VIII


Failles-accrocs et diversions










Il arrive que l’on reçoive une image recelant une surprise – une carte postale ou un lien internet. Le visage de la photo a paru à l’expéditeur étonnamment semblable au vôtre – disposition des traits, cheveux, yeux, nez. Mises en regard, ces images prennent brusquement un autre aspect et montrent simplement qu’elles n’ont rien en commun, hormis leur dénominateur : vous. Bref, on a raison de dire que toutes les coïncidences sont fortuites.

Ou peut-être pas. Mais alors, que signifient ces ressemblances, pourquoi suscitent-elles chez l’expéditeur comme chez le destinataire cette allégresse intérieure, à croire qu’une découverte essentielle a été effectuée, qu’un mécanisme secret a été mis à nu ? Il est tentant de les considérer comme l’expression d’un ordre différent : une sélection non par parenté ou voisinage, mais par dessein, parce que cela rime avec un modèle qui vous est inconnu. Difficile de ne pas accorder de valeur aux preuves de ce rythme intérieur, et les écrivains, de Nabokov à Sebald et inversement, se réjouissent de ces échos et correspondances : une date de décès sur une pierre tombale coïncidant avec le jour de la naissance ; les objets bleus qui indiquent forcément, magiquement, la bonne issue ; une ressemblance avec la Séphora de Botticelli ou avec l’arrière-petite-fille de machin-truc, qui devient motif de passion.

Il semble, au demeurant, que dans cette organisation lacunaire et poreuse du monde, les non-rimes (les choses n’ayant ni analogues ni précédents) soient beaucoup moins nombreuses que les rimes : everything suits everything, on se retrouve par hasard dans le corridor des reflets, comme on enfonce le pied dans une taupinière. Briquées à en étinceler, passées à la cire des pouvoirs magiques que nous leur prêtons, les ressemblances fortuites semblent confirmer à l’homme que sa présence au monde est légitime, elles confirment la parenté de tout avec tout, la chaleur sûre du nid, avec ses brindilles, son duvet et ses excréments : il y a eu, ici, du monde avant toi, il y en aura après.

Mais ce n’est pas la seule variante. L’anthropologue Bronisław Malinowski évoque l’effroi et le malaise suscités par le classique tout le portrait de sa grand-mère, dans une culture fondée sur un modèle différent du nôtre. « Mes informateurs, des gens fiables, m’expliquèrent […] que j’avais enfreint la tradition, que j’avais commis ce qu’on appelle un “tapoutaki miguila”, expression qui ne désigne que cette action et que l’on peut traduire par : “rendre quelqu’un impur, l’avilir en comparant son visage” à celui d’un parent. »

Toute allusion à une ressemblance familiale est perçue comme une offense, une incongruité : un individu ne ressemble à personne, il ne reproduit rien, il existe pour la première fois et ne représente que lui-même. Le nier signifie douter de son existence. Ou encore, selon Mandelstam : le vivant est incomparable.

Helga Landauer est l’auteur d’un petit film (d’une quinzaine de minutes) qui fait partie de mon ordinaire et que je regarde de temps à autre, comme on relit un livre. Il porte le titre intraduisible de Diversions – intraduisible parce qu’on peut y mettre tout ce qu’on veut : des différences aux distractions, des déviations et des détours aux manœuvres de diversion, dont l’une est le titre lui-même. En place d’indications, on me propose, à moi spectatrice, une suite de flèches, dont chacune me montre une nouvelle direction : ce n’est pas un plan, ce n’est pas un itinéraire, c’est une girouette. Et c’est à peu près ce qui se produit sur l’écran.

Des gens coiffés d’absurdes casques s’agitent sur une eau peu profonde, leur barque est à deux doigts de chavirer. Pieds nus, des matelots les portent sur leur dos, tels des paquets. Des ombrelles frémissent au-dessus de la surface.

Des dentelles se balancent au courant d’air.

Masse sombre du feuillage, parapluie protégeant le chevalet d’un peintre, lumière trouble de la pluie.

Des enfants, comme des faons, regardent à l’abri des arbres.

Une rame brise l’eau étincelante que traverse une longue ride. Soleil : impossible de distinguer qui est dans le bateau.

Un sourire jusqu’aux oreilles, tel un crâne, une dame tire de l’eau une canne à pêche.

Puissance triomphale des chapeaux de femmes, avec leur fourrure, leur plume, leur aile, le déferlement de l’excès.

Masse du feuillage, dans lequel foisonne le vent : pareils à de petites bêtes, les enfants parcourent l’image de part en part.

Grandes fleurs dans un vase blanc, presque invisibles sur leur table, comme tout le non-essentiel.

Moustache et biceps d’un athlète.

Moustaches et chapeaux melons de passants pressés, l’un d’eux nous aperçoit et soulève son chapeau.

Vélocipèdes et canotiers, cannes et porte-documents.

Un pin incliné. Un homme vêtu de sombre déambule à la limite de la mer, on ne voit que son dos.

Des gens qui marchent, des gens encore et encore.

Les petits trains rigolos des parcs de loisirs se hâtent ; leurs passagers font des signes de la main.

Évoquant de menus rongeurs, des enfants jettent des coups d’œil, cachés derrière les branches.

Des arbres morts gisent au bord de la route.

Un homme en vêtement de travail puise de l’eau dans ses mains jointes et fait boire un petit chien.

Des pigeons se posent sur une allée du parc.

Une gamine munie d’une ombrelle cherche les siens dans la foule.

Des montgolfières s’élèvent, rondes, aux flancs satinés.

Deux hommes – l’un est inquiet, l’autre tente de l’apaiser.

Des femmes en jupe longue chassent de leurs éventails des ballons sur le gazon.

Un sourire bonhomme, vaguement gêné, apparaît dans le coin gauche, comme si on allumait soudain la lumière.

En hâte, on porte au débarcadère de longues rames en forme de palmes.

L’eau se jette sur la rive, reflue, laissant à nu le gravier.

Des chaises pliantes projettent des ombres sur le sable mouillé.

Blanc, tout blanc, le ciel au-dessus de l’estrade des musiciens.

La danse fait voleter les jupes.

Un gamin vend des violettes.

Sur une table, des journaux et des verres d’eau ; dans une soucoupe, un paquet de cigarettes Chesterfield. « Buffalo Bill », indique le titre.

Un mur de brique éclairé par le soleil.

Une enseigne : « Dancing tous les soirs ».

Un cheval agite ses courtes chaussettes.

Des cageots pleins de raisin – je vous en mets une livre ?

Cheveux de dentelières penchées sur leur ouvrage.

Main dans sa main.

Petit col fatigué de sa journée.

Chapeau rabattu sur les yeux.

Une voiture passe l’angle.

Boutons d’un accordéon.

Les moineaux, alors, étaient plus chétifs, et les roses plus opulentes.

Des hommes coiffés d’une casquette suivent du regard des hommes à chapeau.

Une main féminine arrange le voile d’une mariée.

Cuiller retournée contre la soucoupe d’une tasse à café.

Des gens en maillot de bain s’agitent dans l’eau grise.

Derrière la grille d’un jardin, de l’herbe et des troncs d’arbres.

Ombrelles à rayures, cabines à rayures, robes de plage à rayures.

Brouette esseulée, levant les bras au ciel.

Des drapeaux claquent au vent.

Un chien court sur le sable.

Ombre d’une table sur les lattes brillantes d’un plancher.

Rien de plus simple que de compter les corsages blancs, les jupes sombres, les dentelières à leur ouvrage et ceux qui trinquent aux portes d’un café, messagers de la mémoire, remplissant une fonction qui ne m’est que trop claire. Tout cela, bien sûr, relève de la chronique, du film documentaire : et ce qui se passe là peut être interprété comme un requiem pour le vieux monde (du moins une de ses parties : il résonne, autant qu’il m’en souvienne, depuis des décennies, sans que percent vraiment des voix d’auteurs). Le générique du film, longue liste de noms, s’achève sur une unique phrase de la réalisatrice : les dernières scènes ont été tournées sur des plages d’Europe à la fin du mois d’août 1939. Et j’ajoute, comme si ce n’était pas évident : autrement dit, juste avant la fin de tout.

Les films documentaires qui tentent d’exhumer les vestiges de ce tout sont si nombreux que le moindre sujet – pour ne pas dire le moindre visage – semble connu d’avance. Les foules surprises par la chronique cinématographique sont dépourvues de noms, privées de destin, vouées à traverser indéfiniment la rue en courant sous le nez d’un tramway, illustrant tout ce qu’on voudra : « Les Viennois célèbrent l’Anschluss », « Le lendemain, la guerre éclatait », « On y passera tous ». La traditionnelle répartition entre important et non-important fonctionne partout : le héros parle, la gamine mange une glace, la foule est figée comme il sied à une foule. Le matériau documentaire fait office de stock d’accessoires : il y en a en quantité, de toutes couleurs et pour tous les goûts. L’auteur raconte une histoire, les passants l’illustrent. Eux ne comptent pas : comme on dit en langage télé, ce sont des plans de coupe, histoire de combler les vides en réjouissant l’œil sans distraire l’attention de l’idée générale.

Et il n’est jamais venu à l’esprit de quiconque, semble-t-il, de libérer ces gens, de leur offrir une ultime chance d’être eux-mêmes (et non les représentants types d’une rue des années 1920), de ne représenter et de ne signifier qu’eux-mêmes. C’est précisément ce que fait Landauer, sans leur retirer une seconde d’écran : chacun a, dans le film, la place et le temps que l’opérateur a réussi à filmer. La liberté de ne rien sous-entendre, qui est d’ordinaire le propre de la vie et non de l’art, fait de Diversions une sorte de refuge pour les oubliés, les perdus, un paradis démocratique dans lequel tous sont visibles. La réalisatrice instaure entre les hommes, les objets et les arbres, l’égalité tant attendue qui permet à chacun de se voir attribuer la respectable place de représentant de ce qui a été. En un sens, la convention adoptée ici est un équivalent soft de l’abolition du servage : le passé est libéré de toute corvée vis-à-vis du présent, vis-à-vis de nous. Il peut se promener en toute indépendance.

Pourtant, comme je viens de le comprendre, à un moment chacune de ces personnes lève brusquement les yeux et regarde la caméra, moi, nous – et il s’agit d’un des instants les plus étonnants du film : le regard ne rencontre jamais celui auquel il est destiné ; à tel point qu’en dix (douze ou je ne sais combien) visualisations, je n’ai pas eu conscience d’un seul eye contact : à l’événement de la rencontre s’est substitué celui de la non-rencontre, peut-être plus important. La paix inébranlable des sanctuaires, qui émane des hommes et des choses, rend le quart d’heure paradisiaque de Diversions parfaitement convaincant pour ceux qui ignorent encore (ou n’ignorent plus) la souffrance, là où ils ne se trouvent plus (ou pas encore). Le regard bute contre le mien et le traverse sans laisser ni traces ni empreintes. Il n’est plus dirigé nulle part, il n’a ni but ni destinataire, à croire que devant lui se trouve un paysage dans lequel on peut entrer et dont on peut sortir. Derrière le verre de l’objectif, objectivement inaccessible au jugement et à l’interprétation, s’abolissent toutes les causes-et-conséquences, et chaque fois que je regarde le film, j’ai l’impression que l’ordre des épisodes a changé, comme s’ils avaient été autorisés à demeurer figés ou à bouger à leur gré.

* * *

Kouzmine*1 est l’auteur d’un récit sur une gouvernante anglaise qui vit en Russie. Elle est sans nouvelles de son frère, la guerre a éclaté, elle va au cinéma et voit ce que, dans mon enfance, on appelait les actualités – de brefs reportages consacrés aux mobilisés en uniforme, envoyés au front. Elle entreprend alors de promener son regard sur les visages et les manches, dans l’espoir d’une impensable rencontre. Or le miracle se produit, la foi triomphe : elle reconnaît son frère, pourtant, comme dans le conte, ce n’est pas grâce à son visage (ils sont désormais tous pareils), mais par ce qui le distingue du rang, par ce qui fait qu’il ne ressemble pas aux autres – un petit trou dans son pantalon. Je crois qu’il s’agit d’un des premiers textes du siècle, dans lequel les individus réussissent à se trouver grâce à des pertes – accrocs et failles, acteurs du destin commun.

Le passé, comme chacun sait, excède toute mesure ; sa surabondance (que l’on s’obstine à comparer à une inondation, voire au Déluge) est écrasante, sa pression submerge l’intégralité de ce qui est accessible à la conscience et en devient incontrôlable, indescriptible en son entier. Force est donc de lui faire réintégrer son lit, de le simplifier et de le redresser, en refoulant ce volume vivant dans le canal d’un récit. L’abondance et l’incohérence des sources, qui glougloutent en ruisseaux de droite et de gauche, suscitent une étrange nausée, apparentée au désarroi s’emparant du citadin confronté à la nature telle qu’elle est, sans camisole de force.

Mais à la différence de la nature, les disparus sont infiniment dociles, ils nous autorisent à faire d’eux tout ce qui nous passe par la tête. Il n’est pas une interprétation à laquelle ils s’opposeraient, pas une humiliation qui les contraindrait à se révolter : leur existence se trouve très en dehors de toute zone de droit, en dehors de tout fair-play. La culture a le même rapport au passé qu’un État vivant de ses matières premières à ses ressources naturelles : elle le pille ; le parasitage des morts se révèle une affaire rentable. Et ils le supportent avec l’indifférente douceur des arbres.

La facilité avec laquelle les défunts acceptent ce que nous faisons d’eux incite les vivants à aller toujours plus loin. L’industrie de la mémoire a une jumelle de l’ombre, l’industrie de la remémoration (et d’une compréhension approximative), qui utilise la réalité d’autrui comme une matière première à traiter. Il y a quelque chose de terrifiant dans les portefeuilles tout neufs et les cahiers d’écolier d’où vous regardent les visages de vieilles photographies qui ont, depuis beau temps, perdu leur nom et leur destin ; il y a quelque chose d’humiliant dans les histoires authentiques envoyées baguenauder dans la sensibilité des romans « de la vie d’avant », à croire que, sans mélange de sang vivant, le texte, sous l’édredon, ne s’animera pas. Autant de formes d’une étrange perversion qui nous condamne à déshumaniser nos prédécesseurs, auxquels nous imposons nos passions et faiblesses, nos amusements et appareils optiques, les excluant peu à peu du monde, nous parant de leurs habits, comme s’ils avaient été cousus pour nous.

Mais que pouvons-nous en faire ? Des morts, les vivants connaissent surtout (à l’exception de ceux qui nous sont apparentés, de même que tout antisémite connaît un juif pas comme les autres) leur exotisme. Les fonctionnaires de l’époque napoléonienne sont tout aussi loin de nous que les scribes de l’Égypte ancienne. Seul dénominateur commun : le désir de procéder à une substitution immédiate, de les remplacer par nous, de jouer tout notre saoul avec leurs jouets. L’aristocratie imaginaire du passé est aussi impuissante et vulnérable que les rois de la nature, désignés comme tels par le caprice des hommes qui les consomment avec déférence, usant de peignes en écaille de tortue, de plumes d’autruche, de fourrures tachetées.

Le passé gît devant nous, monde immense, bon à coloniser : pillage rapide, lente transformation. Il semblerait que toutes les forces de la culture soient employées à préserver le peu qui reste ; le moindre effort mémoriel devient prétexte à triomphe. Sans cesse, surgissent de nouvelles aposiopèses, des gens oubliés de leur temps et découverts comme des îles : pionniers de la photographie de rue, petites chanteuses, journalistes de terrain. Il serait aisé de se réjouir de cette fête – boutique fraîchement créée de produits coloniaux, où l’on peut choisir n’importe quel souvenir autochtone en l’interprétant à son gré, sans prêter la moindre attention à ce que signifiait tel masque ou tel hochet à son époque et dans son lieu d’origine. Le présent est à ce point persuadé d’être le maître du passé – comme, autrefois, des deux Indes, connaissant de lui autant que ce que l’on savait d’elles – qu’il ne remarquera sans doute pas les fantômes errants, lesquels font fi des frontières.

* * *

En longeant le dos gris des tombes, dans le cimetière juif où repose ma mère, et en regardant de-ci de-là, j’entreprends de rappeler ses voisins à la vie par les emblèmes invisibles cachés derrière leurs noms : arbres roses, roses aussi les montagnes, étoiles, cerfs, êtres d’amour et êtres de liberté, Wurzbourgeois pur sucre, Souabes de chez Souabe ; un Miron Isaakovitch Sosnovitch esseulé (avec son arbre totémique*2 inaudible pour une oreille locale), de Bakou (mais né, explique la pierre, à Białystok) ; morts pendant la Première Guerre mondiale, morts à Terezin, morts à temps, c’est-à-dire avant tout ce qui a suivi, en 1932, 1920, 1880, 1846. Ils se révèlent être de ma famille en raison de cette terre commune, de ces bosquets de noms et de leur signifié – tout ce que je sais de cette parentèle.

Il arrive aussi qu’un nom entrouvre, après coup, un fenestron sur son sens glaçant d’outre-tombe, à croire que l’on eût pu prédire un destin tiré tel un billet de loterie étymologique, et y échapper. Le Musée juif de Berlin a une salle réservée à ce que l’on qualifie d’histoires familiales : photographies d’enfants, petites tasses, violons de ceux qui n’ont pu y échapper. Sur un écran qui me fixe, un film familial passe et repasse, de ceux qui, en nos temps de home video, sont un jouet universel ; mais la caméra, à l’époque, était témoin et témoignage de prospérité, au même titre que les remontées mécaniques en Suisse et les soirées d’été à la datcha.

Là, comme dans le film de Helga Landauer, le passé d’autrui a toute liberté d’affirmer qu’il a eu lieu et de taire qu’il n’est plus. Néanmoins, nous disposons de quelques éléments fiables pour nous représenter la fin. Une caractéristique vaguement terrifiante de la vidéo est ici particulièrement nette : au contraire de n’importe quel texte ancien, soulignant avec toute la force possible la différence entre « alors » et « maintenant », la vidéo insiste sur la ressemblance, sur la continuité, sur le fait qu’il n’y a pas de différence. Les tramways, les trains filent de la même façon, le S-Bahn est aérien, l’U-Bahn souterrain ; on fait les mêmes « areuh, areuh », penché au-dessus du berceau ; ni embarras ni hésitation ; quelques personnes manquent à l’appel, c’est tout.

Ce tout, le voici : un chien qui fait le fou dans une congère et ses maîtres joyeux ; des boules de neige qui se glissent dans les pantalons de ski ; une tentative infructueuse de descendre une petite pente sans tomber, des skis s’obstinant à ne pas rester parallèles, des portes de hangar, un perron et le toit de la maison voisine, un enfant qui sort ses mains d’un landau profond à l’ancienne mode, une rue le dimanche, qui ne se distingue en rien d’aujourd’hui, avec ses passants endimanchés, des imperméables, des nonnes ; des étangs, des lacs, des barques, des enfants qui grandissent, de nouveau l’hiver et des patineurs qui balaient la glace devant eux, l’année 33 ou 34, lecture du film en rewind, un gamin couleur de lune, de dos, s’envole de l’eau noire vers une passerelle. Je vais jusqu’au bout de la bande et jette un coup d’œil au nom de ces gens. Ascher.

Asche, la cendre, l’un des mots majeurs des textes de l’après-guerre écrits en allemand. Il est parfois prononcé à voix haute, parfois sous-entendu, par exemple dans le titre du premier livre de Paul Celan : Le Sable des urnes ; la documentary fiction de Sebald est écrite et se lit « comme à travers un voile de cendre ». Figée devant l’écran où, une fois de plus, les Ascher, à demi transparents, vérifient leurs skis et plongent dans la neige, je sais comment s’achèvera cette histoire familiale, leur nom parle de lui-même. Leur fille – la gamine du film – a fait don de ces vieilles images au musée, en 2004 ; pas un mot sur ce qu’il est advenu des parents, de la barque et du chien.

L’image rend en effet le récit inutile, et il est à noter que le siècle nouveau en a fait une forme privilégiée de récit. « Une image vaut mille mots », c’est aussi une vérité : au lieu de résoudre un problème, on peut, en douce, regarder la solution à la fin du manuel. De nos jours, on peut même parler de ce qui s’est perdu en termes visuels, comme du visible et de l’invisible, ce dernier étant précisément compris comme « perdu ». Les choses qui excèdent le cadre de l’intérêt général sont des zones aveugles, des blind spots, à croire que le discours ne suffit pas à rendre réel ce qui a eu lieu. Il en est bien ainsi : une photographie voire un dessin sont perçus comme la réalité, son empreinte vive ; le texte est vu, lui, comme une version non fiable, proposée par l’auteur, d’événements dont il n’a pas été le témoin.

Il y a malgré tout quelque chose d’étrange. Si l’on regarde le monde par les yeux de Google Images, à travers des séries de visuels, il apparaît que l’image (notamment la photographie, tablier masquant la chair de la connaissance pleine et entière) s’intéresse au réel là où celui-ci se fractionne en facettes du privé, en dizaines d’histoires concrètes, dont chacune est pourvue d’une documentation photographique.

Je ne songe pas ici à l’inévitable et nécessaire déformation de la réalité que décrit Sontag dans son fameux livre sur la photographie, à savoir qu’au nom du bon angle de vue (ou de l’angle de vue fort), il importe de déplacer un corps mort, faisant par là même ressembler (ou ne pas ressembler de manière angoissante) la guerre ou le malheur aux représentations que nous en avons. Le plus intéressant est ailleurs : si nous parlons du caractère fonctionnel ou utilitaire de la photographie (celle des reportages, des publicités, du quotidien, autrement dit ne visant pas plus à être de l’art que des œufs au plat ou une émission de télévision), celle-ci montre une qualité particulière. Dépourvue de texte, elle se révèle aussitôt une abstraction, une méditation sur le thème d’un modèle universel. Toutes les photos de guerre sont identiques si elles ne s’accompagnent pas d’une légende : voici un mort à un carrefour, la scène peut se passer à Donetsk, Phnom Penh ou Alep, nous sommes confrontés au visage du malheur qui semble ne présenter ni différences ni failles susceptibles d’apparaître n’importe où. Les photographies d’enfants sont tout aussi uniformes (sourire, nounours, petite robe), de même que les photos de mode (fond monochrome, contre-plongée, bras écartés), les photographies anciennes (moustaches, boutons, yeux ; fronces à effet bouffant, bibis, lèvres). De l’Iliade ne reste qu’une liste de bateaux.

Quand je regarde la chronique filmée de la famille Ascher, la pente enneigée de 1934, la trace sombre des skis et les fenêtres illuminées, la vidéo apparaît comme le simple transmetteur d’un savoir tout prêt sur ce qu’il en était alors des gens qui ressemblaient à ceux-ci. Cendres et poussière, cendres et poussière de neige, destin commun à ceux qui n’ont pas eu le temps ; la trajectoire paraît si évidente que tout ce qui en dévie stupéfie, tel l’accomplissement d’un miracle. En une demi-heure sur internet, on apprend que les parents et les enfants aux skis et aux barques comptent parmi le petit nombre de ceux qui ont été épargnés, partis en 1939, ayant vécu en Palestine puis aux États-Unis, bref, ayant échappé au destin commun. Dommage que les personnages de ce film ignorent encore que celui-ci se termine bien : pas la moindre faille-accroc qui puisse le laisser penser.


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