’été ; absurdes nécessaires d’écriture à encre dans la grange, chemises de nuit centenaires dans la commode et, dans la même pièce, sur l’étagère derrière le miroir, le mah-jong dans un petit sac de toile. Il m’avait intriguée des années durant et j’avais l’espoir, chaque été, de comprendre de quoi il retournait et de le mettre au service de l’humanité. En vain.

On savait que mon arrière-grand-mère avait rapporté le mah-jong de l’étranger (et comme nous avions à la maison deux kimonos, un grand et un petit – le mien –, auxquels la vieillesse avait conféré la légèreté d’une plume, je ne doutais pas que l’étranger se situât du côté du Japon). Le sac contenait de petites plaques en os brun foncé, au ventre blanc couvert de mystérieux hiéroglyphes que je ne parvenais pas à décrypter, ce qui, en conséquence, m’empêchait de ranger l’espèce de barque avec les barques ou la volute d’une plante avec ses semblables. Il y avait trop de catégories et si peu d’éléments apparentés que c’en était angoissant, je finissais par me dire qu’au fil des années, des plaques avaient dû se perdre, ce qui m’embrouillait définitivement. Il était évident qu’il y avait un système, mais tout aussi claire était l’impossibilité de le percer, voire, sur cette base, d’en imaginer un autre, le mien, moins compliqué. Il était même interdit d’emporter une plaque dans sa poche, afin de ne pas dépareiller l’ensemble.

Alors que m’apprêtais à me remémorer pour de bon les choses, il apparut soudain nettement que je n’avais rien à disposition. Des soirées à la lumière des vieilles photographies, ne restaient ni dates, ni données, ni même le simple pointillé des liens familiaux : qui était le cousin de qui, et qui le neveu. Ce gamin aux grandes oreilles, portant une veste à boutons dorés, et cet adulte aux grandes oreilles, vêtu de drap d’officier, étaient manifestement une seule et même personne, or qui étaient-ils pour moi ? Je me rappelais – et encore, je n’en aurais pas juré ! – qu’il avait nom Grigori, mais cela ne m’aidait guère. Les gens qui composaient ce monde, avec ses valences, ses liens parentaux et sa garantie de chaleur interurbaine, étaient morts, dispersés, perdus. L’histoire de la famille, que je m’étais remémorée dans le rythme progressif du récit linéaire, s’était désagrégée dans ma conscience en petits carrés fragmentaires, en commentaires d’un texte absent, en hypothèses que nul ne pouvait m’aider à vérifier.

Il faut dire qu’en plus, autour des récits de maman, s’enroulait un certain nombre de sujets d’une véracité douteuse, de ceux qui pimentent la succession ordinaire des générations, mais dont l’existence n’est possible qu’à titre d’apocryphe, d’annexe incertaine d’un savoir précis.

Je me rappelle fort bien comment, au temps oiseux de l’adolescence, j’avais voulu faire mon intéressante en racontant à quelqu’un l’histoire d’une malédiction familiale : il avait épousé, par passion, une aristocrate polonaise ruinée et avait dû pour cela se convertir au christianisme, ce qui lui avait valu la malédiction de son père, lequel ne lui avait plus adressé la parole. Ils avaient vécu dans la misère et étaient bientôt morts de phtisie.

Dans la réalité, l’histoire ne se terminait pas par la phtisie. Les albums de la famille recelaient des photos du fils déchu, projeté dans un avenir visiblement heureux, avec lunettes et petits-enfants, sur fond de soviétisme ordinaire. Quant à l’aristocrate polonaise, avait-elle vraiment existé ou l’avais-je ajoutée à l’histoire pour que ce soit plus beau ? Polonaise, parce que l’étranger intrigue toujours ; aristocrate, pour diluer un peu la litanie fastidieuse des marchands, juristes et médecins par quelque chose qui n’était pas nous mais n’était pas non plus commun ? Je ne sais pas, je ne m’en souviens pas. Il y a quelque chose dans le récit de maman, on y voit poindre l’étincelle de l’imagination, mais il n’est plus possible de la grossir pour atteindre à la graine initiale. C’est ainsi que demeurera dans mon histoire une aristocrate polonaise incertaine, cause certaine, incontestable, du malheur familial. Car il y eut malédiction, comme il y eut la misère, et mon arrière-arrière-grand-père ne revit plus jamais son fils. Ensuite, c’est un fait, tous sont morts.

Il y eut une autre chose, qui m’est échue en partage et a directement à voir avec la construction de cette histoire, avec la façon dont elle est racontée et par qui : l’image féminine de notre lignée, suite de femmes fortes, se tenant debout toutes seules (bornes jalonnant le siècle). Leurs destins apparaissaient en gros plan ; s’accrochant les unes aux autres, se fondant les unes dans les autres, elles formaient le premier plan d’une photographie multicéphale. C’est étrange, quand on y pense : elles avaient toutes un mari, mais les hommes de cette famille étaient nettement moins dans la lumière, à croire que cette histoire ne comptait que des héroïnes et se montrait avare de héros. Il y avait là, au demeurant, une part de vérité, toutefois les hommes n’y étaient pour rien : la lignée ne reposait pas sur eux et ce n’était pas de leur faute. L’un était mort jeune, un autre plus tôt encore, un troisième était occupé à des choses curieusement non-essentielles. La dernière ligne de transmission était la partie du récit dans laquelle la joyeuse bousculade de la diversité s’était déjà rangée en préhistoire, en degrés qui caracolaient, couraient vers moi avec assurance ; cette partie-là se composait dans mon esprit (et peut-être dans celui de ma mère) exclusivement de femmes. Sarah avait donné naissance à Liolia, Liolia à Natacha, et Natacha à moi. La poupée russe des générations semblait une relève faite uniquement de filles et, puisqu’il en était ainsi, puisque l’une sortait de l’autre, il était échu à la dernière, entre toutes les autres choses, d’avoir le don et la possibilité d’être la seule narratrice.

* * *

Au fond, qu’avais-je en tête, à quoi m’apprêtais-je durant toutes ces années ? À élever un monument à ces gens, à faire en sorte que, jamais mentionnés, jamais remémorés, ils ne disparaissent pas. En réalité, il apparut que, jusqu’alors, je ne me les remémorais pas moi-même. Mon histoire familiale se compose d’anecdotes rarement associées à des visages et des noms, de photographies identifiées pour un quart d’entre elles à peine, de questions que l’on échouait à formuler parce qu’il n’y avait pas de point de départ, ni personne, de toute façon, pour les poser. Et malgré tout, je ne pouvais pas faire l’impasse sur ce livre.

Il y a, dans l’essai de Rancière sur les figures de l’Histoire, une observation importante et, plus généralement, de nombreux sujets, pour ainsi dire, de première nécessité. Par exemple, que la tâche de l’art est de montrer des choses invisibles, ce qui me plaît énormément, d’autant que Grigori Dachevski*6 y voyait la tâche de la poésie (tirer les objets sous la lumière du visible). Mais l’essentiel pour moi est ailleurs. En réfléchissant sur l’Histoire, Rancière oppose soudain le document au monument. Il convient, en l’occurrence, de s’entendre sur les termes. Rancière définit comme document tout compte-rendu de ce qui a été accompli, visant à l’exhaustivité et à raconter une histoire – autrement dit visant à « officialiser une mémoire ». Son contraire est le monument « au sens premier du terme, ce qui garde mémoire par son être même, ce qui parle directement, par le fait que cela n’était pas destiné à parler – la disposition d’un territoire […] qui témoigne de l’activité passée des hommes mieux que toute chronique de leurs entreprises, un objet ménager, un tissu, une poterie, une stèle », un dessin sur un coffre, un contrat conclu entre deux hommes dont nous ne savons rien… Dans ce sens, au fond, le monument-mémorial auquel je songeais était érigé depuis longtemps, j’y avais vécu toutes ces années comme dans une pyramide d’Égypte : entre le fauteuil et le piano, dans un espace balisé par des photos et des objets d’une vie qui était non-mienne et mienne, défunte et se perpétuant. Les boîtes des archives familiales, qui ne recelaient pratiquement aucun discours direct susceptible de servir de témoignage – pour l’essentiel des cartes de vœux, des cartes syndicales, cellules épithéliales du vécu et du non-dit – n’étaient pas de plus mauvaises narratrices que ceux qui pouvaient parler pour eux-mêmes. Il y suffisait de la liste, de la simple énumération des objets.

On eût pu espérer assembler ces choses et en faire un Osiris inerte, le corps collectif d’une famille qui n’existait plus à la maison. Ces bribes de souvenirs, ces décombres du vieux monde formaient un tout, ils étaient dotés d’une sorte particulière d’unité. Ce tout, défectueux, incomplet, principalement constitué de béances et d’absences, ne serait ni pire ni meilleur que n’importe quel individu ayant vécu sa vie et survécu – lui, ou plutôt, inerte, son corpus final.

Un corps infirme, privé de la possibilité de lier ce qu’il se rappelle en un récit cohérent, a-t-il envie d’être vu ? Et même en imaginant qu’il ne veuille plus rien, est-il acceptable d’en faire l’objet d’un récit, un objet d’exposition, le bas rose de l’impératrice Sissi ou la lime rouillée, maculée de sang, par laquelle tout se termina pour elle ? En exposant ma famille à la vue de tous, fût-ce avec tout l’amour possible et les mots les meilleurs dans le meilleur des ordres, je fais malgré tout œuvre de Cham : je révèle la nudité sans défense d’une lignée, ses aisselles sombres et son ventre blanc.

Le plus vraisemblable est que je n’apprendrai rien de neuf les concernant, ce qui rend mon écriture encore plus impossible. Il n’y a là ni intrigue, ni enquête, ni l’enfer de Péter Esterházy découvrant que son père adulé était un informateur de la police secrète, ni le paradis de ceux qui, dès leur naissance, savent tout de leurs proches, s’en souviennent et le portent dans leur tête avec honneur. Tel n’est pas mon cas et mon livre sur la famille traite non de la famille mais d’autre chose. Sans doute de la façon dont est structurée la mémoire et de ce qu’elle attend de moi.

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Vers la fin du printemps 2011, un ami m’invita à Saratov. Il s’agissait de faire une sorte de conférence sur le site internet pour lequel je travaillais. Nous nous étions donné rendez-vous pour discuter de ce projet dans un café de Moscou. Mon ami faisait beaucoup pour sa chère ville de Saratov, y conviant différentes personnalités censées parler de choses intéressantes.

La conversation passa rapidement de la conférence à Saratov elle-même, pays de mon arrière-grand-père où je n’étais jamais allée. Mon ami avait une tablette au contenu inattendu : des dizaines de cartes postales d’avant la révolution, scannées Dieu savait où et présentant des vues de la ville : le vert et le blanc y dominaient, arbres et églises, et à force de les passer en revue, les contours en devenaient flous, de sorte que je me rappelle seulement l’immense eau du fleuve, semée de bateaux. Et puis, me dit mon ami, j’ai téléchargé le bottin Tout Saratov de 1908. Tenez, regardez ! Listes grises de noms et de rues. J’ai essayé de retrouver des parents, ajouta-t-il, mais c’est sans espoir : des Gridassov, y en a dix pages.

Mon arrière-grand-père s’appelait Mikhaïl Davidovitch Friedman, ce qui nous laissait quelque chance. On le découvrit aussitôt dans le bottin, il n’y en avait qu’un, il vivait paisiblement dans la Saratov d’il y a un siècle, rue de Moscou (manifestement, une artère importante). Je demandai si cette rue existait toujours. Elle existait. Je partis pour Saratov.

L’immense eau du fleuve était aussi vide qu’une assiette et les rues se précipitaient vers elle en tortillons. Au blanc et au vert avaient succédé, pour l’essentiel, des centres commerciaux et de petits restaurants japonais, à croire qu’on n’en avait pas encore inventé d’autres sortes. La steppe était toute proche. Devant les portes ouvertes des ateliers et magasins de confection, des mannequins de femmes montaient la garde, vêtus de robes de mariées aussi somptueuses que poussiéreuses. Les larges volants ruchés ondulaient, jaunis par le vent et le sable. Ayant redemandé l’adresse, je me rendis rue de Moscou de bon matin.

La maison était méconnaissable, même si je ne l’avais jamais vue. Sa large face grise était défigurée-détronchée par une couche de ciment, percée de vitrines, on y vendait des chaussures. On pouvait toutefois emprunter une passerelle basse et atteindre la cour.

Là, je promenai longuement mes mains le long des briques humides de Saratov. De ce côté, tout était en place et même plus. La cour de mon arrière-grand-père, que je n’avais jamais vue et que nul ne m’avait décrite, se reconnaissait sans erreur possible, on ne pouvait s’y tromper : jardinet bas s’ornant d’un buisson de boules dorées, murs tors – mélange de bois et de brique –, quelque chose qui ressemblait à une chaise défoncée, postée sans raison près de la clôture – tout cela était mien, toutes choses me furent d’emblée apparentées. C’est ici, me disaient-elles, viens par ici ! Cela sentait pas mal le chat, mais l’odeur des plantes et des herbes l’emportait ; quant à engranger quelque chose en mémoire – il n’y avait rien. D’ailleurs, il n’était pas besoin d’emporter des souvenirs, je me remémorais tout si bien sous ces fenêtres, je devinais avec un tel sentiment de haute précision, de précision naturelle, comment les choses ici, chez nous, étaient agencées, comment vivaient les gens et pourquoi ils s’en allaient. La cour, tout simplement, me serra dans ses bras. Et après avoir piétiné encore une dizaine de minutes, je m’en retournai, ayant fait de mon mieux pour m’approprier les lieux : en retirer une image comme on retire un miroir de son cadre et l’insérer pour de bon dans les encoches de ma mémoire de travail, afin qu’elle ne disparaisse pas, qu’elle se fixe solidement. Et c’est ce qui se produisit. Par les fenêtres du train on voyait de longues rigoles qui évoquaient des fossés d’irrigation courant le long de la voie, puis, à un moment, un petit tourbillon « poussiéreux » s’éleva à un passage à niveau désert.

Une semaine plus tard environ, mon ami de Saratov m’appela. Confus, il m’avoua qu’il s’était trompé d’adresse. La rue était la bonne, mais pas le numéro. Excusez-moi, Macha*7, je suis terriblement confus.

Et voilà à peu près tout ce que je sais de la mémoire.


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