II


Les selfies et leurs suites










Les jeunes contemporains de Rembrandt – Sandrart, Houbraken, Baldinucci – seront les auteurs du récit de la vie du maître par amour de ses tableaux ; ou, plus exactement, dans une tentative de dépeindre un cas curieux, de montrer un exemple de comment-il-ne-faut-pas-faire. La liste est longue de ce qui est reproché au peintre, mais la panoplie des griefs est étrangement monotone : outre la « monstruosité des visages plébéiens » et les lettres tordues de la signature, on lui fait endosser la responsabilité de ce qui découlera en droite ligne de ces défauts fondamentaux – une déformation du goût, un penchant pour le fripé, le mâchonné, le ridé, pour les escarres et les marques de bretelles, pour tout ce qui porte la trace d’une rencontre avec la vie.

Le refus de, ou l’incapacité à, se contenter du meilleur, du trié sur le volet, du modèle – « savoir choisir le plus beau du beau » – représentait pour les premiers biographes de Rembrandt un grave péché et devait pouvoir s’expliquer par son origine, son éducation et cette façon de n’en faire qu’à sa tête qui en dérivait. Autre révélation que tous soulignent (en particulier Sandrart, qui le connaissait personnellement), son désir de s’en tenir à la nature ; et puisque, à l’époque, tout événement devait avoir un prétexte-modèle, ils indiquent le Caravage, alors principal adepte du culte criminel de la nature.

Je ne sais s’il faut tellement s’y fier ; s’il faut se former auprès de la nature, à son école de déclin à vie, autant le faire sans aide extérieure. Il est pourtant à Vienne, au musée d’Histoire de l’art, une œuvre du Caravage qui me ramène aussitôt à Rembrandt, bien que les deux ne riment guère. Il s’agit du David avec la tête de Goliath : l’espèce de lueur d’incendie qui émerge des ténèbres rend encore plus visible l’arc de la composition – un adolescent aux joues arrondies tient suspendue l’énorme tête de son ennemi défait ; déjà, celle-ci pâlit, la mâchoire pend, les dents luisent à la lumière, les yeux n’ont plus ni couleur ni expression. Les vêtements du jeune homme, culotte jaune et blanche, chemise en lin, sont de même nuance que sur l’autoportrait bien connu de Rembrandt, réalisé en 1658 ; morne morceau de métal, pareil à l’épée de David, la canne luit dans la main gauche du maître, son vêtement jaune lui couvre la poitrine comme une armure d’où émergent les plis de la chemise, le ventre pesant est ceint de rouge, couleur que l’on voit aussi sur le tableau du Caravage – lambeaux de chair et bouts de tissu pendant du cou mort.

Si l’on reste un moment à contempler David et son trophée, l’équilibre entre celui qui a été tué et celui qui a tué, l’un tendre et l’autre raidi, entre l’obscurcissement et l’illumination, en un mot entre décomposition et épanouissement, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de différence entre le vainqueur et le vaincu. Il semblerait pourtant que toute la construction méticuleuse du tableau ne parle que de cela, mais tout s’infirme soudain, quand on comprend que le jeune vivant et le géant mort ont le même visage ; ils ne sont qu’à des stades différents d’un même processus, la démonstration parfaite de tous les « avant-après » qui nous sont familiers. On considère que la tête de Goliath est un autoportrait du Caravage ; la chose devient encore plus intéressante lorsqu’on compare les traits et que l’on s’aperçoit que l’autoportrait est double.

À cet instant, le triangle (deux personnages et toi, le spectateur) s’ouvre, s’arque, formant une sorte de fer à cheval : dans son arc invisible sont tassés-compressés tous les âges de ce visage en mouvement, du début à la fin. Ce que je vois est l’expression littérale du classique « ainsi les âmes regardent-elles d’en haut le corps qu’elles ont abandonné ». L’auteur (qui offre ici aux regards non pas un corps, mais du corps, autrement dit le corpus de la vie vécue, devenu étranger et se refroidissant) se situe à l’étrange point où tout est équidistant, excluant tout bilan et tout choix. Il s’agit, à ma connaissance, du premier cas où l’objet de l’artiste n’est pas simplement le moi-résultat, mais le moi-mouvement.

Les experts jugent authentiques (peints de la main de Rembrandt, avec, parfois, la participation de son atelier) quelque quatre-vingts autoportraits, dont cinquante-cinq semblent être de pures huiles sur toile. C’est énorme, le dixième de l’immense héritage du maître. Certains tableaux, faute, sans doute, d’une toile prête à l’usage, ont été peints directement par-dessus d’autres, seconde couche de peinture recouvrant la représentation première. Les toiles ainsi réutilisées n’étaient pas forcément des tableaux de Rembrandt, c’était, au sens propre, du recyclage : tableaux appartenant à d’autres, ratés et brouillons du maître, petites têtes-tronies, scènes de genre, tout passait dans l’œuvre, y compris des portraits auxquels les commanditaires avaient renoncé. Le peintre lui-même, son visage d’une fois, d’un instant, se retrouvait à la surface.

Lui et seulement lui ; les vieilles œuvres devenaient pour le maître comme un brouillon, un carnet permettant une réaction rapide, peut-être parce que pour les autres portraits le commanditaire payait la toile (ou la fournissait à l’artiste). En rang d’oignons, examinés les uns après les autres, les autoportraits forment un semblant de catalogue, une collection de reflets capturés sur un rythme de réactions rapides, suivant la nature. Nach der Natur, tel est le titre du premier livre de poèmes de Sebald.

La rapidité avec laquelle l’objet doit passer sur la toile semble avoir eu de l’importance pour Rembrandt, plus que d’autres circonstances et obligations. « Son singe apprivoisé vint à mourir, alors que le maître avait à moitié réalisé le portrait d’un homme, de sa femme et de ses enfants. Et comme il n’avait pas de toile prête sous la main, il peignit son singe mort sur le [même] tableau. Les commanditaires protestèrent aussitôt, ils ne voulaient pas que leurs images soient disposées autour d’une répugnante bête morte. Mais il était si amoureux de son esquisse du singe qu’il préféra ne pas achever le tableau et le garder pour lui, tout plutôt que de l’effacer. Ainsi fut fait. Le tableau servit ensuite de cloison à ses élèves. »

Une collection majeure de la Société néerlandaise des études rembrandtiennes consacre un gros volume à ces autoportraits. L’une des thèses de l’article qui les accompagne est un avertissement : nous ne devons pas ranger ces autoportraits dans une catégorie à part, en les présentant comme un projet ou un sous-projet, un journal intime lyrique courant sur des années ou une exploration de soi à la Montaigne.

Le compilateur de l’ouvrage, Ernst van de Wetering, s’insurge contre l’éternelle tendance humaine à reraconter le passé en usant d’un lexique contemporain, qui présente l’histoire des œuvres de Rembrandt comme une quête identitaire (ou une étude de sa réalité intérieure, élargissant le terrain de l’introspection). Il s’agit, en réalité, d’une nouvelle tentative vouée à l’échec d’aller à contre-courant, de conserver au passé sa dignité et aux connaissances exactes leurs droits dont le premier est l’immunité contre les conceptions toutes faites et les cadres imposés de l’extérieur. Or, il est précisément impossible, aujourd’hui, d’y échapper : l’angoissante recherche de la cohésion plane jusque dans l’air que respire la société, en nos temps d’effondrement, nos temps d’absence de lignes générales et de réponses univoques.

Quand les éléments de notre quotidien commencent à partir dans tous les sens, blackboulant toute tentative de système d’interprétation, on se met à tâtonner pour trouver une rampe d’appui et l’on se réjouit de la moindre allusion à une structure. Bien plus, on perçoit des structures dans toute succession logique, accueillant avec joie les hasards et faisant crédit aux coïncidences comme à des signes de parenté intérieure. Nombre de textes remarquables sont consacrés au projet de Rembrandt, dont chacun nous en dit plus sur nous, sans doute, que sur lui, à la différence des premiers biographes du peintre. Il y a néanmoins quelque chose de vaguement angoissant dans l’optique qui nous fait voir en ces autoportraits une sorte de microscope, rapprochant et grossissant le « monde intérieur de l’auteur », où les mouvements de l’âme, les coins sombres et les traces de chagrin sont soumis à une étude implacable.

Les têtes de Rembrandt sont, d’une certaine manière, proches des matériaux pédagogiques à la mode, des recueils de modèles fixant à l’intention des futurs artistes les expressions extrêmes de la souffrance, de l’étonnement, de l’horreur, de la joie. Cette logique (fondée sur une confiance ancienne dans les caractères – typologie expliquant la diversité humaine par quelques formes toutes prêtes) rend inévitable la poursuite de la désagrégation des mouvements de l’âme en une série d’émotions successives, chacune étant coupée des autres, capsulée-centrée sur elle-même. Celles-ci sont universelles, chacune ayant un équivalent mimétique et, par conséquent, pouvant être réutilisée maintes fois, à l’instar d’une formule mathématique ou d’une prière.

C’est ce dont traite Houbraken, le plus clément des critiques malveillants de Rembrandt, qui voit avant tout dans son travail un dédain de la méthode, un peu comme une tentative de traverser la rue au rouge.

Le crédit accordé au standard donné une fois pour toutes est ici moins intéressant que la conviction qu’il existe des frontières entre les émotions (comme entre les types humains) que l’on peut séparer d’une ligne correctement tracée. La colère et la pitié sont conçues comme des états statiques, voire des phases d’un même processus, mais le point où elles se mêlent n’est pas perçu comme un espace à part, il y a entre elles un trait infranchissable. Comparant le travail sur soi effectué par Rembrandt et Montaigne, l’historien de la culture Andrew Small se tourne vers Foucault et le code des Mots et les Choses, qui se résume au fait qu’en dépit de chaînes de ressemblances, l’homme est toujours enfermé et limité par des paramètres qui en décrivent les frontières, ne laissant intouché que le centre.

Ce que les contemporains reprochent en chœur à Rembrandt est précisément son irrespect des limites ou son incapacité à tracer une ligne, à distinguer clairement ceci et cela, la lumière et les ténèbres (ce que l’on tenait pour le principal mérite d’un dessinateur). Tous s’accordent sur ce point, à croire que s’est enclenché un système collectif de sécurité : inacceptable est sa manière même de peindre, « sans contours ni frontières, ce qui est réalisable au moyen de lignes intérieures et extérieures, alors qu’il procédait exclusivement par touches furieuses qui allaient se répétant ». « Dans la mesure où les contours doivent être nets et précis, et afin de dissimuler le danger [de leur absence] dans ses travaux, il emplissait ses tableaux d’une noirceur impénétrable ; il en ressortait qu’il n’exigeait rien de ses toiles, sinon qu’y soit préservée l’harmonie d’ensemble », « … de sorte qu’on distingue à peine une figure d’une autre, bien qu’elles soient, le plus soigneusement du monde, peintes d’après nature ». La tentative de s’opposer à ce que Pouchkine appellera le mélange de tout – la panoplie des structures rationnelles – paraît, en perspective inversée, touchante et vouée à l’échec, ne fût-ce que parce que Rembrandt change le système non de l’extérieur, mais de l’intérieur : il l’étire à sa mesure, jusqu’à ce que celui-ci explose.

Il n’est pas, dans son univers, de frontières définies entre la figure et le fond, entre la couleur et le noir. J’irai même plus loin : entre le portrait et le non-portrait-tronie. Le corpus des autoportraits semble recréer la ligne des états existants, et en affirme une autre où ces états sont innombrables et fluides, telles les nuances du spectre, bien que rangés sur l’échelle d’un mouvement dirigé vers une fin compréhensible, définie – une chaîne de transformations du visage qu’elles parcourent sans modifier l’ensemble. La tâche de l’emulatio (d’une imitation qui ne vise pas à simplement reproduire un modèle, mais à le dépasser-recouvrir) concerne ici le genre en tant que tel, et le propre corps du peintre devient un mannequin, un modèle idéal et gratuit, à la surface duquel passe le friselis des émotions, des âges, des stades de la vie : la succession des emblèmes. Le détachement, immuable compagnon de l’observation, paraît ici une nécessité, de même que la précision et la transmission de ce qui est vu.

* * *

Andrew Small qualifie de lynchage l’attitude de Rembrandt envers ses représentations. Il me semblerait plus juste de parler d’autorenoncement – quelle que soit la manière de traduire ce qui se passe entre le miroir et la toile dans la langue du xviie siècle –, de détachement-décollation d’un stade particulier de la vie et de celui qui vient de le vivre. Il est impératif pour cela de sortir littéralement de soi, de devenir une instance extérieure qui ne voit pas de différence entre soi et n’importe lequel de ses commanditaires (ou, comme dans l’autoportrait de Dresde, entre soi jeune et rubicond, et l’oiseau mort que ce soi tient aujourd’hui par les pattes).

De tous les autoportraits, il n’en est pas un qui soit rétrospectif : c’est l’aujourd’hui qui est fixé, d’ores et déjà prêt à devenir un matériau utilisé, un waste product. Il n’est donc nulle nécessité de contempler tous les autoportraits à la file, ils n’ont de valeur que pour une étude de laboratoire, indispensables pour faire une encoche de plus sur le chambranle de la porte, afin de marquer qu’on a grandi et pris de l’âge. Ce qui se passe ici n’est pas de l’introspection, mais un refus de celle-ci, une extériorisation et une séparation de la minute écoulée ; ce n’est pas une autobiographie, mais une autoépitaphe.

L’idée (quelle qu’en ait été la formulation à l’époque) était peut-être non de porter sur une courbe le début d’un nouveau segment, mais de graver-imprimer fondamentalement le typique. J’ai été ceci, je ne le serai jamais plus.

De fait, le genre du selfie, qui occupe tellement le monde contemporain, est organisé de la même façon : à la recherche des différences s’est substituée la production de répétitions. Le visiteur des réseaux sociaux sait que les photographies y apparaissent souvent en bottes ou en bouquets – quelques autoportraits réalisés au même endroit, offerts au monde à la suite, purement et simplement en raison d’une impossibilité de choisir. Quantité de technologies œuvrent à conférer à leur objet ordinaire une apparence de variété : on invente des filtres, des photographies redessinées dans différents systèmes picturaux, à la manière de Munch, Klimt, Kandinsky, laissant intact le centre immuable – le moi.

L’essentiel est toutefois au milieu ; comme toujours, les comment ne sont qu’un moyen de répondre à l’immuable question du qui. Les spécialistes de Rembrandt évoquent une incroyable diversité de techniques picturales pour l’époque, de moyens de poser la couleur, de procéder par touches, bref ce qu’on appelle du beau mot de brushwork. De ce point de vue, Rembrandt n’a tout bonnement pas de signature, il n’a pas cette manière spécifique tant prisée par l’art moderne, avec son obsession du « personnel » ; ou plutôt, Rembrandt a trop de manières : pour chaque nouvelle tâche, il met au point une technique appropriée, que l’on peut éventuellement qualifier de filtre. Cela rappelle un peu nos photographies et leur espoir de passer pour variées et diverses. La différence réside avant tout dans ce qui est présent dans chaque autoportrait du maître, dans ce qui transparaît dans le moindre pli, comme le crâne sous la peau, et que la poétique du selfie veut éviter à toute force. Les photos de Facebook, tel un miroir magique, visent à convaincre l’individu de son invulnérabilité : enregistrant par mégarde de nouvelles rides et ombres, elles s’efforcent néanmoins de souligner que dans le miroir d’aujourd’hui il y a le même nous, que j’ai toujours « beauté parfaite et pure14 » et que je n’ai pratiquement pas changé depuis avant-hier.

Pour Cocteau, le cinéma est le seul art qui gomme l’œuvre de la mort. Les autoportraits de Rembrandt, qui ne visent qu’à cela, s’agencent dans une sorte de protocinéma, tandis que les kilomètres de selfies réalisés par l’humanité et placés en accès libre, me semblent une inversion, la chronique d’une mort en public, qui n’intéresse plus personne depuis longtemps.

Il est d’autant plus tentant de considérer la succession des toiles de Rembrandt comme un déroulé, un genre de roman graphique, dont le visage est le héros. Il est confronté à tous les événements et aventures qu’il faut, à croire qu’il est un personnage dont on peut faire ce que l’on veut, autorisant toutes les déformations et tous les déplacements. Or, ceux-ci se produisent – je veux dire que, oui, les métamorphoses du visage s’accompagnent de changements de l’entourage ; que l’on aille à droite ou à gauche comme dans les contes, on reste de toute façon un héros, un tsar, un vieillard, un mendiant, personne, soi-même. Ce moi se révèle parfois plus chanceux que dans la réalité, peint dans la vêture et la pose des princes de ce monde. Parfois – souvent, une manière de souligner les mérites – avec une chaîne d’or barrant la poitrine, signe d’une réussite artistique. Rembrandt n’y a pas eu droit, mais c’est au tableau d’en juger. Le plus fréquemment toutefois, le peintre teste son modèle – il en vérifie la capacité à se désincarner.

L’élément érotique indissolublement lié au travail manuel, dans l’attouchement du pinceau, de touche en touche, se combine ici avec la puissante énergie de la mise à distance ou, pour le dire plus simplement, de la séparation. Le Rembrandt dessiné et peint change de toile en toile, laissant inchangé le cœur même du personnage, presque comme les héros de dessins animés et de bandes dessinées, Tintin ou Betty Boop, dont l’image se résume à un signe, à quelques traits grotesques regroupés autour d’un vide. La permanence mathématique est abolie en même temps que l’intrigue, parfois les besoins du portrait impliquent de faire les yeux plus petits, ou plus grands, ou plus écartés, ou plus rapprochés. Il en va de même pour le menton : il s’allonge et se raccourcit tour à tour. Le nez, en revanche, demeure intouché, et si l’on tient les traits du visage pour une collection de personnages, le nez, comique, obstiné, à l’extrémité boursouflée, se révèle être le héros, le centre du récit.

Il y a aussi l’oreille, et son pavillon charnu. Un apocryphe veut que Rembrandt ait intentionnellement obscurci un magnifique portrait de Cléopâtre afin que ressorte avec plus de force une perle. Sa Cléopâtre, si elle a existé, ne s’est pas conservée. En revanche, dans un autoportrait réalisé dès 1628, mélange fascinant de rose et de roux, d’ombres transparentes et de surfaces scintillantes, le rôle de cette perle est tenu par l’oreille. L’éclairage est ici minimal : une lumière d’adieu, vespérale, qui sauve n’importe quelle photo, n’importe quelle prise au cinéma, leur conférant une perfection d’on ne sait où venue. Le visage est plongé dans l’ombre, seul le nez-oignon est éclairé ; en revanche, une partie du cou, la joue tendre avec les cheveux, un morceau du col, sont comme dorés par les derniers feux du soleil, et les anneaux des cheveux sur la nuque, pareils à des fils, scintillent. À la suite de la lumière, le centre de la composition glisse vers la gauche, et le lobe de l’oreille (démesurément gonflé, comme si, tout juste percé, il était douloureux et enflait) devient aussitôt tout : le couchant, une boucle d’oreille précieuse et un troisième œil, aveugle, tendu de chair.

Les semblances de Rembrandt, bougonnes-étonnées-ironiques-satisfaites-autosatisfaites-méfiantes-désespérées-distantes-frisées-lissées, constituent une sorte de gradation, qui est aussi une école. Le visage paraît apprendre à correspondre pleinement à n’importe quelle norme imposée… et à la rejeter.

Les autoportraits tardifs, parcimonieux, fonctionnent encore plus à l’économie, avec leurs chapeaux sombres et petits bonnets de lin blanc, sous lesquels sont testés à la file les visages de la réconciliation, du désespoir, de la raillerie. Ils semblent parvenir au même bilan, à une qualité particulière du regard, qu’il est plus simple de définir sur un mode apophatique, en évoquant ce qu’il n’y a pas. Il y manque, je crois, la principale caractéristique du genre, la tentative de pénétration. Le portrait, clairement ramassé en bouquet de significations outrées pour passer en force, est une demande personnifiée d’attention, une requête de place au soleil. Il tente d’ouvrir votre tête comme une porte, d’entrer et de rester. Il a l’intensité d’un message dans une bouteille ou sur un répondeur, d’une missive qui, tôt ou tard, sera la dernière. Ainsi l’autoportrait de Dresde, avec son butor mort – moustache, béret orné d’une plume, main levée qui tient l’oiseau comme la tête de Goliath – rime-t-il également avec Samson vainqueur, mains sur les hanches, près des portes du logis de son père.

Les autoportraits de Rembrandt sont des êtres différents, ils ne recherchent pas l’attention, ils proposent, au contraire, la leur, avec toute la largesse possible. Cette qualité commune à l’espace intérieur du tableau – et au regard qui vous accueille sur le seuil – s’ouvre et vous laisse entrer, elle forme un doux creux pour un séjour partagé, un espace intra-utérin, évidemment prévu pour l’adieu. Qu’est-ce qui, en l’occurrence, se sépare de quoi, qu’est-ce qui finit, à peine commencé ? Il suffit de nous rappeler que nous regardons (ne fût-ce que le portrait au vêtement jaune) littéralement par les yeux de Rembrandt, à partir de sa tête, à croire que celle-ci est un télescope qui, pour un sou de cuivre, rapproche de nous un segment lointain du réel, afin qu’à cet instant nous nous quittions nous-mêmes avec tendresse et gratitude. Ce qui se passe alors est la disparition simultanée des deux plateaux de la balance, des deux termes de l’équation, du y et du x. Dans le petit creux, sur le lieu déserté de la rencontre, ne reste que son occupant permanent : le singe mort invisible.


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