III


Gamins et gamines










Ils vivaient ainsi, la mère, le fils et les deux filles, à Bejetsk. Pour eux, cette ville de district était presque la capitale, malgré les vaches dans les rues tendues de palissades ; il faut dire qu’au village de Jarki – dont les Stepanov étaient originaires –, ils n’avaient rien vu d’autre. Il y avait même des maisons de pierre, et les églises-monastères étaient sans nombre. Le père, Grigori Stepanovitch, était parfois en déplacement, il se rendait à Saint-Pétersbourg où il travaillait dans une usine – laquelle ? Allez savoir ! Ils vivaient comme tout le monde, sans offense, et pas trop pauvres. Les enfants savaient tous lire et écrire, et l’aînée, Nadia*1, qui avait l’esprit vif et la langue bien pendue, rêvait de faire des études. Or il y avait, dans la ville, un gymnase pour les filles, et les parents y songeaient prudemment. Kolia était né en 1906, sa sœur Macha un an plus tard ; il se rappellerait par la suite la chaleur de la rivière Mologa et comment ils lisaient tous les deux un livre étonnant, Les Petits Sauvages, expliquant comment jouer aux Indiens, ainsi que Mayne Reid et Walter Scott.

Un malheur était survenu à l’usine, le père avait été agrippé par une machine, et celle-ci, comme vivante, lui avait mangé le bras – le droit, celui du travail. C’est ainsi qu’il était rentré pour de bon à Bejetsk. Les patrons avaient très largement dédommagé cet ouvrier qualifié, qui avait perdu son gagne-pain : quelle somme lui avaient-ils versée, nul ne le savait, mais il avait eu de quoi acheter la vache Zorka, une nouvelle maison dont le haut était en pierre, et même d’inscrire Nadejda au gymnase. Ensuite, dans le vide qui s’était créé, Grigori s’était renfermé – et il s’était mis à boire effroyablement. Il n’avait tenu que quelques années ; quand on l’avait enterré, ni la maison ni la vache n’appartenaient plus aux Stepanov.

La suite, il n’y a à peu près personne pour la raconter. Il se trouva dans la ville une famille noble qui prit Nadia et l’éduqua comme sa propre fille, avec tous les livres et les tabliers d’uniforme indispensables. Nul n’aida les autres ; ce fut le début d’une misère noire comme l’abîme.

Je revois grand-père Kolia assis près de notre piano muet, racontant, des heures durant, quelque chose à ma mère. Je peux, aujourd’hui encore, reproduire des pans de ces interminables conversations, non que j’y aie prêté une oreille tellement attentive, mais parce que ce récit était toujours le même, se répétant des dizaines de fois, et seule l’immense attention de maman empêchait son interlocuteur de remarquer que tous connaissaient l’histoire. Celle-ci ne changeait jamais ; au fur et à mesure que la mémoire faisait défaut à grand-père, il s’intéressait de moins en moins à ce qu’il y avait eu entre son enfance orpheline et la mort de sa femme, où l’abandon d’antan était revenu comme s’il n’était jamais parti, le laissant à nouveau seul au monde.

Le point sur lequel il insistait toujours – celui de l’effondrement de sa famille – était l’année où, avec sa mère, la fière Anna Dmitrievna, ils avaient dû mendier. Ils avaient cousu un sac de toile pour y mettre ce qu’on leur donnerait et, main dans la main, étaient allés de maison en maison sous le soleil, toquant aux fenêtres basses. Ils se postaient aussi sur le parvis de l’église, à l’heure où finissait l’office, et les pèlerins fourraient dans leurs mains tendues des kopecks de cuivre et des quarts de kopeck. Cette honte définitive avait, d’un coup, bouleversé sa vie. Son récit, ensuite, avait des ratés, il se désintégrait en une litanie de phrases inintelligibles. Il avait fui la maison et vagabondé, dormant dans des entrepôts de chemin de fer, des maisons vides et on ne savait quelles chaudières. Puis il était rentré – sa famille ne pouvait s’en tirer sans lui. À quatorze ans, il travaillait déjà : il gardait le troupeau de la communauté, qui s’étirait pesamment, le soir, par les rues de Bejetsk ; il avait été l’apprenti d’un forgeron. À un moment, sa mère avait envisagé de revenir à Jarki, mais là, nul ne les attendait.

À douze ans, j’avais été indiciblement émue par la vie des enfants vagabonds et des jeunes criminels ; je lisais d’une traite les livres d’Anton Makarenko, pédagogue soviétique qui avait dirigé, dans les années 1920, une colonie modèle, où de pittoresques vauriens étaient reforgés-transformés en preux chevaliers du Komsomol. Je préférais, bien sûr, ces héros sous leur forme première – ma nostalgie d’une vie colorée, intéressante, là aussi se faisait sentir. J’allais voir grand-père, munie d’un tas de questions, et constatais qu’il n’avait rien à partager avec moi ; inexplicablement, il ne voulait pas se remémorer ses années de sans-logis – il fallait voir la tristesse et le dégoût avec lesquels il balayait mes tentatives de le convaincre. Une unique fois, en réponse à une nouvelle prière, il avait brusquement accepté de me chanter la fameuse Oublié-abandonné, qui gémissait autrefois par toutes les voix possibles dans les wagons et aux arrêts de chemin de fer dont le sol était couvert d’enveloppes de graines de tournesol.

Je ne l’oublierai jamais. Grand-père Kolia se mit à chanter d’une voix de ténor haut perchée, les yeux clos, se balançant légèrement, comme s’il se frayait de son corps un chemin vers un puits sombre, qui semblait sans fond. Il ne me voyait manifestement plus, à croire que je n’étais pas à l’origine de ce qui se passait. La mélodie, simple, sirupeuse, qui sortait de sa bouche, ne ressemblait à rien de ce que je connaissais ; aucune hardiesse, aucun romantisme, rien qu’une épouvante qui vous éclaboussait, on eût dit que quelque chose de très ancien remontait à la lumière et, se convulsant, se tenait au milieu de la pièce. C’était ce qu’on appelle une chanson « compatissante », traitant d’un gamin en terre étrangère et de sa petite tombe solitaire, qu’elle évoquait tendrement comme si elle lui était proche, mais il n’y avait rien d’humain dans les paroles ni dans la tête de celui qui chantait : on l’eût cru tout à coup au-delà de la vie des gens, où tout lui était égal, où il se fichait de tous. Il souffla un froid mortel.

* * *

À la fin des années 1970, grand-père avait soudain accepté de retourner dans sa ville natale pour voir comment elle se portait, si elle était toujours là. La suite ressemble à un film soviétique tardif : mon père et le sien, âgé de soixante-dix ans, rasé de près pour la circonstance, avaient quitté la table du déjeuner, étaient sortis dans la cour et avaient enfourché une moto. L’aîné s’était agrippé au cadet, ce dernier avait mis les gaz, et c’est ainsi que, sans s’arrêter, ils avaient parcouru près de trois cents kilomètres sur les routes défoncées de la région de Kalinine ; ils avaient passé la nuit je ne sais où, et au matin ils étaient à bon port. Là, sans perdre un instant à visiter les curiosités locales, ils avaient quitté une rue pour en emprunter une autre – grand-père faisait le guide – et s’étaient arrêtés près d’une maison basse, qui ne présentait rien de particulier. Le rez-de-chaussée était froid, personne n’y habitait, ils étaient montés à l’étage. Un coup frappé à la porte avait fait sortir la maîtresse des lieux ; elle avait refusé de les laisser entrer – qu’est-ce qu’ils voulaient ? Elle vivait ici depuis la guerre. D’un ton sec de commandant, Nikolaï Grigorievitch l’avait informée qu’il n’avait pas de vues sur sa surface habitable. La femme n’était pas convaincue, mais elle s’était tue.

Il était resté quelques instants sous le plafond bas, avait regardé de droite et de gauche, puis avait dit qu’ils pouvaient partir. Ils avaient repris leur moto et regagné Moscou.

Les Hauts-de-Bejetsk avaient été, au temps jadis, donnés en apanage au tsarévitch Dmitri, le plus jeune fils d’Ivan le Terrible, mort à l’âge de neuf ans, un jour du mois de mai 169144. Plus tard, quand nous y sommes allés, des vingt et quelques églises dont s’enorgueillissait la petite ville, il n’en restait, entières, que trois ou quatre ; les autres, à demi en ruine et transformées, il fallait s’efforcer de les deviner dans les contours d’entrepôts et de garages. En revanche, une végétation variée se donnait libre cours ; toute gonflée de son importance, elle avait envahi la moindre parcelle vide de l’espace urbain : les bardanes avaient la taille d’une page de journal, des lupins roses et bleus poussaient partout, égayant le tableau. La place de la Nativité, où se trouvait la cathédrale dans laquelle on avait baptisé mon grand-père, était à présent la place de la Victoire, et toute la largeur en était occupée par une flaque profonde dans un encadrement d’herbe. L’énorme cathédrale, avec ses huit autels latéraux, datait du xviiie siècle ; « le dais au-dessus du trône de l’évêque, d’une rare élégance, avec ses seize colonnes » et ses icônes ovales, avait été supprimé à la révolution. Une usine de couture s’était installée là. Aujourd’hui, la cathédrale était décapitée, les fenêtres béaient, pleines de trous, les lupins régnaient là encore, de même que – aussi hautes que moi – les ombrelles de la berce du Caucase.

Nous avions descendu la rue rebaptisée deux fois : la bourgeoise rue de la Nativité avait longtemps été la rue des Citoyens, puis avait pris le nom du bolchevik Tchoudov et s’y était, là encore, accoutumée. À un angle, se trouvait une maison qui n’avait absolument pas changé, celle où avait vécu, dans les années 1920, un autre petit garçon, Liovouchka*2, fils de deux poètes. Son père, Nikolaï Goumiliov, avait été fusillé en 1921. L’enfant avait alors sept ans. Sa mère, Anna Akhmatova, vivait à Saint-Pétersbourg ; elle n’était allée que deux fois à Bejetsk, où Anna Ivanovna Goumiliova s’occupait de son petit-fils. La maisonnette à étage (comme toutes les habitations du lieu) était occupée, on devinait, derrière la clôture, un petit potager. À quelques centaines de mètres de là, avaient vécu, semblait-il, les gens de ma famille, n’importe laquelle de ces constructions noyées dans la végétation pouvait être la nôtre. Durant la même année 1921, Kolia Stepanov, apprenti forgeron, commençait seulement à travailler ; Liova Goumiliov fréquentait l’école soviétique (on m’y tuait littéralement, confierait-il plus tard).

Outre la poussière et les bardanes, sur le chemin menant inévitablement à la place du marché, il n’y aurait rien eu de commun entre ces deux enfants, sans la bibliothèque, « pleine de livres de Mayne Reid, Cooper, Jules Verne, Wells et bien d’autres auteurs passionnants », que, beaucoup plus tard, se remémorerait le savant historien Lev Goumiliov. Elle se trouvait dans la Grand-Rue ; la petite ville en était très fière, l’accès aux livres était ouvert à tous. Il suffisait de se servir, il y avait de ces livres qui plaisent énormément aux gamins de tous âges, « les romans historiques de Dumas, Conan Doyle, Walter Scott ». Là, sans se connaître, se dirigeaient vers les mêmes rayonnages un adolescent, emporté depuis l’enfance dans le tourbillon de la grande Histoire, et mon grand-père, qui aurait bien aimé y plonger aussi mais qui, par bonheur, y avait échappé.

* * *

Cette vie, force est de la reconstituer par bribes, à travers quelques récits qui s’interrompent et reprennent au même endroit, à travers les livrets de travail, les livrets militaires et les photographies. Le document le plus détaillé est la liste professionnelle, créée en 1927 ; y sont énumérés la nationalité de Nikolaï Grigorievitch Stepanov (grand-russe*3), sa profession (menuisier), sa formation (trois classes à l’école rurale de Bejetsk, quatre selon d’autres documents), son premier emploi (berger dans la ville de Bejetsk et au village de Jarki). Vers l’âge de seize ans, il est embauché dans une forge privée, mais n’y reste guère, environ deux mois : à compter de novembre 1922, il est apprenti menuisier dans une usine mécanique, et là, au même âge, il entre au Komsomol, l’union léniniste de la jeunesse, créée en 1918, corridor menant à l’adhésion au Parti. À dix-huit ans, il est, sur son lieu de travail, secrétaire du comité d’usine des ouvriers métallurgistes ; à dix-neuf ans, il s’installe à Tver, élève à l’école régionale du Parti.

Il faut parvenir à le visualiser, rembobiner pour revenir aux sources, à l’endroit où il n’y a rien, hormis un midi caniculaire, où il erre à la suite de sa mère, de maison en maison, où ils tentent de forcer les portes, où elle dit son pour l’amour du Christ, tandis qu’il fixe bêtement les craquelures du sol.

Mon grand-père paternel semblait être le seul de la famille auquel la révolution avait été profitable, pluie de juillet s’abattant sur la terre en désir. La vie avait commencé pour lui quand il n’y avait plus d’espoir ; là, tout s’était remis droit et empli de sens. Ainsi, il apparaissait qu’on pouvait corriger l’injustice, comme on redresse un bras cassé, améliorer le monde, le rendre vivable pour des gens tels que Kolia Stepanov. On procurait de la terre et du travail à tout un chacun, par droit de naissance ; le savoir tant désiré – y avait qu’à se servir ! – attendait la jeunesse ouvrière, à l’instar des livres de la bibliothèque sur les rayonnages proprets.

Aux petits soins, la nouvelle réalité parlait la langue des manchettes des journaux et des décrets du Parti, et tout ce qu’elle promettait touchait de près les intérêts de Kolia. Sans quitter la production, on pouvait à présent apprendre des choses importantes pour un homme : le maniement d’une arme, son utilisation dans les règles, le commandement des formations militaires pour le compte desquelles travaillaient les ateliers locaux. L’usine mécanique de Bejetsk s’appelait également Usine d’armes et mitrailleuses et fournissait sans à-coups à la jeune république ce qui lui était plus nécessaire que le pain : des revolvers Colt, des fusils russes, des mortiers, des carabines et les toutes nouvelles mitrailleuses Maxim. Peu à peu, cette stricte spécialisation commença à se brouiller, les productions du temps de paix, des charrues aux moulins à café, prirent le dessus, mais il était clair que l’essentiel, pour ceux qui travaillaient, était la défense de ce qui avait été obtenu au combat et qu’il fallait à présent préserver. Kolia était donc secrétaire du comité d’usine : cette institution, mélange d’organisation dirigeante et de syndicat, s’occupait de tout, des salaires à l’approvisionnement. Au besoin, elle armait des détachements d’ouvriers, familiers de la tactique des campagnes militaires et des combats de rue.

Alentour, régnait la confusion. Les paysans des villages environnants – à Jarki, par exemple – ne se hâtaient guère de partager leur blé avec le nouveau pouvoir ; comme s’ils ne comprenaient pas où était leur intérêt, ils cachaient leurs récoltes n’importe où et répondaient aux injonctions directes de façon hostile et sombre. Au demeurant, le camarade Sverdlov avait donné l’alarme dès 1918 : « Si nous ne les réprimons pas largement parce qu’ils gaspillent leur blé, qu’ils en font de la gnole, s’insurgeant ainsi contre le pouvoir des Soviets, déclarait-il à une séance du VTsIK*4, nous pouvons être certains qu’unis, ils représenteront une force dont nous viendrons, certes, à bout, mais en y consacrant beaucoup plus d’efforts. »

L’heure avait précisément sonné d’en venir à bout. Les anarchistes, assez nombreux dans la région, poussaient les paysans à s’opposer à l’impôt agricole ; dans les villages courait la rumeur d’une guerre prochaine et d’une révolte incontournable, on affirmait que les bolcheviks préparaient un nouvel impôt – cinq roubles par chien, trente kopecks par chat.

Il fallait du blé à tout prix, mais on n’avait pas l’argent pour l’acheter au prix du marché. Déjà, les capitales criaient famine. À un moment, la ration journalière descendit à cent cinquante grammes, au même niveau que, plus tard, dans la Leningrad du blocus. Les tentatives de gagner les campagnes pour y troquer des choses de la ville contre de la nourriture finissaient mal – ceux qui s’y livraient étaient appelés besaciers*5 et les bolcheviks vous fusillaient pour cela. Les ruraux, qui avaient cru au slogan « La terre aux paysans », s’accrochaient à leurs réserves et refusaient d’admettre que le fruit de leur labeur leur soit retiré. À chaque nouvel impôt en nature – sur la viande, les pommes de terre, le beurre, le miel, les champignons et les baies… la ville était insatiable –, la résistance se durcissait. On cachait la nourriture comme on pouvait ; on récoltait avant terme les céréales et les pommes de terre, afin qu’elles ne tombent pas sous le coup des réquisitions. Moscou parlait par les mots de Lénine : « Le commerce libre du blé […] est un retour à l’ancien capitalisme, nous ne le tolérerons pas. » Les campagnes répondaient du tac au tac : « Camarades, camarades, nous ne sommes pas plus bêtes que vous ! Nos couteaux sont affûtés, camarades, pour vous. »

Il est des segments de temps qui ressemblent à des angles morts ou à des sacs dans lesquels les hommes sont enfermés-empêtrés, indissociables les uns des autres, aiguillonnés par leur bon droit. La grandiose opposition entre le nouveau pouvoir et les campagnes qui lui étaient étrangères et qu’il haïssait, qui ne répondaient pas aux appels et n’obéissaient pas aux ordres, qui se vautraient, obscures et lourdes, dans leur monde inchangé depuis des siècles et qui représentaient 85 % de la population de Russie, pouvait s’achever en victoire de l’un ou l’autre camp, mais les campagnes cédèrent les premières. Dès lors, leur sort était scellé.

En attendant, les révoltes paysannes déferlaient de canton en canton, de bourg en bourg, par tout le gouvernement de Tver, rassemblant des foules de milliers de personnes ; dans le petit district de Bejetsk, on n’en dénombra pas moins de vingt-huit. On ne cessait d’envoyer contre elles de nouveaux détachements de gardes rouges ; les deux camps organisaient des assemblées, adoptaient des résolutions, cognaient, fusillaient, enterraient des gens vivants. Avec la guerre, la crainte innée de tuer des hommes avait régressé, il était devenu facile d’appuyer sur une détente. Les armes ne manquaient pas, à chaque réquisition on ramassait des fusils comme des champignons – ils se comptaient par dizaines. Les agitateurs, dont la tâche consistait à persuader les agriculteurs de la nécessité de coopérer avec les Soviets, se rassemblaient dans un village comme pour une opération militaire : « Un revolver ou deux pointent à leur ceinture et, bien souvent, leurs poches sont farcies de bombes. »

Des détachements alimentaires spécialement créés s’occupent de collecter l’impôt. Dans les campagnes, on les voit arriver comme le Jugement dernier : ils raflent toutes les réserves, perquisitionnent les caves, fouillent les maisons jusqu’aux entrailles, embarquent tout. La communauté paysanne, qui n’est pas habituée à cela, tente d’abord de résister : on chasse les intrus comme on peut, il arrive qu’on leur tire dessus depuis les greniers ou, tout soudain, au moment où ils s’y attendent le moins, on les tue. On essaie aussi de piller les points d’ensilage où sont livrés les précieux grains ; armés de piques et de haches, les paysans viennent réclamer leur blé, on lance sur eux les gardes rouges tels des chiens déchaînés ; alors, lentement, la foule se fait plus lisse.

Les Soviets manquent d’hommes rompus au tir et à la discipline, c’est là que des gens comme Nikolaï sont nécessaires – gens réchauffés par le nouveau pouvoir, voyant en lui l’avènement d’une justice nouvelle et prêts à mourir pour lui. Vers cette période, il a seize ans – aujourd’hui, on ne lui vendrait même pas du vin –, il entre dans les TchON, les unités spéciales. Aucun document, aucune photo conservée dans la famille ne le confirme. Il n’en est pas besoin : les effroyables cicatrices sur son ventre et son dos, traces d’un coup qui l’a traversé, parlent d’elles-mêmes, et grand-père, qui avait étonnamment survécu, ne se hâtait guère de donner des détails.

L’avantage des TchON était que l’on s’y portait volontaire : énorme organisation (elle comptait six cent mille hommes en 1922), généreusement pourvue en armes que les combattants, à tout hasard, gardaient chez eux, derrière le poêle ou sous le lit, elle n’était pas composée, aux trois quarts, de vrais militaires. Les TchON étaient des formations volantes, surgissant en cas de nécessité. Plus exactement, elles incarnaient authentiquement la nature de l’URSS, camp militaire où chacun, devant sa machine à l’usine ou attablé chez lui, était prêt, à tout instant, à se lever pour défendre la légalité socialiste. Les TchON avaient leur uniforme, leur statut, on les envoyait dans les points chauds de l’époque comme des unités d’élite ; elles n’étaient néanmoins rattachées à l’Armée rouge qu’indirectement, comme si elles y apportaient une ardeur que l’on jugeait déplacée. En revanche, on vous y enrôlait sans attendre – c’était autre chose que l’armée –, dès l’âge de seize ans, et on vous remettait tout de suite un mauser.

En périphérie, où tout fumait encore et était douloureux, les TchON guerroyaient comme n’importe quelle unité ; il n’en allait pas de même dans les gouvernements centraux, où l’ennemi de classe s’y entendait à se masquer, prenant la forme tantôt d’un paisible vieillard près d’un puits, tantôt du frère de votre maman, voire de vous en personne. Les récits des exactions commises par les TchON, parfois dans leurs villages, parfois dans les villages voisins, emplissent, tels des fantômes, l’histoire de ces lieux.

Mon grand-père n’en avait été qu’à partir de 1922, quand la vague de résistance commençait à refluer ; puis, en avril 1924, les unités spéciales avaient été dissoutes par une résolution du Bureau d’organisation du Comité central. Nikolaï Stepanov n’avait pas encore dix-huit ans, et il ne racontait jamais ce qu’il avait fait et vu durant ces deux ans. Quand on allait aux bains, on voyait ses cicatrices, mais à toutes les questions, il répondait : « J’ai pris des coups de fourche, lorsque j’étais dans le détachement alimentaire », et il changeait de sujet. Que gardait-il en mémoire ? Je l’ignore. Dans le paragraphe « Origine sociale » des questionnaires, ce fils et petit-fils de paysans de Bejetsk écrivait invariablement : ouvrier.

* * *

Quand papa se réveillait, quelle que soit l’heure, il voyait, dans la lumière bleue du matin qui pâlissait de plus en plus, son paternel, déjà debout, à faire des pompes, à soulever des poids noirs d’un poud, à s’asperger d’eau au-dessus de la cuvette – et le voici devant le miroir, les joues savonnées, ses bottes étincellent comme des lampes, sa chemise d’officier est repassée, et qu’il est impressionnant, que je l’aime !

Parmi les figures ordinaires de ma famille, il est très beau, et sa beauté est précisément « celle d’un marin, d’un militaire, la plus authentique, insoutenable et cruelle beauté virile du héros45 », qui, selon une héroïne de Tsvetaïeva, aurait fait perdre la tête à trois villages. Il n’y a pas de photographies de Kolia Stepanov enfant, et sans doute n’y en a-t-il jamais eu. La première que je connaisse le montre âgé d’une vingtaine d’années ; il est assis, coiffé d’une casquette, portant cravate, il n’a encore ni allure martiale, ni crâne rasé, ni uniforme militaire, mais on comprend déjà qu’il est de cette trempe – de cette génération de rêveurs soviétiques, vouée à disparaître à la fin des années 1940, désirant furieusement accomplir tout ce qu’exigera le pays, construire une ville-jardin et s’y promener. Je les identifie non seulement sur les portraits de l’époque (les uns à casquette, d’autres en veste de cuir, d’autres encore en capote, tous faits du même métal et regardant comme s’ils avaient vu trop de choses), mais aussi dans des films plus tardifs, tournés par des enfants qui n’avaient pas assez pu contempler leurs pères.

On veut se les rappeler jeunes, nés de la révolution, comme si leur âge ou leur ardeur permettait de considérer leurs actes comme un jeu d’enfant : ceux qu’ils avaient tués, ou qui les tueraient, allaient se relever de la poussière au bord du chemin, sortir des fosses communes, du ciment, ils lisseraient leurs cheveux et retourneraient à leurs affaires. Commissaires de l’armée, présidents et secrétaires de cellules de cantons et de comités des pauvres*6, enquêteurs et commandants de l’Armée rouge, arpentaient la terre renouvelée, comme si elle leur avait fait une promesse ; n’importe quelle tâche leur semblait bonne. L’éternel mépris dans lequel on tenait les policiers, les sergents de ville, les flics, avait temporairement battu en retraite. Il y a encore, dans les vieux papiers, quelques photographies où des bibliothécaires de Tver posent devant l’objectif avec les gardiens bienaimés de l’ordre public – la compagnie d’escorte municipale, chargée de garder-convoyer les détenus. Très sérieuses, un genou à terre, ces jeunes filles ont épaulé des fusils et visent, visent la lumière du jour. L’une d’elles est ma grand-mère Dora, venue étudier dans la grande ville.

Les parents de Dora, Zalman et Sofia Axelrod, étaient des environs de Nevel. Tout ce que je sais d’eux se résume à ceci : lui fabriquait du savon et avait une extraordinaire recette de glaces, qui avait du succès à Rjev. Ils avaient six enfants, qui vivaient en bonne amitié, tous membres de la cellule locale. Le père, juif religieux, qui ne supportait pas la moindre innovation, se couchait à 8 heures du soir, fermant hermétiquement les portes, afin que la jeunesse ne sorte pas de la maison. Les enfants patientaient une heure et demie à la fenêtre du grenier, puis, à la queue leu leu, comme des pois glissant de leur cosse, ils dévalaient l’échelle : il leur fallait courir à la réunion du Komsomol. Là, on leur disait que le pays avait besoin de bibliothécaires, et Dora était partie pour Tver.

On racontait qu’une école avait dû organiser un fonds de livres, et Dora était allée directement trouver le directeur nouvellement nommé, mais il n’était pas dans la salle des enseignants. Elle était alors passée dans le cabinet d’histoire et s’était figée sur le seuil. Dora était de petite taille, or, au niveau de ses yeux, se dressaient de hautes bottes dont les tiges étincelaient ; un homme immense était debout sur le couvercle d’un pupitre et vissait une ampoule. C’est ainsi que s’étaient rencontrés mon grand-père et ma grand-mère, tous deux du même âge, et ils ne s’étaient plus quittés. Lui, avec ses quatre classes d’école rurale, et deux autres à l’école locale du Parti, avait enseigné l’histoire et les sciences sociales, jusqu’à ce qu’il donne sa démission « pour raison de départ dans l’Armée rouge ».

Toutefois, là encore, au cœur même du pouvoir populaire, quelque chose n’avait pas marché. Ce qui aurait pu être l’affaire de sa vie, l’expliquant et la justifiant, le contournait à nouveau, à croire que le prolétaire Nikolaï Grigorievitch, avec sa pureté chagrine, était un « homme de trop46 », ainsi qu’il en existait sous l’ancien régime, et qu’il ne pouvait être pleinement utile à son pays. Ni les livres qu’il ne cessait de lire, ni sa femme et sa petite fille, ni son service d’officier dans une lointaine garnison de l’Extrême-Orient n’étaient en mesure de fendre sa morosité installée une fois pour toutes. Et les Stepanov vivaient toujours à part, à côté des autres mais pas avec eux, le commissaire de cette unité militaire avait rarement des visites et des invités.

Pourtant, je le répète, qu’il était beau ! Droit, jamais un mot de travers, des gestes précis, un discours concis et pesé. Pour ne rien dire de la fossette sur son menton bien raclé. Il avait quelque chose d’un chevalier nourri aux livres de Walter Scott, ce qui ne collait guère avec les affaires de la ville d’Artiom et de ses dix mille habitants tout juste importés. Les premiers temps, néanmoins, il ne se produisit rien de particulier, on se contenta de faire des modifications dans les camps militaires et les bibliothèques que dirigeait Dora. Le malheur survint dans la septième année de leur séjour.

Dans la famille, qui aimait à ramener les grands et effrayants mouvements du monde extérieur à un ensemble d’explications limitées – à taille humaine –, on disait que la sœur aînée de grand-père, Nadejda, était responsable de tout. Elle avait eu le temps, à cette période, de travailler au sein de la représentation de la jeune République soviétique à Berlin, et avait même envoyé de là-bas à son frère un vélo tout neuf, étincelant. Elle continuait de gravir l’échelle interminable du Parti et dirigeait tout un territoire, quelque part en Sibérie ou dans l’Oural. De là, racontait-on, était arrivé un jour un cadeau dangereux, un pistolet de combat, et grand-père, Dieu sait pourquoi, l’avait accepté. C’est ainsi qu’en cette année 1938 il était accusé, entre autres, de détention illégale d’arme à feu. Galia, sa fille, avait gardé en mémoire leur dernier été heureux. Elle se rappelait aussi qu’elle était allée chercher les journaux, traversant un immense champ de seigle, et qu’un camarade de son père (un morgueux, disait-elle) lui avait demandé si son père avait le tome 10 des œuvres de Lénine.

En cette année 1938, que l’on qualifierait ensuite de Grande Terreur, on atteignait un plafond, on ne pouvait aller plus loin : les camps n’arrivaient plus à digérer l’afflux de détenus, on ne le justifiait plus même par les besoins de la production, il s’agissait purement et simplement d’anéantissement ; on réglait en premier lieu leur compte aux officiers, on trouvait parmi eux des agents étrangers par centaines et par milliers, le camarade Blücher lui-même, que Nikolaï Grigorievitch respectait infiniment et qui commandait l’armée d’Extrême-Orient, avait signé la condamnation du maréchal Toukhatchevski*7, lequel, à la consternation générale, s’était révélé un espion à la solde à la fois des Allemands et des Polonais. Cela s’était passé un an plus tôt, mais les événements amorçaient un nouveau tour et il était clair que notre maréchal ne couperait pas au sort commun*8, les arrestations avaient commencé.

On avait brusquement cessé d’adresser la parole à Stepanov, ses collègues le regardaient comme s’il se trouvait de l’autre côté de la rivière. Puis, à une assemblée du Parti, quelqu’un le traita carrément d’ennemi du peuple. Ce jour-là, en rentrant chez lui, il enjoignit à sa femme de faire ses bagages : elle devait rentrer à Rjev. Dora refusa : s’ils devaient périr, ce serait ensemble.

On ne l’arrêtait toujours pas, mais il avait dû, presque tout de suite, rendre son arme. On était au cœur de l’automne, Blücher, qu’il ne connaissait pas et avait aperçu deux fois dans sa vie, était déjà interrogé à la Loubianka et, comme l’affirmeraient ensuite les juges d’instruction, le suspect s’était lui-même crevé un œil, faisant ainsi obstacle au bon déroulement de l’enquête. Dans la petite garnison où tous se connaissaient, les Stepanov étaient visibles de partout et, dans l’unique magasin, on faisait des bonds pour les éviter, à croire qu’ils étaient contagieux. Grand-père était certain de n’être pas coupable et il se préparait aux interrogatoires, ce qui se révéla inutile : on lui expliqua que les investigations avaient démontré son innocence, on avait de nouveau besoin de lui, on lui enjoignit d’attendre les ordres, qui vinrent à la fin de novembre. Nikolaï était muté dans l’Oural, à Sverdlovsk. Tout cela était incompréhensible.

Ce que l’on appelait tacitement « l’amnistie de Beria », bref laps de temps durant lequel des accusés furent graciés, tandis qu’un certain nombre de détenus rentraient même de camp, était à ce point contraire à toute logique qu’il fallait chercher des ressorts secrets, ne fût-ce que pour sa propre histoire. Dans notre famille, on estimait que grand-père avait dû son salut à la mystérieuse Nadejda – elle avait sans doute dit un mot en sa faveur depuis son trône du comité régional –, que la libération de Nikolaï avait été son dernier cadeau, ils avaient, dès lors, cessé tout contact. Cette version en vaut une autre, mais sur le fond du changement général qui s’était opéré de la façon la plus inattendue, elle est un peu exagérée : les deux tiers, au moins, de ceux qui étaient appréhendés au 1er janvier 1939 avaient été libérés ; les dossiers étaient clos, les accusés acquittés contre toute vraisemblance. Cela n’avait pas duré, mais les Stepanov avaient eu de la chance : la révision des affaires politiques avait commencé par l’armée et le corps des officiers.

La maison de Sverdlovsk les avait stupéfiés – ils n’avaient pas l’habitude – par son luxe qui n’avait rien à envier à celui de la capitale : le soubassement en était bordé de losanges de granit, on entrait par la cour, l’appartement comprenait deux pièces, une grande cuisine et une salle de bains d’un bleu vif. Leur arrivée avait été une respiration longtemps attendue ; en août 1939, naîtrait mon père, l’enfant de ceux qui avaient survécu.

* * *

Une fois par semaine, Nikolaï Grigorievitch faisait la tournée des librairies, en quête de nouveautés. Le système soviétique de distribution était organisé de telle façon que la recherche des livres devenait une sorte d’aventure, une traque : le choix proposé par les magasins était très divers, il en était de bons et de mauvais, les bons étaient mieux fournis. Les éditions frappées de pénurie47 atterrissaient rarement sur les étals, mais l’espoir de faire une bonne acquisition était entretenu par des succès de hasard.

Grand-père avait constitué, au cours de sa vie, une énorme bibliothèque, et il était clair qu’il avait tout lu. Armé d’un crayon rouge et bleu, il prenait non seulement des notes et laissait des marques, mais les lignes soulignées de rouge montraient les endroits où il s’accordait avec l’auteur. Là où l’écrivain et le lecteur divergeaient, le bleu entrait en action. Ainsi tous les livres supportés par les rayonnages de la rue Chtchelkovskaïa étaient-ils en deux couleurs. Dans certains cas, grand-père effectuait un travail littéralement héroïque, à demi insensé dès cette époque, et littéralement fou aujourd’hui où internet rend accessible n’importe quel texte : je pense qu’il était l’un des derniers copieurs de livres au monde.

Je conserve quelques cahiers reliés maison, dans lesquels grand-père, de son écriture calligraphique, avait copié, chapitre après chapitre, les ornant de lettrines, l’un des volumes de l’Histoire de Klioutchevski*9. Pourquoi ce choix ? Certes, il n’était pas aisé de se le procurer à l’époque, surtout si l’on considérait le refus de grand-père de recourir au marché noir ; mais les introuvables ne manquaient pas, alors pourquoi celui-là ? Quelqu’un lui en avait prêté une édition rare et, pendant de longs mois, lettre après lettre, Nikolaï Grigorievitch avait transcrit le texte imprimé en cursive, l’histoire russe s’était retrouvée à l’état de manuscrit. J’ignore s’il était ensuite revenu à ce travail en tant que lecteur ; sa passion secrète, non concrétisée, pour tout ce qui avait à voir avec le livre et le dessin, n’avait pas commencé avec Klioutchevski et ne s’était pas terminée avec lui.

Le petit livre à couverture marron, tenant bien en main, avait été réalisé après la guerre. Vers cette époque, mon grand-père, âgé de quarante ans, avait entrepris de le remplir, mais pas avec n’importe quoi. Tout, l’écriture particulièrement recherchée, l’encre de couleur avec laquelle le nom du propriétaire du cahier était écrit sur la page de garde, indiquait que ce n’était pas un outil de travail, le lieu de notes rapides et de broutilles, mais un livre, un choix prévu pour qu’on y revienne, qu’on le relise.

Les recueils de sages pensées en tous genres étaient en vogue à l’époque, comme à toutes les époques ; tous les « pénible à l’instruction, aisé au combat*10 » possibles et imaginables étaient tirés, achetés et lus à des millions d’exemplaires. Mais il s’agissait ici d’une version privée, indépendante : écrites à la main et, en quelque sorte domestiquées, choisies pour lui seul, les paroles des grands hommes devenaient, pour ainsi dire, la propriété de Nikolaï, il s’y attachait, elles étaient siennes, petits drapeaux sur sa carte intérieure. Il avait commencé par Prichvine*11 : Seuls les cahiers recèlent des mots qui ne brûlent pas48.

Les citations formaient un ensemble étrangement éclectique : outre les classiques, de Goethe et Voltaire à Tchekhov et Tolstoï, on trouvait des blagues orientales et des dictons populaires. Il y avait, bien sûr, les « classiques du marxisme », qu’un communiste devait obligatoirement étudier : Marx, Engels étaient là, mais Lénine était curieusement absent. Il y avait, en revanche, toute la panoplie de la littérature soviétique, ce qui se trouvait alors sur les rayonnages des bibliothèques – Ehrenbourg, Gorki, Konstantin Fedine*12. Il y avait des discours de Kirov*13, assassiné depuis dix ans, et de Staline (« sans la capacité de dépasser […] notre amour-propre et de soumettre notre volonté à la volonté du collectif – sans ces qualités, il n’y a pas de collectif49 »).

Tout le livre était, de fait, un exercice d’auto-éducation : celui qui l’avait composé et soigneusement complété était une sorte d’animal domestique intelligent et paresseux, qu’il fallait brider, entraîner, contraindre à l’action. La vie lui apparaissait comme un exercice de perfectionnement incessant. L’héroïsme était l’air chauffé à blanc qu’il respirait ; l’exigence d’exploit, de sacrifice, de flamme, était une condition naturelle : Tu es un homme soviétique50 ! Tout cela n’avait pas été nécessaire : dans les services gérant les cadres, les villes de garnison, les petites écoles et bibliothèques, on menait une vie ordinaire, toute simple, on attendait une avance sur salaire, on faisait la queue devant les magasins. Le monde restait bizarrement inchangé, à croire qu’il n’avait pas besoin des efforts des communistes ; les écoles du Parti, les usines, avec leurs règles claires, s’obstinaient à ne pas faire le grand bond décisif.

On eût dit que grand-père s’était préparé, avec l’énergie du désespoir, pour quelque réalisation grandiose. En vain. Il s’était éparpillé à travers le temps, comme dans un trou de poche de manteau, trop gros pour ne pas égratigner la doublure, trop clairvoyant pour ne pas se sentir perdu. Outre les exigences, les appels, les déclarations sur le refus des compromis et le service, il était question, dans le cahier marron, de solitude, d’un besoin inextinguible de chaleur. Vers la fin, apparaissait cette note : « Ne te plains jamais de ton sort. Le destin d’un homme lui ressemble, si l’homme est mauvais, son destin le sera aussi. Folklore mongol. »

* * *

Galia égrenait ses souvenirs, et moi, assise à côté du téléphone, je notais sur de petits carrés de papier qu’à Sverdlovsk, un an avant la guerre, Micha, mon père, alors âgé d’un an, tournant autour du sapin décoré de bonbons et de pains d’épice, mordillait tout ce qui était à sa portée. Le premier souvenir de papa venait du même endroit : le vaste escalier de la Maison des officiers est envahi par la masse velue d’un cerf empaillé, qui disparaît quelque part vers le plafond, et on assied le petit sur le haut cou laineux. Je me suis rendue là-bas par la suite, j’ai piétiné dans la neige en contemplant la tour aux armoiries et la flèche ornée d’une étoile.

La nouvelle de la guerre, on l’avait apprise comme suit : c’était un dimanche, on avait organisé un pique-nique ; il y avait là toute l’énorme unité, les officiers et leurs femmes apprêtées, les enfants portant les paniers de nourriture. On avait roulé deux heures environ, étendu les nappes sur l’herbe, quelqu’un s’était baigné, quand un courrier était arrivé au galop : tous les officiers devaient prendre les armes, ils devaient rentrer sur-le-champ, et leurs familles se rassembler. Les hommes étaient aussitôt partis – plus question de baignade ni de petites fleurs. « Et commença ce qui commença. »

La guerre, Nikolaï Stepanov l’avait passée toute entière dans l’Oural, dans les profondeurs de l’arrière ; à ce qu’il semblait, son histoire (quand notre père était un ennemi du peuple) l’avait rendu définitivement suspect – la route du front lui était barrée, ce qui avait dû affreusement le blesser, lui qui toute sa vie s’était préparé à l’exploit. Il avait été démobilisé tôt, dès 1944, sans même attendre la fin du conflit. Il n’avait pas regimbé : c’est ainsi qu’on claque la porte lorsqu’on a été cruellement offensé. Peut-être espérait-il qu’on le retiendrait, qu’on reviendrait sur cette décision, mais il n’en avait rien été.

Les Stepanov s’étaient installés à Moscou, ils avaient vu de leurs yeux le feu d’artifice de la Victoire au-dessus du Kremlin et l’immense portrait de Staline dans le ciel qu’illuminaient les fusées. Ils avaient vécu dans de longs baraquements, rue aux Fruits, au-delà de la chaussée de Varsovie. Grand-père était toujours en uniforme, comme si le service de l’armée se poursuivait pour lui au service du personnel des usines et des combinats, où on l’avait dirigé sur demande du Parti. Je buvais par toutes mes fibres les récits sur l’enfance de papa, autant que les livres sur les Indiens ou les pirates.

Il y avait des gens de toutes sortes dans l’appartement communautaire ; certains avaient des pièces pleines à craquer de prises de guerre – ceux-là mangeaient bien, richement. La petite chienne Mirta, un peu maniérée, s’était acoquinée avec l’héroïque bâtard Bobik, et elle n’avait pas tardé à disparaître. De son côté, papa avait trouvé, dans une caisse, le pistolet remis en récompense à son père et, hurlant d’enthousiasme, s’était précipité avec lui dans la cour. Le soir avait été marqué par une visite de la milice, des explications et une bonne correction. Il y avait aussi des matous et des minettes, des barres utilisées par les adultes de la rue aux Fruits pour faire de la culture physique, devant un public d’enfants. Il y avait le pauvre petit lièvre-sergent tricoté, le jouet préféré et le seul. Le père travaillait dans un garage automobile, il partait le matin, « tel Petchorine*14, en capote légère, sans pattes d’épaules ». La mère, comme toujours, était à la bibliothèque ; elle y avait ses petites – ses aides qu’elle embauchait sans peur, une juive et une fille de victime des Purges. Dans la maison régnait le culte du père, tout tournait autour de lui, des règles qu’il imposait, de ses lubies, de son involontaire morosité polie. On n’avait toujours ni visiteurs ni invités.

Un jour, il était revenu en sang, la tête massacrée. Le garage était le théâtre d’une guerre invisible de l’extérieur, quelqu’un volait, grand-père s’efforçait de s’y opposer, de faire respecter les principes. Et voici qu’une nuit, dans la neige de janvier, deux hommes l’avaient poursuivi. Ils l’avaient frappé dans le dos avec un tuyau métallique qu’ils avaient ensuite abandonné sur le sol. Le coup avait été plus faible que prévu ; le père s’était retourné et avait frappé l’un des deux assaillants, lequel était tombé, sa chapka avait volé et s’était retrouvée dans une congère ; l’autre avait pris la fuite, le visage dans les mains. Étrangement, Nikolaï avait récupéré la chapka, une chapka chère, la fourrure en était épaisse, et l’avait rapportée chez lui. Micha, âgé de dix ans, l’avait longtemps portée ; il n’y en avait pas d’autre.

La vie était simple, si pauvre et transparente que le moindre petit caillou, dans le fond, semblait à part, inhabituel. Une fois, les parents étaient allés en villégiature à Kislovodsk et en avaient rapporté aux enfants, enveloppée dans deux journaux pliés en deux, une flore extraordinaire : une branche de cyprès, une de mélèze, d’autres encore – la plus belle pièce était une feuille marron, rigide, en forme de sabre ou de gousse gigantesque. Dora avait longtemps gardé l’ensemble, jusqu’à ce qu’il se transforme en fine poussière végétale.

Plus je pense à notre histoire familiale, plus elle me paraît une liste d’espoirs non réalisés : Betia Liberman et sa médecine jamais commencée, son fils Lionia se saisissant de n’importe quelle activité, comme s’il n’avait jamais eu l’essentiel – la seule chose qui comptait ; l’avocat Micha Friedman, mort avant d’atteindre quarante ans, et sa veuve obstinée, qui n’avait pas mené le navire familial à bon port ; ma mère, Natacha Gourevitch, écrivant des poèmes « pour son tiroir », effleurant à peine le papier de son crayon fabriqué spécialement pour que l’écriture pâlisse aussitôt et soit illisible. Mes Stepanov sont là aussi, aux premières loges : Galia, son chant, ses interminables romances recopiées à la main, chantées tout bas, quand nul n’entendait – Que le soir simplement tombe, bleu-eu-eu-eu-eu ! ; grand-père Kolia et ce dessin qu’il aimait tant. Je n’en ai pas encore parlé, et le temps en est venu : il avait passé avec des couleurs toute son enfance à Bejetsk, essayant diverses choses, réalisant des esquisses ; il n’avait pas arrêté par la suite, « il dessinait même mieux que ton papa », me disait Galia, pour laquelle mon père était l’autorité suprême. Les dessins s’étaient multipliés, accumulés jusqu’à la fameuse année 1938. Galia se rappelait fort bien le jour où, à la maison, on avait brûlé des papiers : on s’attendait à une arrestation. Toute la correspondance et les photos de famille avaient été jetées dans le poêle ; pour finir, Nikolaï Grigorievitch, saisissant par en dessous une grosse pile de dessins – tout ce qu’il avait fait dans sa vie –, l’avait expédiée dans les flammes. Il n’y avait pas eu de perquisition. Il n’avait plus touché à ses couleurs.

Ainsi, aucun n’avait eu ce qu’il voulait.

* * *

Du petit appartement de la rue Chtchelkovskaïa, où les Stepanov avaient passé les vingt dernières années, je me rappelais surtout le niveau supérieur du buffet de la cuisine ; on y rangeait des caoutchoucs noirs, des noix et les pinces permettant de les casser. À la fenêtre venaient se nourrir mésanges et bouvreuils. Sur un mur de la chambre de tante Galia, il y avait des vues campagnardes d’une insoutenable beauté, notamment un paysage d’hiver, avec un ciel jaune de confiserie, que l’on pouvait contempler des heures durant. J’avais passé là une semaine entière, ce qui m’avait laissé le temps de m’y habituer et de me familiariser avec les lieux. Grand-mère Dora m’avait appris à dessiner un chat : il fallait tracer un rond sur le papier, en ajouter un autre plus petit, puis une queue, des pattes, des oreilles et des moustaches. Ce faisant, nous chantions en duo Par monts et vallées, marchait notre division51, chanson qu’elle avait rapporté du Primorié*15, et une autre sur le croiseur Aurore*16 révolutionnaire, dans laquelle tes patrouilles marchent, terribles, dans leurs cabans noirs52.

Grand-père Kolia gardait avec moi ses distances, aux fins d’éducation. Je me rappelle que nous nous étions promenés dans la forêt toute proche, les cimes des bouleaux étaient roses dans le gel ; à la fin de la promenade – j’étais âgée de sept ans –, j’avais trouvé dans la neige un billet vert de trois roubles. Grand-père, qui voyait toujours le côté éthique des choses, avait réclamé justice : notre expédition était commune, nous devions partager l’argent – une fortune, à l’époque !

La même année, si je ne m’abuse, notre jeune chien fou était resté seul sur le siège arrière de la voiture et avait grignoté, en signe de protestation, le livre favori de grand-père, qu’il m’avait confié pour l’été : la nouvelle édition illustrée des Petits Sauvages. Comment jouer aux Indiens d’Ernest Thompson Seton, qu’il lisait, enfant, à Bejetsk. Après cela, grand-père ne m’avait plus adressé la parole d’une année entière. C’était plus profond que de la rancune : il ne faisait aucune différence entre un adulte et un enfant, n’établissant de distinction qu’entre l’esprit et la matière. Le livre provenait de l’esprit, il en était une pauvre et vulnérable incarnation. Quant à moi, je n’étais qu’une représentante irresponsable de la nature, une menace, et je l’avais offensé. Sa façon d’être fâché contre moi était étrange : c’était celle d’un petit contre une grande.

Alors que mon fils n’avait que quelques mois, je m’étais découvert une faculté insoupçonnée (elle se referma par la suite comme un tiroir de bureau), qui se manifestait le plus pleinement dans le métro, quand je me rendais au travail. Il me suffisait de fixer mon regard sur les visages des gens, assis ou debout devant moi, pour que se produise à tout coup le même truc : j’avais l’impression qu’on les sortait brusquement d’un étui ou qu’on soulevait un rideau. Une bonne femme chargée de sacs, rentrant de la datcha, un employé de bureau vêtu d’un costume au pantalon feu de plancher, une vieille, un soldat, une étudiante et ses polycopiés, m’apparaissaient tels qu’ils avaient été à l’âge de deux ou trois ans, joufflus et concentrés. C’était un peu comme un peintre qui, sous la peau, voit le crâne, sa structure exacte. En l’occurrence, à travers les visages acquis au fil des années, pointait une faiblesse-fragilité oubliée. Le wagon se changeait soudain en jardin d’enfants ; on pouvait aimer chacun d’eux.

Sur la route menant de Bejetsk, une fois passé la ville de Kaliazine, son centre inondé, profondément enfoui dans l’eau de la Volga, et son clocher pointant, solitaire, tel un monument, au-dessus de cette eau*17, on peut se retrouver à Serguiev Possad*18 qui compte, entre autres, un vieux et respectable musée du Jouet, créé en 1931. Poupées de bois, d’argile ou de chiffon, patins à glace, petits soldats en peuplent les salles, réunis avec amour, des années durant. On y voit aussi des décorations de sapins, parentes directes de celles que maman et ma grand-mère suspendaient au nôtre : enfants avec des boules de neige, lièvres parachutistes, skis, chats, étoiles ; une étonnante troïka sculptée tire une charrette où, pareilles aux jeunes filles-Koré de la frise de l’Érechthéion, sont rangées des créatures féminines menaçantes. Les enfants de Bejetsk avaient dû jouer avec les plus simples de ces objets : langer leurs poupées, souffler dans les sifflets dont l’aspect n’avait pas changé depuis le ixe siècle. Je demeurai le plus longtemps devant une vitrine où était exposé un bout de bois enveloppé comme un bébé et même muni d’un semblant de bonnet. Simple comme le bois, ce jouet présentait des traits vaguement humains, mais il était clair que c’était superflu : pour que la poupée soit aimée de sa petite propriétaire inconnue, il suffisait d’une longueur et d’un volume permettant de la serrer dans ses bras.

Il y avait toutefois deux nouvelles salles, présentant des jouets dont on pouvait nommer les propriétaires – c’étaient eux qui comptaient vraiment ; ces choses étaient exposées pour la première fois, comme si elles n’étaient pas restées dans les réserves de ce musée pendant près de cent ans. Transportés de Livadia, Gatchina, Alexandrov*19, les poupées, bateaux d’Indiens, tambours et guérites avec de petites sentinelles, avaient appartenu à une seule et même famille, dont le père, la mère et les cinq enfants avaient été assassinés à Ekaterinbourg dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918*20. Les filles et le petit garçon s’appelaient Olga, Tatiana, Anastasia, Marie, Alexis, ce dernier – le plus jeune – avait quatorze ans. Sans doute étaient-ils un peu trop grands pour le loto, les mallettes d’habits de poupées, le théâtre mécanique où l’on donnait une unique pièce : La Vie pour le tsar, d’autant qu’ils n’avaient pu emporter tout cela avec eux. Ils n’avaient sans doute pas joué avec l’énorme cheval à bascule, à l’air à la fois brave et benêt ; il était venu du palais Anitchkov et appartenait à un autre garçon, prénommé Paul, qui avait grandi, était devenu empereur de Russie, avant d’être tué, par une nuit de mars 1801*21. Le cheval au rouge caparaçon de parade était resté à attendre son cavalier.

Toutes les vieilles choses sont la propriété de gens morts, les ours en bois et les moujiks des salles voisines ne faisaient pas exception ; la seule différence était qu’ici je savais exactement ce qui était arrivé et quand à leurs propriétaires, et même les petits canons en laiton me paraissaient orphelins, alors que dire du perroquet mécanique dans sa cage dorée ? La plupart des jouets venus de palais avaient été distribués, au début des années 1930, aux orphelins des maisons d’enfants, mais ceux-là avaient survécu et étaient à présent sous verre, tels des souvenirs oubliés qui retrouvent de la vigueur et masquent l’horizon. Je ne me rappelle plus mes pensées d’alors ; je songeais peut-être au petit Iakov Sverdlov, qui aimait tant les bonbons « Cous d’écrevisses » et qui, ensuite, comme beaucoup le croient, avait donné à Ekaterinbourg l’ordre du massacre. Ou bien je songeais que dans la Sverdlovsk*22 d’avant-guerre, le petit Micha Stepanov, âgé de deux ans, grignotait des sapins en pain d’épice, et je me remémorais son lièvre-sergent. Mon fils, lui, avait refusé d’aller au cimetière de Bejetsk et, furieux, était resté, indépendant, en plein soleil, tandis que j’errais parmi les petites clôtures peintes, déchiffrant les noms des innombrables Ivanov, Stepanov, Kouznetsov d’antan. Il m’avait ensuite annoncé qu’il avait changé d’avis : il n’aimait pas les cimetières, mais aurait voulu photographier, dans celui-ci, tous les monuments funéraires : je les aurais mis, une fois pour toutes, sur Instagram pour que plus personne n’oublie jamais rien.

Ma toute ronde et douce grand-mère Dora s’était éteinte en 1980 et, après sa mort, grand-père n’avait pas appris à commencer une vie nouvelle. Peu de temps avant de mourir, à l’automne 1985, il avait emménagé dans la ruelle aux Bains, passant mélancoliquement de la chambre à la cuisine, attendant, impatient, que ma mère rentre du travail : alors il prenait Natachenka par le bras et ils s’asseyaient pour bavarder. Il manquait désespérément d’interlocuteurs, tant de choses voulaient être dites encore et encore, la mort de son père, l’effroi devant la vie d’adulte qui se profilait, la première honte, la première offense, les errances, le labeur, la solitude. Maman l’écoutait comme si c’était la première fois. Il oubliait de plus en plus, et de plus en plus définitivement. Je rentrais de l’école et le voyais assis sur une chaise dans l’entrée, vêtu comme pour partir en voyage – en imperméable, coiffé d’une casquette, chaussé de bottes étincelantes, rasé, un filet à provisions contenant quelques livres, à ses pieds. Il s’apprêtait à rentrer chez lui, à retrouver Dora. Il lui restait deux mois à vivre.

Un billet de lui s’est conservé – de ceux qu’il écrivait en attendant mes parents :

Un grand merci aux propriétaires amicaux de ce charmant appartement. Je rentre à la maison où on m’attend. Ne m’en veux pas. On aura d’autres occasions de se revoir.

Je vous serre dans mes bras. Nikolaï.

On est quel jour du mois ? Je ne sais pas.

Appelez-moi, j’en serai ravi.


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