Non-chapitre


Les Stepanov, 1980, 1983, 1984-1985












1.

À mon grand-père Nikolaï Stepanov, de la part de sa nièce. Sans date : vraisemblablement juin 1980. Le mois précédent, ma grand-mère, Dora Zalmanovna Stepanova, née Axelrod, petite, ronde, aux grands yeux, était morte. Avec grand-père Kolia*1, ils étaient du même âge, tous deux nés en 1907. Il ne lui survivrait que de cinq ans.

Galina, fille de Macha, la petite sœur préférée de mon grand-père, vivait tout près d’elle, dans le village d’Ouchakovo, région de Kalinine. Naguère, il était de coutume dans la famille de s’écrire longuement et souvent. Cet été-là, grand-père interrompra sa correspondance avec sa sœur et se taira pour longtemps.



Cher oncle Kolia,

J’ai bien reçu votre lettre. Votre lettre à maman nous a appris que tante Dora n’était plus. C’est tellement brutal. Auparavant, maman avait reçu une lettre pleine d’espoir, et soudain, une telle issue… Cela nous a fait un coup, d’autant que votre lettre nous est parvenue très tard, d’ailleurs il est étrange que vous nous ayez informés par courrier. Tout de même, nous ne sommes pas des étrangers. Depuis le temps que nous connaissions tante Dora, nous aurions voulu l’accompagner chrétiennement à sa dernière demeure. Je ne peux me la représenter autrement que vivante. Bien sûr, il y a longtemps je ne l’avais pas vue, mais je me la rappelle si vive, affairée, attentive. Oncle Kolia, je vous ai aussitôt écrit une lettre, que j’ai déchirée. Je ne sais pas consoler. Dans ces circonstances, tous les mots me semblent vides, absurdes. Savoir que cette séparation est définitive, à jamais, me tue. J’ai eu mon premier contact direct avec le mot mort en 48. Je comprends que ce soit possible [de mourir] et que des gens meurent de vieillesse, mais à la guerre on tue.

Que ma sœur, si chère, si proche, si chaleureuse, meure à dix-huit ans, que brusquement elle ne soit plus !… Je ne pouvais m’y résigner, je me suis précipitée hors du village, dans les fourrés, j’ai griffé la terre, pleuré, crié, prié Dieu qu’il ranime Lioussia. Pas une fois je n’ai prononcé son nom à voix haute, mais je l’avais en permanence devant les yeux. Toutes les nuits, je pleurais, le plus souvent sans bruit, afin que personne n’entende, et sombrais ensuite, exténuée, dans un sommeil pesant. C’est ainsi que j’ai grandi, enfant renfermée, puis je suis encore plus rentrée en moi-même, mon père, sans doute, était le seul à me comprendre, mais nous nous évitions, chacun portant indépendamment son fardeau. J’étais tourmentée – par quoi ? –, je brûlais de honte peut-être, je ne sais comment appeler ce que je ressentais : pourquoi était-elle morte, et pas moi ? Tant de fois, dans ma petite tête d’enfant, l’idée – une idée qui n’a rien d’enfantin – s’est imposée que je devais mourir, mais alors que j’étais quasiment prête à passer à l’acte, j’avais pitié de ma mère et de mon père. Si au moins nous avions pleuré ensemble, hurlé à pleine voix, ç’aurait peut-être été moins lourd. Or tous, nous étions secrets et, dans notre âme, nous vivions les tourments de l’enfer, larmes, nostalgie, cri étranglé. Puis il y eut les années 60, 63, 66. Les pertes irréparables, que ne conçoit pas la raison. Je ne sais pas apaiser, oncle Kolia, si j’écris tout cela, c’est parce que je connais le prix de telles pertes et que je n’ai pas les mots de consolation ; je partage votre deuil et comprends votre chagrin.

Dans la mémoire du cœur, vivront toujours les images chères, tant que nous vivrons nous-mêmes. L’amertume, la douleur de la perte seront également vives. Venez nous voir, cela vous sera peut-être moins pénible que d’être seul.

Venez nous voir. Je vous embrasse,

Galia *2


2.

De mon grand-père à Galia, sa nièce. Brouillon inachevé. Juin 1980. Âgée de cinquante ans, ma tante Galia, dont il est également question dans cette lettre, se débrouillait à sa façon de son chagrin : avec grand-père, intraitable dans ses jugements et exigences, elle n’était guère en amitié, et il fallut des mois pour qu’ils parviennent à s’entendre.



Tu écris, Galotchka, que tu as été confrontée à la mort en 1948, lorsque ta sœur, Lioussia si je ne m’abuse, a été emportée… Dora et moi avons heureusement évité cela jusqu’en mai 1980. Je repense à la façon dont cela s’est produit et je n’en parlerai pas. La famille de ma sœur Macha a été frappée par des décès – un, deux, trois – en quelque trente ans ou moins. En tout cas pour ce que j’en sais. Oui, ce furent de lourdes pertes ! Par bonheur, nous n’avons subi aucune de ces épreuves. Jusqu’à cette année, nous étions tous vivants, tous là. D’autant plus lourde, d’autant plus douloureuse est cette perte. Il y a maintenant vingt-trois jours, jours de printemps, ensoleillés, que Dora nous a quittés. Et je ne peux toujours pas m’y résigner. Figure-toi que du matin à 7 heures du soir, cinq fois par semaine, moi qui suis en bonne santé, je ne tiens pas en place dans l’appartement vide. Avant, quelles que soient mes occupations, je savais qu’à la maison on m’attendait et que plus vite je rentrerais, mieux ce serait. À présent, je ne me presse plus, de toute façon personne ne m’attend. C’est dur, Galotchka, plus que je ne saurais le dire. Et figure-toi que je ressens la même chose que vous… Pourquoi est-elle morte, et pas moi ? En tant que mère, que grand-mère, elle comptait plus que moi pour les jeunes qui restent. Malgré tout mon désir, je ne peux la remplacer à aucun titre. Voilà dans quel état d’esprit, dans quel état moral, il me faut vivre. Et il y autre chose : du vivant de mémé Dora, Galia et nous n’avions guère de contacts. Je lui avais maintes fois reproché son indifférence envers sa mère, le fait qu’elle ne l’aidait guère au travail, à la maison, la cuisine… Cela ne pouvait qu’affecter nos relations. Galia a un caractère difficile, elle est très proche de son frère depuis l’enfance. Elle n’en faisait qu’à sa tête à la maison, cela ne me plaisait pas, mais sa mère la protégeait et s’occupait de tout, considérant que son travail la fatiguait suffisamment, sans parler des longs allers-retours en métro. Et aujourd’hui, cette distance entre elle et moi se ressent.

Un jour que ta tante Dora allait en consultation à l’hôpital, elle m’a confié en toute franchise ses souhaits concernant notre vie sans elle. Elle m’a dit : « À tout hasard. Va savoir comment se passera mon opération. Il faut donc que tu sois au courant de ce que j’aimerais. Veille sur Galia, tu n’as qu’elle. Elle est renfermée, notre fille, et n’espère pas qu’elle t’implore de quoi que ce soit ! Prends l’initiative, elle n’a pas une vie si facile. » Et quand j’ai répondu : « Voyons, qu’est-ce que tu racontes, tout ira bien et tu reviendras avec nous à la maison », elle a répliqué qu’on ne pouvait prévoir l’issue de l’opération, mais qu’elle avait formulé sa dernière demande.


3.

Nikolaï Stepanov à sa sœur Maria. Automne 1980. Mon grand-père, âgé de soixante-treize ans, tente de changer un peu le tour qu’a pris sa vie. Dans le deux pièces de la chaussée Chtcholkovskaïa où il vit avec sa fille, chacun se débrouille de son côté. Dans la lettre à laquelle il répond ici, sa sœur lui donne, à sa demande, pas à pas des instructions : il est incapable de préparer les plats les plus simples.



… Tu couvres d’eau, tu sales à ton goût et tu mets sur le gaz, sans cesser de remuer pour que ça n’accroche pas. Tu sais bien, comme pour le kissel *3 ou la semoule. Pour savoir si c’est prêt, c’est comme pour la semoule, elle fait des bulles et se déplace des bords vers le milieu de la casserole ; ça veut dire que c’est bon. Même chose pour le kissel. Tu verses dans les assiettes et tu peux manger. Avec quoi tu le manges ? Fais-toi du kissel au lait, il y a toujours de l’amidon. J’en ai préparé deux assiettées. Si ç’avait été autre chose, je te l’aurais envoyé à goûter, mais pas du kissel. Essaie d’en faire toi-même. Pour la quantité de farine, j’avoue que je ne sais pas. Achète-toi des flocons d’avoine. Si quelque chose n’est pas clair, demande-moi, je t’expliquerai. Galia t’aurait mieux expliqué, moi je suis un peu brouillonne.

Suivent de vieilles offenses remâchées, des allusions au fait que grand-père prise plus je ne sais quels camarades de Rjev que sa parentèle. Des conseils, aussi, pour organiser sa vie.


4.

Nikolaï Stepanov à Natalia Stepanova. Grand-père lui écrit à Miskhor, une maison de repos en Crimée, où nous passions nos vacances en juin 1983 ; il se peut qu’il n’ait finalement pas envoyé cette lettre, c’est un brouillon et la version définitive ne se trouve pas dans les papiers de maman.



Mes petites « Méridionales » Natachenka et Machenka, si chères à mon cœur,

Un petit bonjour ! Et un grand merci pour votre très grande lettre que j’ai reçue hier soir. Vraiment, merci ! Croyez-moi, elle a suscité chez son destinataire un soupir de soulagement, elle rayonnait de la bonne chaleur de votre main et celle-ci a balayé le nid de corbeaux qui emprisonnait mon cœur… Du coup, j’ai rajeuni. Mille mercis à toi, chère Natachenka, pour cette « lourde » opération du cœur humain. Si j’étais croyant, je pourrais dire : « Dieu t’accorde un grand bonheur, à toi et à tous les tiens. » Merci. Et encore merci.

La nature de la Crimée, la mer, je me les représente bien, car au bon vieux temps, nous y avions été en congé, Dora et moi. Nous n’étions pas dans les mêmes conditions que vous aujourd’hui, nous logions dans une agréable petite maison privée, chez une Ukrainienne très soignée, accueillante, bonne. C’était il y a longtemps, aux jours si chers de notre jeunesse, à l’époque où deux jeunes gens avaient encore l’avenir devant eux. En attendant, ils étaient libres, sans contraintes. Au demeurant, c’était une époque nettement plus simple. Nous étions membres du Komsomol *4 , nous n’avions ni enfants ni gros soucis, rien ne pesait sur nous. Nous entamions notre nouvelle vie, une vie de couple. Et voici qu’hier, ta petite carte de Crimée a réveillé ma mémoire. Ta lettre a été la première, en quelque sorte, à secouer mes souvenirs, j’ai retrouvé le moral, et le sommeil a mis du temps à venir à bout de moi. J’étais complètement dans le passé, au temps de notre jeunesse avec Dora. Rien que pour cela – sans parler du fait que, là-bas dans le Sud, dans cette nature, tu n’as pas oublié qu’il existait quelque part au monde, dans une ville importante, un certain Nikolaï, alias « grand-père Kolia » – je te voue, Natachenka chère à mon cœur, une immense reconnaissance. À cela je veux ajouter que j’apprécie hautement ta simplicité, ta sincérité, le fait que tu existes, que tu es, toi, Natacha, la mère (Dora se serait certainement jointe à mes paroles) de notre première petite-fille. On disait de Vladimir Ilitch Lénine qu’il était « simple comme la vérité ». En ce qui me concerne, je trouve que c’est l’une des principales qualités humaines.

Tout ce que je viens d’écrire est vrai. Mon caractère est des plus ordinaires, russe mais avec des particularités. Celles-ci ne sont pas seulement la simplicité et un abord facile ; il y a aussi le fait que si quelqu’un m’est sympathique, je lui ouvre mon cœur et lui accorde ma confiance. Pour tout dire, j’ai été heureux non seulement de ta carte, ce petit papier tout simple, mais aussi de voir que je ne m’étais pas leurré sur tes qualités d’amitié. À l’époque qui est la nôtre, il n’y a pas tant de personnes sur lesquelles on puisse s’appuyer, auxquelles on puisse se fier. Et je suis heureux que tu en sois. En regardant en arrière, je peux dire que j’ai toujours apprécié les filles et les femmes simples, cordiales, sérieuses, avec lesquelles on peut rire mais aussi parler gravement, de choses pratiques ; des filles et des femmes qui inspirent la confiance et, ce qui n’est pas négligeable, le respect. À mon grand regret, il y a, aujourd’hui, nombre de jeunes gens des deux sexes sans trop de scrupules, incapables de rougir de honte.

Voilà, Natachenka, chère maman de la première petite-fille de ma vie.

Ce jour, dimanche 5 juin


5.

Brouillon d’une lettre de grand-père à sa sœur. La date manque, mais je pense qu’il s’agit de 1984 voire 1985, période durant laquelle il perdait rapidement la mémoire et devenait de plus en plus triste et lointain.



Moscou. Dimanche, le 16 du mois en cours ! Un grand bonjour et mes meilleurs souhaits. Chère sœur Machenka, comment vas-tu, que deviens-tu, comment va le moral, es-tu en bonne santé ? Et en ma qualité d’ancien enseignant, je te demande : tes élèves font-ils des progrès, réussissent-ils ? Quelles classes as-tu à l’école ? Combien y a-t-il de professeurs dans l’équipe, quelles activités ont-ils eues dans le passé, y a-t-il parmi eux des gens sur lesquels on peut s’appuyer dans le travail comme dans la vie ? L’école a-t-elle son organisation du Parti ou vos pédagogues communistes sont-ils inscrits ailleurs ? Qui dirige l’école, un sans-parti ou un communiste, et quelles sont vos relations dans la vie, dans le travail ? Pauvre de moi, il y a si longtemps que je ne t’ai pas vue que… je n’arrive pas même à t’imaginer vivante, occupée à ton travail. En tant que vieil enseignant et administrateur, je m’intéresse aussi aux conflits et à leurs causes. Enfin, dernière question : y a-t-il des relations d’amitié au sein du collectif ? Dans ton école, vous travaillez en une ou deux équipes ? Ah oui, une autre interrogation : le nombre d’enseignants ; surtout des hommes ou des femmes ? Et le plus important : quelles sont les relations dans le personnel : entre vous et avec l’administration ?

Et puis, une ultime question, personnelle : pourquoi, depuis le début de l’année scolaire, n’as-tu pas écrit une seule lettre à ton frère ? J’ai longtemps cherché la réponse, sans la trouver. Après la mort de notre maman, n’avais-tu donc pas de proches parents, de membres de la famille à qui écrire ? Sommes-nous donc tous suspects à tes yeux ?


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